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Chagall a beaucoup voyagé, a quitté à plusieurs reprises ses lieux de résidences dans des migrations plus ou moins volontaires. Quelle est cette vie rythmée par les déménagements ?

Chagall pourrait être considéré comme ce qu’on appelle aujourd’hui un migrant. En 1910, lorsqu’il vient en France, il cherche à savoir ce qui s’y passe, à rencontrer des artistes de son temps, et il vient donc à Paris qui est le centre du monde artistique. Mais après son séjour en Russie où il retourne en 1914, il est obligé de déménager, et il repart, en 1922, par contrainte : il quitte à nouveau son pays natal pour garder sa liberté et pour ne pas être assujetti à des commandes d’Etat et à une idéologie.

Chagall est un homme d’une extrême liberté, il souhaite parler de ce qu’il est, de sa culture, de sa tradition, de ses racines juives - dont du reste, il ne dépend pas entièrement.

Il se déplace aussi pour vivifier ses souvenirs, et c’est ainsi qu’il se rend à Jérusalem en 1931, lorsqu’il entreprend son travail sur la Bible. Il a naturellement des souvenirs de ce texte, qu’il a entendu raconter dans sa famille, mais il souhaite voir les lieux de cette épopée du peuple juif et l’illustrer au plus près de ce qui, pour lui, est une histoire poétique.

Quand il déménage outre-atlantique, en 1941, il s’en va à regret, pour fuir la montée du fascisme. Il répond à une invitation de Varian Fry, qui aide de nombreuses personnes à partir. Chagall emporte avec lui ce qui fait sa vie : ses toiles. Il les prend pour les avoir sous les yeux, car elles sont le sens même de son existence. C’est un homme habitué à faire ses bagages, toujours. Il pense alors qu’il part définitivement, dans la mesure où il a été désigné comme artiste dégénéré par le régime nazi.

Puis, il perd sa femme en 1944 à New York, ce qui le plonge dans un profond désarroi : il ne peint presque pas pendant un an. Mais en 1948, il revient à Paris, qu’il redécouvre, ainsi que la France, le pays qui l’a naturalisé en 1937. Il descend finalement dans le midi, à la rencontre de la clarté, de la lumière, de couleurs, comme ont pu le faire Bonnard, Renoir, Matisse.

Comment définiriez-vous alors son rapport à la Russie, à sa terre natale ?

Comme un rapport presque éternel, constant, fidèle. La Russie représente aussi l’orient, qu’il transporte avec lui. Ce monde qui n’est pas le leur étonne les artistes parisiens lorsqu’il arrive en France. Chagall peint des animaux, représente les arts du cirque, tandis qu’en France, on a quitté l’impressionnisme, le fauvisme et on a une perception nouvelle de la peinture. Dès avant la première guerre mondiale, Chagall passe pour un peintre essentiel et un génie. Il est reconnu par Delaunay, Léger, Cendrars, Apollinaire, qui qualifie son art de « surnaturel ». 

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En Europe, à cette époque, l’art russe, les avant-gardes russes ne sont pas connus. Malevitch, Gontcharova, de nombreux artistes russes font des voyages en Europe, mais ils retournent à leur pays, ils sont fidèles à leur sol. Telle est l’étrangeté de ce sol gigantesque, de cet empire colossal : on tient à une unité, à quelque chose qui regroupe des fragments de société et de civilisations différentes.

Chagall est reconnu également en Russie. Lorsqu’il y retourne en 1914, c’est la guerre qui lui interdit de revenir en Europe. On lui propose de devenir ministre de la culture avec Maïakovski et Meyerhold, mais il refuse et part à Vitebsk, où il dirige une école. On y enseigne des langages radicaux, forts, mais les enseignants l’enterrent et Chagall retourne à Moscou.

Il est donc fidèle à son sol, et par là même au peuple juif. Notez que par sa famille, il est juif hassidique, ce qui signifie que la figure humaine est interdite de représentation. Mais sa famille – issue de la petite bourgeoisie – est ouverte, intelligente, et le laisse vivre sa vie.

En 1922, à Paris, on lui commande l’illustration de deux livres, Les Âmes mortes de Gogol, et les Fables de La Fontaine. Il utilise alors une technique apprise à Berlin, lors de son voyage de retour de la Russie : celle de la pointe sèche sur cuivre. Sa particularité est qu’on ne peut pas revenir dessus, le trait, la trace indélébile existe à jamais. Il apprend le noir et blanc, qui est une nouvelle façon de faire de la lumière et de la couleur. Il y a énormément de couleurs dans le noir et blanc, c’est pourquoi j’ai souhaité exposer des lavis. 

 Chagall n’est l’homme d’aucune école. Comment expliquez-vous ce refus d’adhérer à une chapelle ?

Dès sa jeunesse, son maître mot est « liberté », et il le redécouvre à Paris. Les écoles dictent des lois. Or dans un tableau comme Dédié à ma fiancée, en 1912, il figure le désir amoureux en représentant un animal à la place d’un humain. Les animaux, il les a connus dans le poulailler. Chagall avait un oncle charretier, qui faisait commerce des animaux. Il connaissait les abattoirs, d’où une toile comme Le Marchand de bestiaux. C’est quelque chose qu’il a vu mais qu’il a transposé avec ses rêves et ses couleurs. Il n’adopte pas le langage européen et parisien de l’époque, qui ne représente plus du tout les animaux et qui les considère comme relevant d’une forme d’exotisme. Chagall voit bien le cubisme et le reste, mais il en subit à peine les influences. Sa palette est plus orientale, ses couleurs ont davantage de densité, il procède à des juxtapositions, à des oppositions auxquelles on ne pensait pas.

 

 

On parle en effet beaucoup de son rapport à la couleur.

Cela aussi lui vient de la Russie et de ses intérieurs colorés. Kandinsky mena une étude sur la vie dans les petites maisons colorées, sur l’art des icônes et les superpositions de couleurs. La couleur a fait partie de son monde, elle a peuplé ses rêves. Pour lui, la couleur est la définition même de la peinture.

Il n’est d’aucune école, mais a-t-il fait école ? Quels artistes se réclament de Chagall ou pourraient être placés dans sa filiation ?

Personne, ou alors je les qualifierais de suiveurs. Tout artiste important crée un langage poétique.

Vous écrivez dans le catalogue qu’il n’appartient pas à la modernité : qu’entendez-vous par là ?

Il n’appartient pas à la modernité de l’époque, mais à une modernité qu’il crée. Il parle de ce qu’il est, de ce qu’il ressent. Il parle des individualités. Aujourd’hui, on aime les groupes, et il est difficile de tolérer les autres. Or Chagall remet l’individu en avant.

Votre exposition met en évidence son rapport à la poésie : quel était son rapport à l’écriture ?

Lorsqu’il illustre Les Âmes mortes, il parle du monde qu’il a connu. La Fontaine lui parle de la culture française. Il retrouve le monde qui le fascine, peuplé d’animaux. À l’Assemblée Nationale, on s’indigne : comment ose-t-on donner à un artiste russe l’illustration des Fables de la Fontaine ! Il le fait avec bonheur et retrouve son véritable univers. 

Chagall lit énormément, il écoute de la musique, c’était un homme cultivé, un artiste complet. Il vit dans le respect de sa culture, de son pays tout en faisant preuve d’une ouverture d’esprit extraordinaire. Pour Daphnis et Chloé, il voyage dans les îles grecques, et vivifie ainsi ses impressions par les vestiges, les rencontres, la vision des couleurs méditerranéennes métamorphosées par la présence des hommes.

Il surprend tout le monde, mais cette friction avec d’autres formes de représentations lui paraît essentielle. Chagall peint, mais il écrit aussi et il rédige Ma Vie en 1921. Il écrit en russe, et cette capacité à entendre d’autres dialogues que visuels le fortifient dans l’idée qu’il y a des mots colorés, qui s’accordent avec sa peinture et qui donnent d’autres visages à la réalité.

Quels écrivains marquent sa vie ?

Il rencontre Cendrars, qui est aussi à la Ruche, puis il fait connaissance de Breton, mais il n’adhère jamais au surréalisme, de même que Miro. Il craint le diktat de Breton, et en effet, ceux qui n’échappent pas à cet homme en dépendent. C’est un homme de culture, qui, dans son mouvement, veut imposer des rythmes et des rites. Chagall rencontre Aragon, qui parle remarquablement de sa peinture. Il devient l’ami de Malraux dès 1924.

Outre la poésie, la musique peuple sa vie, le ballet, l’opéra. Je n’en parle pas ici car il y a eu récemment une exposition sur Chagall et la musique au musée national Marc Chagall de Nice (du 5 mars au 13 juin 2016, ndlr).

Chagall a une relation très généreuse avec d’autres mondes que le sien. Ils prolongent ses rêves, qui parlent d’un univers qui n’existe pas mais qui pourrait exister – car Chagall a côtoyé ce monde. Les animaux, il sait ce que c’est, et il le transmet dans sa peinture lorsqu’il leur donne force et vivacité, lui qui estime qu’il est essentiel à l’homme de se réconcilier avec le monde alentour.

Le thème du cirque renvoie au monde d’ailleurs, au rêve, à ces moments tant attendus par les enfants. C’est un monde où il mélange le rêve, les costumes, les couleurs, le gens fardés, masqués, parfois tragiques. Il donne au monde animal une présence inattendue.

Chagall est réellement atypique dans la peinture du XXè siècle, singularité qui provient de l’alliance entre l’exigence de la tradition et de la liberté de parole. On peut préférer l’abstrait, et Chagall a été obligé de partir quand Malevitch est arrivé. Il avait le respect des autres mais n’a jamais été imprégné des autres. Tout grand artiste reste indépendant.

 

Les illustration de ce texte sont les suivantes:

ill. 1 

Le Rêve, 1927
Huile sur toile
81 x 100 cm
Musée d’Art moderne de la Ville de Paris

ill. 2

Le Coq, 1947
Huile sur toile de lin
AM 1988-75
126 x 91,5 cm
Centre Pompidou, Paris
Musée national d’art moderne /
Centre de création industrielle
En dépôt au Musée des Beaux-
Arts de Lyon

ill. 3 :
Le Marchand de bestiaux, 1922-1923
Huile sur toile, 99,5 x 180 cm
Centre Pompidou, Paris. Musée national d’art
moderne / Centre de création industrielle
Dation, 1988
En dépôt au Musée de Grenoble

ill. 4 : 
Les Âmes mortes (Nicolas Gogol) 
1923-1948
Tchitchikov couchait au bureau
Planche LXXXI, Tome II
Gravure sur papier (Tériade Éditeur)
38,7 x 28,7
Collection Sylvie Mazo, Paris

Copyright: Chagall

Copyright: Adagp, Paris 2016

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

 

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