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Durant l’été 2017, la librairie Dialogues a invité des auteurs dans le cadre de son programme « Les Éclaireurs ».

Dans Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité, Laurent Testot aborde l’histoire de l’humanité selon une démarche globale et met en lumière des connexions et des liens de causalités inattendus entre des événements jusque là pensés indépendamment les uns des autres. Son ouvrage permet d’appréhender les scansions de l’histoire avec ces nouveaux éléments de réflexion, qui permettront peut-être aussi des visions prospectives plus lucides.

Quelques éclairages.

 

Une impression domine après la lecture de votre ouvrage, celle que dès que l’homme est devenu homme, il a eu une relation de prédation à son environnement, inconsciente puis parfaitement assumée ; le mythe d’une vie en harmonie avec la nature n’aurait aucun fondement ?

Cet ouvrage est une enquête sur l’animal humain. Comme tout animal, il est transformé par son milieu. Mais il a aussi la particularité de modifier son environnement. J’ai commencé par mener l’enquête pour deviner quand les humains ont commencé à altérer la nature. Ce moment se perçoit il y a environ trois millions d’années, quand les grands animaux reculent en Afrique, quand apparaissent les outils, quand l’humain devient bipède et développe un gros cerveau…

Ce gros cerveau nous permet ensuite de construire la culture, qui permet une coopération accrue. La culture nous donne la capacité de nous organiser, et de changer profondément la nature par le feu, la chasse à l’arme de jet…

Pour autant, quand les Européens ont commencé à conquérir le monde, est apparu le mythe selon lequel il existait des gens plus proches de la nature et qui impactaient moins leur milieu. On dit souvent que les Amérindiens auraient vécu en harmonie avec la nature. Or l’archéologie induit qu’ils ont exterminé, il y a 10 000 ans, la grande faune des Amériques. Puis le biotope s’est adapté, et un équilibre a été atteint entre la nature et les Amérindiens. À partir du XVIe siècle, à l’arrivée des Européens, les Amérindiens ont été victimes d’un génocide, accompagné d’un nouvel effondrement écologique lié à l’arrivée de plantes, de microbes et d’animaux d’Europe, d’Asie et d’Afrique. On constate dans l’histoire qu’à chaque fois qu’une population humaine arrive dans un milieu, elle le détruit plus que ne l’ont fait les occupants précédents. Ainsi, lorsque les Blancs arrivent en Australie, ils viennent avec leurs vaches, leurs lapins… et la biodiversité dégringole.

On ne peut donc en effet pas parler de « bon sauvage », pas plus que de mauvais, mais il a existé des gens qui ont appris à vivre en équilibre avec leur environnement.

La guerre et la violence (parfois même la violence gratuite) semblent aussi inscrits dans l’identité de l’humain, comment ne pas céder au cynisme ?

C’est une question d’énergie : nous avons un pôle négatif, une violence de super-prédateur, un pôle positif, une forte empathie. L’énergie circule entre les deux, et elle est amplifiée par notre culture. Cette culture optimise notre coopération, dans la guerre comme dans l’assistance.

Notre esprit a construit un « nous » que je vais aider, et un « eux » qui sont dans le « territoire de la guerre ». L’idée est d’élargir le « nous », alors que nous détruisons l’environnement, que les biotopes reculent devant l’urbanisation ; d’aider les autres à se préparer aux troubles climatiques ; d’étendre cette assistance au reste du vivant, par exemple en mangeant moins de viande, ne serait-ce que pour respecter la sociabilité de l’animal. La charcuterie vient d’un cochon qui, normalement socialisé, est aussi intelligent qu’un chien. Or aujourd’hui, sitôt né, le petit est séparé de sa mère, ses dents sont limées, il est engraissé le plus vite possible, sélectionné génétiquement pour ça : on mange de la viande à bas prix, un porc qui n’a plus rien d’animal. Cet élargissement du « nous » est la condition même de la survie de l’humanité, la lutte à gagner dans les décennies à venir.

Pourtant, l’appât du gain apparaît aussi comme intrinsèque à la nature humaine : comment atteindre le désintéressement, l’empathie, cet horizon permettant d’enrayer cet ultime cataclysme qui nous attend ?

L’appât du gain est en effet le principal rempart contre l’empathie. Les premières prises de conscience sont apparues dans les années 1960, qui ont vu la création d’un mouvement écologiste, l’interdiction du DDT, un insecticide toxique, les débuts d’un mouvement antinucléaire prometteur, le Flower power. À cette époque, on aurait pu changer le monde.

Mais le dogme du libre-échange l’a emporté. Or ce dogme est un conte de fées, et nous sommes un animal qui se mobilise autour de mythes, de récits structurants. Dès les années 1970, les experts de l’industrie pétrolière ou de l’agriculture intensive savaient que les risques environnementaux étaient grands. Il faut rappeler que l’agriculture industrielle a puisé ses outils dans les techniques de guerre de la Première guerre mondiale : on a maîtrisé le cycle de l’azote d’abord pour les explosifs et ensuite seulement pour les engrais. Les gaz ont servi à tuer des humains avant d’être utilisés contre les insectes. Mais engrais et pesticides ont permis ensuite d’accompagner une croissance démographique phénoménale. La population humaine a pu passer de 1 à 7 milliards entre 1880 et 2010 sans famine. D’une technologie de mort, on avait fait une technologie de vie.

De même, le nucléaire a d’abord été au service de la mort puis a été exploité comme une énergie aux promesses infinies.

Ceci a des coûts énormes, et notamment des coûts liés à la complexité : aucun citoyen ne peut appréhender ces systèmes dans leur ensemble. Cette pensée technologique nous dépossède du pouvoir de décider de ce que cela va devenir. Concernant le nucléaire, n’aurait-on pas pu consulter les citoyens ? Va-t-on faire un nouveau stock de produits toxiques avec lequel vivre encore cent mille ans, au bas mot ? A-t-on le droit de faire peser une charge pareille sur les générations à venir, de pollution et de risques ? C’est un passif énorme.

Est-ce que c’est selon vous une question de société ou de politique ?

C’est la question politique par excellence ! Les experts savent ce qui est votre bien. Grâce à ces gens qui ont pris des décisions pour nous, nous avons maintenant des fleuves jalonnés de réacteurs nucléaires. N’était-ce pas le rôle du politique de consulter les citoyens avant ? Le monde est devenu vertigineux : il est désormais possible de manipuler le génome humain, et si les enjeux financiers priment sur le reste … la voie au meilleur des mondes est ouverte.

Quelles raisons pouvons-nous toutefois apercevoir de rester optimistes ? Quels leviers voyez-vous pour faire évoluer l’humanité dans un sens qui lui permette d’éviter la catastrophe ? Et ces leviers sont-ils d’après vous d’ordre politique ou de la prise de conscience individuelle ?

Les initiatives locales et individuelles sont les plus importantes, car c’est à cette échelle que l’on peut comprendre notre action et donc agir. Il faut valoriser les réseaux locaux, les initiatives qui permettent de réparer ce qui peut l’être au lieu de céder à l’obsolescence programmée. Mais il faut surtout que les citoyens s’emparent des leviers de décision, et qu’ils aient la réflexion pour le faire.

Quels moyens Singe a-t-il de se reconnaître dans sa propre histoire, telle que vous la décrivez ?

Singe est une métaphore narrative que j’emploie pour qualifier l’humanité dans son ensemble. Car un livre, comme une prise de conscience, c’est une question de narrativité. On a formalisé la discipline historique au XIXè siècle pour faire des histoires nationales. On est parti d’un État comme absolu, qui a construit des récits nationaux à une époque où l’Europe dominait le monde. On a pu considérer que les Britanniques étaient très commerçants, les Français très frondeurs, les Allemands très organisés… Cette vision du monde ne tient plus.

L’histoire globale permet de discuter, d’écrire des récits qui font sens pour tous, par lesquels on peut mobiliser. Ce que permet aujourd’hui la révolution numérique, celle des médias et des réseaux sociaux, c’est une cohabitation de récits divergents.

L’enjeu maintenant est de construire des récits qui mobilisent davantage, pour convaincre de la menace imminente d’un effondrement civilisationnel. Si ce récit l’emporte sur celui du progrès, du confort pour tous, si on impose un récit de responsabilisation environnementale, on aura commencé à pouvoir changer les choses. Aujourd’hui, le récit des Accords de Paris n’est pas fonctionnel car il n’est pas engageant pour les États, et il est très facile d’en sortir. En revanche, les protocoles de libre-échange, eux, lient les mains des États car il coûte très cher de s’en dédire.

Moyennant quoi, nous émettons toujours plus de gaz à effet de serre, et il y en a déjà assez dans l’atmosphère pour réchauffer le monde de trois degrés, ce qui signifie que nous aurons bientôt des villes frappées par des canicules de 55° pendant un mois. Les villes les plus touchées seront celles du Sud, notamment en Afrique, où les populations ont peu bénéficié du gain lié à l’industrialisation. Il est urgent de divertir une partie de notre luxe vers l’Afrique pour la préparer à subir ce choc, plutôt que multiplier les lignes de défense contre les migrants. Il est urgent d’aider à construire sur place pour que ces pays restent vivables, faute de quoi, les guerres vont se déchaîner.

Au XVIIè siècle, la température mondiale a chuté d’un degré pendant soixante-dix ans : cela a suffi à emporter un tiers de l’humanité, en raison des famines, des violences et des épidémies. Aujourd’hui, la crise en Syrie est partiellement liée à l’effondrement du système agronomique affaibli par une sécheresse, mais aussi à l’incurie d’un système dictatorial, qui réprime sa jeunesse, utilise des tueurs. Les États faibles disparaissent en premier, mais il faut aussi préciser que les instances internationales ont obligé la Syrie à abandonner son système d’assistance. On lui a fait obligation de rentrer dans le système libéral et le régime s’est effondré car sa base n’était plus assistée. Le réchauffement climatique contribue à élargir les failles dans les sociétés, et il va progressivement éroder notre civilisation. Seule l’échéance est très difficile à donner. Ce que l’on sait est qu’il faut impérativement réguler le système Terre, faute de quoi toute civilisation s’effondrera avant 2100.

Quels sont les bénéfices d’une méthodologie comme l’histoire globale pour appréhender le monde et les sociétés ?

Jusqu’à présent, l’histoire en France s’est appuyée sur l’archive, et a accouché de la micro-histoire. La biographie est sa discipline reine.

L’histoire globale consiste en une histoire longue, sur grande distance, transdisciplinaire, impliquant de nombreuses sciences humaines dans la production d’un savoir commun. On peut suivre deux méthodes : celle de Patrick Boucheron, qui coordonne de grandes équipes de spécialistes, ou la mienne, qui travaille par compilation d’ouvrages.

Par sa globalité, votre approche apporte des éléments parfois mal connus, notamment sur l’histoire de la Chine et de l’Inde. Y avait-il dans votre projet la volonté de briser l’européocentrisme de notre transmission de l’histoire ? car cela apparaît aussi comme une manière de briser l’arrogance du Singe de classe moyenne occidentale, préoccupé de son seul petit confort…

Il y a en effet la volonté dans l’histoire globale de briser cet européocentrisme, mais la réponse est également naturelle. Les quatre inventions qui ont permis à l’Europe de dominer le monde sont chinoises : le papier, l’imprimerie, la boussole, la poudre.

Et pourquoi sont-ce des inventions chinoises ? Parce que les Chinois ont représenté la plus grande masse d’individus depuis deux millénaires d’histoire, une proportion d’un quart à un tiers de l’humanité. Ils ne pouvaient que produire une grande quantité d’inventions. Les hauts-fourneaux sont apparus cinq cents ans avant notre ère en Chine et seulement au XIVè siècle en Europe ! Ils ont également inventé le papier-monnaie ou encore les casseroles, qui ont permis de stériliser l’eau et ainsi d’augmenter l’espérance de vie.

L’homme a tout fait pour dominer le monde et nous pouvons pronostiquer que tout s’effondrera prochainement, car les limites écologiques sont atteintes. On peut faire un parallèle avec ces Chinois de l’empire des Song, aux XIè-XIIè siècle. Une civilisation extrêmement avancée, regroupant un tiers de l’humanité, mais des surfaces arables limitées, des champs surexploités, des forêts détruites, des fleuves contraints dans des digues immenses, et l’érosion qui oblige sans cesse à rehausser les digues. Puis une crue exceptionnelle. Une digue cède et l’eau emporte un million de morts ; l’État est affaibli, les nomades des steppes s’organisent, ils attaquent l’empire des Song. Ils coupent les Song de leurs ressources en charbon, mais ils n’ont pas la capacité administrative d’entretenir ses infrastructures. À cette époque, les Song produisaient autant d’acier que les Britanniques au XVIIè siècle. Ils auraient pu connaître la Révolution industrielle bien avant l’Europe. Mais ils se sont effondrés, confrontés à des limites écologiques et à la violence des groupes périphériques.

Aujourd’hui, huit siècles plus tard, nous nous croyons invulnérables, nous nous offrons le luxe d’intervenir au Mali, alors que des groupes irréguliers acquièrent des technologies de plus en plus redoutables. Nous sous-estimons la capacité de nuisance des groupes armés non étatiques. Les Chinois n’imaginaient pas cette menace et ils auraient mieux fait, peut-être, de partager leur bien-être pour être protégés de l’envie de leurs voisins. Aujourd’hui, la conflictualité augmente sur la planète, et nous devrions méditer les leçons de l’histoire.

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).