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Festival Longueur d’ondes, amphithéâtre des Capucins, jeudi 1er février 2018.

« Ne vous inquiétez pas, tout se passera bien ». A vrai dire, je n’étais pas du tout inquiet en ce qui concernait l’entretien en lui-même. Certes, interviewer une professionnelle de la radio comme Adèle van Reeth pouvait paraître une gageure, mais cette jeune femme décidée dégageait une telle assurance que le probable amateurisme de mes questions ne pourrait guère gêner son désir évident de philosopher en public. Non, ce qui m’inquiétait était le risque de s’adonner à cet exercice devant une salle clairsemée. Mais j’étais bien le seul à nourrir cette préoccupation : « c’est la voix de la philosophie à la radio, me disait-on, et le public du Festival de Longueur d’Ondes la connaît. Qui n’a jamais écouté son émission Les Chemins de la philosophie ? ». La foule des amateurs de philosophie et des auditeurs de France Culture est-elle si grande à Brest que l’on puisse compter remplir l’amphithéâtre des Capucins qui doit compter plus de 200 places ? Évidemment oui puisque la salle était comble et mes inquiétudes vaines.

Le quotidien et l’ordinaire

J’avais lu dans la rapide biographie d’elle que proposait son livre sur La Pudeur (A. van Reeth et E. Fiat, Plon, 2016) qu’elle était une philosophe spécialiste de l’ordinaire. Voilà qui était intriguant. La tradition philosophique se méfie plutôt de l’ordinaire. Platon ne nous intime-t-il pas de sortir de la Caverne et Heidegger ne décrit-il pas la quotidienneté comme une perte de tout rapport authentique à l’être des choses ? Ce fut donc ma première question : « qu’est-ce que la philosophie de l’ordinaire ? », et ce fut l’occasion, pour Adèle van Reeth, de la première mise au point conceptuelle : il ne faut pas confondre l’ordinaire et la quotidienneté. « Le quotidien, c’est le masque que l’on accorde à l’ordinaire pour le rendre supportable », et de préciser : « le quotidien, on peut en changer alors que l‘ordinaire, c’est ce qui reste quand on a tout changé ». Je réalise alors que la notion doit être d’autant plus difficile à saisir que l’on est d’abord contraint de l’appréhender par ce qu’elle n’est pas. A cela s’ajoute le fait qu’elle se dérobe dans la mesure exacte où nous la fuyons. Le divertissement dont parle Pascal est une fuite devant l’ordinaire de la vie, une fuite, ajoute-t-elle, devant « ce quelque chose qui nous constitue et nous dépasse en même temps et qui est absolument ordinaire ». L’ordinaire serait alors la pâte même des choses, pour reprendre une expression de Sartre, et qui caractérise l’existence en deçà de tout ce qui est susceptible de la meubler. Adèle van Reeth utilise alors pour le qualifier l’expression de Lévinas : le « il y a ». Ce bruit de fond que nous saisissons selon les modalités les plus diverses, que ce soit l’intranquillité pour Pessoa, la nausée pour le Roquentin de Sartre, la joie grave pour Camus – joie qui s’affirme comme un consentement à l’existence.

Mais l’ordinaire se donne aussi sur le mode de l’inquiétante étrangeté. Non pas celle thématisée par Heidegger ou par Freud, mais celle de Stanley Cavell : « the encanniness of the ordinary ». Adèle van Reeth a rencontré le philosophe américain durant ses études lors de son séjour d’une année à l’université de Chicago. C’est lui qui l’a mise sur la piste de l’ordinaire comme question philosophique fondamentale. Cavell travaille sur les comédies hollywoodiennes des années 40 et montre comment, dans ces comédies, se joue la culture américaine. Il s’agit de prendre au sérieux ce qui se dit d’une pensée ou d’une culture dans un film. Cavell invente un genre : les comédies de remariage. « Les raisons pour lesquelles les gens se séparent, précise Adèle van Reeth, ce n’est pas parce qu’ils ne s’aiment plus, ce n’est pas parce qu’ils rencontrent quelqu’un d’autre, mais c’est parce qu’ils ont du mal à endosser la condition ordinaire de l’existence : ce de quoi nous sommes faits, ce qui constitue notre quotidien et à quoi nous ne pensons jamais. »

Emerson et le problème d’une expérience existentielle authentique

Cavell lui-même se réfère à un philosophe américain plus ancien qui, le premier, a attiré l’attention sur l’ordinaire : Emerson. Dans un texte à la fois fondamental et très beau, et qu’Adèle van Reeth nous dit désirer traduire pour l’apporter au public français, il raconte une expérience « assez inaudible mais qui permet de comprendre ce que c’est que l’ordinaire ». De quoi est-il question avec ce concept d’expérience ? Le problème existentiel fondateur relève d’une forme de solipsisme : « nous sommes un peu coupés du monde, nous avons du mal à être réceptifs et attentifs à ce monde qui nous entoure », ou, dit autrement, « nous n’avons pas vraiment accès aux choses et au monde » et c’est pourquoi « nous avons du mal à savoir de quoi nous faisons vraiment l’expérience ». Adèle van Reeth tient alors à marquer la différence entre le doute méthodique de Descartes et le doute existentiel d’Emerson : il ne s’agit « pas seulement d’un exercice de pensée comme le fait Descartes qui dit : imaginons que je n’aie plus de corps, imaginons que personne ne soit dans la salle, de quoi suis-je assuré ? Et bien je suis assuré que je suis puisque si je suis en train de penser, c’est que je suis. C’est la seule chose dont je ne peux pas douter. Mais pour Emerson, ce n’est pas une expérience de pensée, c’est une expérience que l’on peut faire : est-ce que je suis vraiment sûre que vous êtes là, est-ce que mes sens ne sont pas en train de me tromper ? De quoi suis-je vraiment assurée ? C’est vertigineux. » Ce vertige atteindra tellement le public que ce sera une des premières questions posées et peut-être un des moments les plus forts de l’échange, une sorte de moment de grâce où les gens ne sont pas là passivement pour entendre une célébrité de la radio, mais vraiment pour philosopher. L’interrogation était simple. Il s’agissait, en substance, de savoir exactement quel pouvait être la nature du vertige en question : ne peut-on vraiment pas expérimenter le fait qu’on existe ? N’entend-on pas sa propre voix ? Ne faisons-nous pas l’expérience de la nausée ? Et Adèle van Reeth de questionner : comment savoir si c’est vraiment nous qui faisons cette expérience ? L’enjeu n’est plus celui de Descartes, c’est plutôt le problème de l’identité personnelle. Quel est ce « je » qui prétend être autre chose qu’une collection d’impressions ? Les expériences que je fais, sont-elles réellement miennes ? Les mots que je prononce, qui font que « je me pose à travers eux », « appartiennent à une langue qui m’a été enseignée et qui ne sont pas vraiment miens ». Y aurait-il une expérience dont je pourrais dire qu’elle m’assure de mon ancrage dans l’existence ? Emerson relate ce moment tragique de sa vie où il a perdu un enfant. Et de constater que le bouleversement causé par cette catastrophe intime, la violence du chagrin éprouvé, l’intensité de la douleur, ne constituaient pas une expérience suffisante pour s’assurer de l’existence.

Adèle van Reeth fit alors une pause. Il s’agissait d’interroger cette idée d’expérience authentique de l’existence, et peut-être, de remettre en cause l’assertion de Cavell. En fait, dit-elle après un temps, « on n’est pas logé à la même enseigne en philosophie selon qu’on soit un homme ou qu’on soit une femme » et « ça a été un choc pour moi de réaliser ça ». Et de faire cet aveu : pourtant, « je suis la personne la plus dégenrée au sens où je déteste ramener les discussions à des questions de genre, je n’ai jamais pensé que je faisais de la philosophie en tant que femme. » L’expérience qu’Emerson n’avait pas faite et qu’il ne pouvait pas faire est celle de la grossesse. « Je me suis rendue compte [lors de ma grossesse] que porter en soi une vie autre que la sienne était la meilleure preuve, s’il en fallait, de sa propre existence. Faut-il que je sois en vie puisque moi-même je porte la vie ? Il y a une chose qui était indubitable, et pour la sceptique que je suis c’était une révolution, c’était que puisque j’ai porté la vie en moi, c’est donc que ma propre vie était là. J’existais par l’existence à laquelle j’allais donner vie. J‘ai vécu [cette expérience] comme un contre-argument à Emerson et pas juste de manière théorique. Ce n‘est pas rhétorique, c’est le moment où la vie la plus incarnée nous rattrape. »Le public était alors en état de suspens, comme si la philosophie était enfin ce qu’elle devait être : non pas un simple jeu de virtuosité intellectuelle, mais une manière de penser sa propre existence.

Le goût de philosopher

Le temps était alors venu d’interroger le sens de la réflexion philosophique. « Qu’est-ce que la philosophie, répondit-elle, sinon le goût pour mettre en question ce qui paraît évident. Ou pour regarder l’évidence de près, de si près que ce qu’on croyait évident ne l’est pas du tout. Et c’est à partir de là que la réflexion commence, que la création commence. » Je lui demandai alors si la philosophie pouvait être considérée comme une manière de vivre. « Il faut être très prudent, dit-elle, parce qu’il y a une tendance à identifier la philosophie au développement personnel, à la recherche du bien-être, à la recherche du bonheur. Il y a un gros malentendu à penser que ce sont les philosophes qui détiennent la clef de la réponse à cette question. » Et de préciser : « La philosophie, c’est une manière de réfléchir sur les choses, de questionner ce qui paraît évident. C’est un goût. J’aime bien ce terme de goût parce que c’est à la fois sensible et intellectuel et qu’il y a la notion de plaisir. Un plaisir, même une jouissance, à mettre des mots sur des choses qui nous paraissaient inaccessibles, et, en plus, à éveiller ce désir là chez d’autres personnes, à se nourrir de ce que les autres personnes essaient d’éveiller en nous. » Mais qu’est-ce qu’un philosophe ? « C‘est d’un côté quelqu’un qui a une grande connaissance des textes philosophiques classiques, qui les a étudiés, et de l’autre, quelqu’un qui a une grande connaissance de l’époque dans laquelle on vit. Il faut les deux. L’un sans l’autre rend le philosophe inutile. On peut avoir des attitudes philosophiques, mais si on ne met pas le nez dans les textes philosophiques qui ont déjà été écrits, on risque de répéter ce qui a déjà été écrit il y a deux mille ans. » Pourtant, ajouta-t-elle, il n’y a pas de progrès en philosophie, car, en un sens, les problèmes sont les mêmes depuis toujours. Seulement, « ce qui change, c’est la manière de les exprimer, c’est la manière de dire Je, de formuler ces problèmes à sa manière, selon son intimité. C’est cela qui fait avancer les choses et qui fait qu’on continue à se rassurer en disant qu’on n’est pas seul à faire ces expériences-là ou à se poser ces questions-là, et peut-être à rendre l’existence un peu plus douce. »

Voix et radio

Il était temps de passer de la philosophie à une réflexion sur la radio. Si la philosophie se trouve à la fois dans les livres et dans le rapport que nous entretenons avec le monde, elle implique aussi, depuis son commencement avec Socrate, l’échange, la confrontation, le dialogue. Adèle van Reeth pratique cet exercice tous les jours dans son émission Les chemins de la philosophie sur France Culture. Et ce qui est mis en valeur à la radio, c’est la voix. J’avais lu, dans un entretien, qu’elle disait à propos de la radio : « Ce qu’on écoute, ce ne sont pas tant des voix, ce sont des univers ». Elle confirma : « Une voix n’est pas qu’un vecteur pour exprimer une pensée. La voix est, en elle-même, un individu, un univers, un monde. Un univers dans le sens où on ne peut pas en faire le tour, on ne peut pas le cerner. La voix a ceci de fascinant qu’elle est l’instrument à l’aide duquel nous disons ce que nous voulons dire et qu’elle est aussi cette partie de nous qui nous échappe et qui dit beaucoup plus qu’on voudrait dire. » Et de confier que c’est la voix de Nicolas de Morand dans la matinale de France Culture, qu’elle écoutait quand elle était étudiante, qui lui a donné le désir de faire de la radio. « Quand j’ai fini la prépa, la première chose que j’ai eu envie de faire, c’est de faire un stage à ses côtés, et c’est ce que j’ai fait d’ailleurs. Et j’ai eu l’impression de rencontrer Michael Jackson. Je connaissais tout de son ton mais je ne savais même pas à quoi il ressemblait (à l’époque il y avait beaucoup moins de photos sur internet), je connaissais tout de sa manière de poser les questions, je connaissais tout de lui, je ne connaissais rien de lui.  Et je crois que c’est ça qui m’a donné envie de faire de la radio. Ce qui m’intéressait, c’était de susciter des questions nouvelles, inattendues, quotidiennes, et en même temps d’être créatif ; et cette attention à l’autre quel qu’il soit, cette écoute, cette curiosité pour quelqu’un qui n’est pas nous et à qui on va donner la parole.  Ce qui me plaît, c’est de mener des entretiens, c’est de découvrir l’univers qu’il y a dans la tête de la personne qui est en face de moi. » Et, à la suite d’une question du public concernant le rôle de la voix comme vecteur de compréhension de la philosophie : « Ce que vous décrivez, ce n’est pas la voix, c’est le travail. Et là, rien n’est jamais acquis, je me remets en question tous les jours pour trouver la meilleure manière de commencer l’émission, pour qu’on comprenne de quoi il s’agit sans tout révéler, de savoir comment ensuite je dois diffuser un son parce que ce sera le moment où la tension risque de retomber, et il faudra poser une autre question mais sous une autre forme, c’est le travail, c’est mon travail, c’est le fruit d’une réflexion sans cesse mise à l’épreuve par la pratique. » Et de finir par un éloge de la radio : « Il faut faire en sorte que les auditeurs soient contents d’être là, qu’ils sentent que je suis contente de les retrouver, que l’invité a envie de leur parler, et si en plus on peut parler de philo tout en ménageant des moments agréables parce que le texte est lu par un comédien qui lit bien, parce qu’il y a une bonne musique – d’ailleurs, on peut rigoler, pourquoi pas ? ce n’est pas parce qu’on parle de Kant qu’on ne peut pas rire, ou inversement parler de quelque chose de trivial et montrer qu’il y a quelque chose de très intéressant. C‘est ça mon travail aussi, sinon, je serais prof de philo ! C’est pour dire que j’ai autant d’intérêt pour le contenu que pour la radio. Dans mon cœur, c’est à part égale, et en plus, j’ai la chance de pouvoir faire les deux en même temps. »

Le public était conquis. Nous savions maintenant à quoi ressemblait cette voix. Mais peut-être plus important, nous avions découvert que les questions qu’Adèle van Reeth pose à ses interlocuteurs dans son émission proviennent d’une préoccupation philosophique authentique, d’un véritable souci de trouver et de donner du sens. Et surtout, elle avait su ce soir communiquer – pour reprendre le mot d’un auteur que, je crois, elle apprécie beaucoup – une belle, une saine « intranquillité ».

L’entretien avec Adèle van Reeth est à écouter sur le site OUFIPO :

http://oufipo.org/adele-van-reeth-vertige-de-lordinaire/

Crédit photographique : Sébastien Durand pour le Festival Longueur d’Ondes

About the Author

Enseignant de philosophie, Patrice Poingt organise depuis 6 ans les Rencontres Philosophiques de Brest. Partant du principe que tout peut être objet de dérives philosophiques, il imagine, en optimiste impénitent, que tout le monde est intéressé par les spéculations des héritiers de Socrate.

 

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