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La résistible ascension d’Arturo Ui fait partie de ces pièces que l’on croit connaître, notamment parce qu’on connaît l’histoire. Force est de constater que connaître l’histoire ou la littérature n’empêche pas ce que l’on croit pouvoir empêcher: le retour du même. Que faire alors? Cesser d’étudier l’histoire, de lire ou d’aller au théâtre? Ou au contraire continuer de voir des spectacles et se rendre compte que « la bête immonde » n’a peut-être justement rien de spectaculaire?

Entretien avec Philippe Torreton à l’occasion de sa venue au Quartz, à Brest pour La résistible ascension d’Arturo Ui, mise en scène par Dominique Pitoiset

Quelles ont été les différentes étapes de votre travail sur La résistible ascension d’Arturo Ui ?

Ce spectacle est né d’une envie commune, avec Dominique Pitoiset, de retravailler ensemble après Cyrano de Bergerac. Il nous semblait dommage, pendant cette saison électorale, de ne pas interroger la politique par le théâtre, d’autant que ces échéances ne concernaient pas seulement la France : l’Autriche, la Hollande, les Etats-Unis s’apprêtaient à voter.

Dominique Pitoiset a d’abord proposé Les Mains sales, avec l’idée d’articuler la pièce avec d’autres textes de Sartre.

Le discours aurait été très différent.

Si nous avions travaillé sur Sartre, nous aurions parlé de la poursuite d’un idéal, du sacrifice pour une cause. Après quelques semaines de réflexion, nous nous sommes dit que ce qui nous hantait vraiment, c’était le vote nationaliste, le renfermement sur soi, le rejet de l’autre au bénéfice de ce qui serait légitime.

Nous avons donc finalement choisi Brecht, qui nous plaisait pour son côté brutal et massif, pour la dénonciation d’une ascension que porte sa pièce – car c’est bien la première partie du titre qui est à nos yeux la plus importante. Nous voulions rappeler les mécanismes d’une ascension totalitaire en partant de constats simples : les pratiques de la corruption, la crise, le peuple qui souffre.

Comment avez-vous choisi d’interpréter Arturo Ui ?

Au début, j’avais envie d’aller vers le clown, je trouvais formidable de l’aborder sous cet aspect là. Puis, plus le temps passait, les événements se succédaient, plus mes craintes se confirmaient, et plus l’idée de clown tombait. Si on arrive avec un chef des clowns, même gore, horrible, que raconte-t-on à nos contemporains ? Nous avons repéré un danger, celui d’un discours nationaliste qui joue la carte de la respectabilité, de la normalité, qui paraît avoir le sens des réalités. Il fallait donc aller plus loin que le clown.

C’est le personnage de clown triste de Cyrano qui vous avait donné l’envie de continuer dans ce registre, avant d’y renoncer ?

Je suis fasciné par la présence du clown, ce type de personnage assimilable à Arlequin dans la commedia dell’arte. Le clown est sur le plateau, regarde les gens ; il est là, et c’est la base du théâtre. Tous les personnages de théâtre devraient partir de ce néant : se lever, venir devant les gens, attendre que le moment soit propice, leur parler. Être là sans chercher à se faire charismatique, ni chef de guerre.

En effet, le clown n’est guère populiste.

Et c’est bien le populisme qui nous intéressait, car ses mécanismes sont toujours les mêmes, et nul n’en est à l’abri, ni à gauche ni à droite.

Je suis très frappé par le fait que désormais, presque tous les médias ont leur rubrique « désintox ». Au même moment, la recherche fondamentale est mise en danger par une recherche téléguidée par des groupes, des lobbys. On a peur de la solidité de la mission des services publics – et c’est également vrai dans le théâtre. On demande aux théâtres de faire d’autres arts mais pas de théâtre.

Pour parler de théâtre, il faut pour vous la présence d’un texte ?

Oui, d’un texte – et du silence qui va avec – mais aussi de l’imagination. La plus belle façon de dire quelque chose à quelqu’un, à des quelqu’un, c’est le théâtre. Je ne fais pas de hiérarchie entre les disciplines, mais pour dire clairement, l’art théâtral est le mieux placé. Or aujourd’hui, on abaisse les subventions, on prône la pluridisciplinarité. Et on paupérise la recherche fondamentale, les services publics. La privatisation, la domination règnent partout.

Votre lecture de La résistible ascension d’Arturo Ui a-t-elle évolué au gré de l’actualité ?

En lien avec l’actualité, pas vraiment, mais c’est impressionnant comme les événements de l’actualité viennent, comme des vagues sur la côte, éclabousser la pièce. Des répliques d’abord banales me font aujourd’hui rire, comme celle sur les costumes.

En revanche, en termes de jeu, nous avons évolué, en effet. Les répétitions ont duré six semaines, de mi-septembre au 2 novembre, c’est-à-dire durant les derniers temps de la campagne américaine et bien avant les primaires de la droite en France. Au début, nous voulions être cash avec actualité, faire ressortir des petites phrases frappantes. Mais ça ne tenait pas la route, la pièce de Brecht n’est pas du cabaret politique, elle ne représente pas une caricature. Ce type de jeu était donc jouissif sur le moment, mais ce n’était pas l’objectif. On s’est rendu compte que plus on essaie d’être normal, de ne pas jouer l’extrême, de s’approprier le discours, de se convaincre que c’est ce que je pense, plus c’était efficace. Nous avons cherché à être sympathiques, à appeler les gens à applaudir, pour suggérer la manière dont on peut se faire embobiner, montrer comment fonctionne le charisme d’un leader, qui s’appuie sur son côté sympathique.

Par ailleurs, le leader n’est pas un homme seul, et Arturo Ui s’appuie sur le cartel du chou-fleur.

Dans la pièce, les membres du cartel meurent ou se rallient. On a resserré cela, car on avait envie de mettre le doigt sur le mécanisme de la corruption du président par ce cartel. Ce genre de processus freine les élans les plus sincères, on est dans la realpolitik et il faut beaucoup de courage pour s’y opposer.

Un homme seul ne prend pas le pouvoir, il y parvient parce que des capitaines d’industrie y trouvent leur compte, s’enrichissent, notamment ici grâce à des annexions. Le leader sait les rallier, les séduire.

Le comédien a donc un rôle politique à jouer ?

Monter sur scène est pour moi le geste politique le plus pur. Être artiste est forcément synonyme d’engagement. Un artiste ne vit pas dans un univers éthéré, hors du monde – ou alors c’est une posture. 

Crédit Photo: Philippe Renard

 

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

 

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