Cette journée d’études tombe à point nommé, pour réfléchir sur une problématique remise sur le devant de la scène depuis le début de l’année 2015, mais elle s’inscrit dans les travaux du groupe de recherches HCTI-EIRIS. Quelles sont les activités de ce groupe de chercheurs ?
L’ERIS (Equipe Interdisciplinaire de Recherches sur l’Image Satirique) est une partie d’HCTI (Héritages et Constructions dans le Texte et l’Image) et existe depuis vingt-quatre ans.
C’est un réseau qui dépend de Brest mais regroupe cent cinquante chercheurs au niveau international. Les chercheurs sont des littéraires, des linguistes, des historiens et des historiens de l’art, des sociologues, des philosophes. Le groupe étudie le rôle de la caricature dans l’histoire des mentalités, son rapport à l’histoire de l’art, l’évolution des techniques. Il s’intéresse aux différences de rires selon les pays.
Depuis environ six ans, l’équipe travaille de façon très étroite avec la BNF : on y organise chaque année une journée d’études. La journée du 19 juin est née de l’idée de monter un événement analogue à Brest pour développer la réflexion sur la caricature au niveau local, et inviter des artistes travaillant en Bretagne. La conservatrice pour les collections de dessins de presse de la BNF, Martine Mauvieux, sera présente et livrera une réflexion sur la liberté d’expression.
Comment, vous-même, qui êtes professeur d’allemand à l’UBO, en êtes-vous venu à travailler la caricature ?
Cela remonte à plus de quarante ans : à l’issue de l’agrégation, j’ai décidé d’écrire une thèse et me suis tourné vers un professeur qui étudiait le socialisme allemand de la fin du XIXè siècle. Il m’a orienté vers une revue satirique, Der Wahre Jacob. J’ai ensuite rédigé un doctorat d’État sur la presse satirique allemande, à l’issue duquel j’ai fondé l’EIRIS, pour fédérer les chercheurs. À cette époque, il n’existait en Europe aucun groupe qui s’intéressait à la caricature. Il a immédiatement pris une dimension internationale, avec, dès le départ, des collègues allemands et italiens.
Pourtant, le domaine de recherche était décrié, et on m’a demandé pourquoi je travaillais sur les « petites images ». L’étude manquait de dignité universitaire, alors qu’elle me semble essentielle pour comprendre les mentalités. Mais s’intéresser au rire passait pour un manque de sérieux .
L’organisation ou le choix de l’axe « caricature et liberté d’expression » sont-ils liés à l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo ?
Evidemment, c’est un sujet qu’on avait en tête depuis longtemps, mais suite aux attentats, l’URF de Lettres nous a demandé de monter un événement pour réfléchir à tête reposée au 7 janvier et à ses retombées.
Subitement, le dessin de presse a été mis au centre des préoccupations des Français, il est indispensable de faire reconnaître l’importance de ce medium.
Cette journée s’inscrit aussi dans le programme porté par l’UFR de Lettres de l’UBO « Les mots de la tribu », destiné à repenser neuf mots clés amplement utilisés et dont le sens fondamental finit par être quelque peu oublié. Comment comptez-vous dépoussiérer cette question de la liberté d’expression, et qu’y a-t-il de nouveau à découvrir sur cette question ?
Je resterais très prudent. L’objectif est de réfléchir vraiment à la liberté d’expression et aux limites éventuelles de la caricature. Tout le monde n’est pas d’accord avec cela, mais si j’étais dessinateur, je m’en imposerais.
Je souhaite que l’on se pose sérieusement les questions que tout le monde répète depuis plusieurs mois : jusqu’où aller ? peut-on rire de tout avec n’importe qui ? Il s’agit de faire réfléchir chacun. Je n’ai pas tellement aimé le slogan « Je Suis Charlie ». Beaucoup ne connaissaient pas Charlie Hebdo. Max Weber distingue l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction : je suis plus favorable à la première qu’à la seconde.
La liberté d’expression ne va donc pas, selon vous, jusqu’au fameux « droit au blasphème » ?
Ce droit existe de toute façon, mais faut-il provoquer pour provoquer, sans se demander sur quelle religion porte le blasphème ? Je suis d’accord avec cet aspect du livre d’Emmanuel Todd : en France, la religion musulmane est un peu déconsidérée. Est-ce, d’un point de vue tactique, très intelligent de s’en prendre à l’Islam, et ne favorise-t-on pas ainsi la radicalisation ?
La caricature vous semble-t-elle entretenir un rapport intrinsèque à la liberté d’expression ? la caricature n’est-elle pas aussi une efficace arme de propagande ?
Il est faux, en effet, de penser que la caricature ne fait que dénoncer les puissants. Ceux-ci ont beaucoup utilisé la caricature pour manipuler les foules. Elle a été un moyen de propagande dans les conflits mondiaux, notamment pour répandre une légende comme celle des mains coupées, pendant la première guerre mondiale.
Des caricaturistes vont également intervenir.
J’ai fait appel à eux suite à un dossier dans Ar Men, qui parlait du dessin de presse en Bretagne et montrait que nous avions des gens extrêmement compétents. J’ai invité ces dessinateurs, Nono, Loïc Schvartz et Alain Goutal, pour qu’ils apportent leur témoignage, leur vision de la liberté d’expression. Tout dessinateur est obligé de tenir compte de ce paramètre, de se soumettre à la censure – ou à l’auto-censure.
On pourra demander aux dessinateurs leur position vis-à-vis de la représentation de Mahomet. Et à ce propos, on aura l’intervention de Soufian Al Karjousli, sur l’image dans l’islam.
L’idée est donc d’essayer de faire dialoguer des dessinateurs et des universitaires, mais ce n’est pas facile, car on donne parfois l’impression de décortiquer le travail de dessin. Et on a également prévu une séance de dédicaces.
Quelles sont les suites d’une telle journée ?
Ce sera le thème d’un des prochains numéros de notre revue, Ridiculosa. Pour les prochaines années, le groupe de recherches va travailler sur la question de la caricature face à la mondialisation. La diffusion a beaucoup évolué, ce qui exerce donc une influence sur la réalisation des caricatures.
Mais on espère surtout que la journée du 19 juin réunira un public désireux de débattre de manière constructive et de faire avancer la réflexion.