Novecento

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Francis Scott Fitzgerald aurait été heureux, je crois, de faire une traversée transatlantique à bord du Virginian et de faire la connaissance de Danny Boodman T. D. Lemon Novecento, le plus grand joueur de piano de tous les temps. En effet, dans Novecento, Alessandro Baricco, écrivain et musicologue italien, rend hommage aux années folles et à la musique, à toutes les musiques. L'auteur invente un style qui mêle littérature et musique. Si le titre français (Novecento: pianiste) met bien l'accent sur ce lien, le titre original (Novecento, un monologo) valorise le genre auquel appartient le texte. Quant au Quartz, il annonce tout simplement Novecento. Pourquoi une telle divergence? André Dussollier va peut-être nous aider à y voir plus clair.

Alors âgé de dix jours, un bébé est retrouvé dans une boîte en carton posée sur le piano de la salle de bal des premières classes. C'est un marin Danny Boodman qui le trouve et le nomme de la façon suivante: Danny Boodman T. D. Lemon (T. D. pour Thanks Danny, mais plus probablement Tano Damato, le roi du citron, marque inscrite sur le carton où a été retrouvé l'enfant) Novecento (final grandiose annonçant que le siècle naît avec ce futur génie de la musique). Il ne mettra jamais pied à terre car il n'a aucun papier, aucune patrie, aucune filiation. Mais cela ne l'empêchera pas de devenir le plus grand pianiste de tous les temps et dans tous les genres: folklore, classique, ragtime, jazz. À force d'écouter les récits des voyageurs, Novecento, doué d'une intelligence sensitive, se crée une carte mentale des bruits et des odeurs qu'il parcourt ensuite sur les quatre-vingt-huit touches de son piano. Novecento sait aussi faire corps avec les éléments. Lors d'une tempête, il enlève les cales du piano, commence à jouer et danse la valse avec l'océan! Vous l'aurez compris, Novecento est l'archétype du pianiste prodige entièrement voué à son art. Le phénomène Novecento va faire parler de lui en dehors du bateau et c'est Jelly Roll Morton, l'inventeur du jazz en personne, qui vient à sa rencontre pour le défier. La scène du duel entre Novecento et Jelly Roll Morton est sans doute la plus fameuse du texte. Jelly, très sûr de lui, n'imagine pas une seconde qu'il perdra face à cet inconnu qui ne sait jouer autrement qu'avec "l'océan sous les fesses". L'humiliation de la défaite est tellement grande que Jelly demeurera le reste du voyage enfermé dans sa cabine. Fin de l'épisode. Plus tard, on apprend que le paquebot doit être dynamité car, ayant servi d'hôpital pendant la guerre, il est hors d'usage. Novecento n'en descendra pas pour autant, préférant rester à bord et ne pas connaître l'immensité du monde, ce piano au clavier infini, dans lequel il risquerait de se sentir perdu. Novecento préfère rester fidèle à son microcosme de quatre-vingt-huit touches : espace restreint qui démultiplie les possibles, qui rappelle les soixante-quatre cases de l'échiquier du Joueur d'échecs de Zweig. Novecento nous dit quelque chose de la condition humaine. C'est aussi une fable métaphysique.

André Dussollier, Gérald Sibleyras et Stéphane de Groodt signent une nouvelle adaptation du texte d'Alessandro Baricco. Pourquoi n'ont-ils pas repris la traduction de Françoise Brun? Dans sa préface, Alessandro Baricco l'explique peut-être : "je ne sais pas si cela suffit pour dire que j'ai écrit un texte de théâtre ; en réalité, j'en doute. A le voir maintenant sous forme de livre, j'ai plutôt l'impression d'un texte qui serait à mi-chemin entre une vraie mise en scène et une histoire à lire à voix haute". C'est justement parce que le texte n'est "qu'à mi-chemin" entre le théâtre et une lecture à haute voix qu'André Dussollier, en voulant le mettre en scène, ait eu à le repenser. Il fallait dépasser le texte de Baricco pour en faire pleinement une œuvre théâtrale. Aussi Dussollier n'a-t-il pas hésité à modifier le début pour donner plus de souffle à son entrée en scène et au personnage qu'il interprète: il est le maître de cérémonie qui enchaîne jeux de mots sur jeux de mots avec une facilité déconcertante qui nous subjugue immédiatement. Le monologue se construit avec la complicité du public. André Dussollier prend aussi quelque liberté avec la fin du monologue: les dix dernières pages du texte ont été supprimées pour laisser place à une détonation très efficace pour annoncer la mort de Novecento assis sur une caisse remplie de dynamite. André Dussollier a réussi, en retravaillant le texte, à l'adapter pour une représentation théâtrale où le plaisir des mots, déjà présent dans l’œuvre de Baricco, est encore plus intense…

En ajustant le texte, André Dussollier s'est créé un habit sur mesure qui lui convient à merveille. Dans un décor qui évoque E la nave va de Fellini, il nous captive pendant une heure et quart en nous transmettant sa délectation pour le récit qu'il nous raconte par l'intermédiaire de Tim Tooney, l'ami trompettiste de Novecento. Même si Tim Tooney prend en charge une grande partie de l'histoire, d'autres personnages se font entendre. En effet, André Dussollier se met tour à tour dans la peau du passager qui voit le premier l'Amérique, du capitaine du bateau et même de Novecento… démultipliant ainsi les voix à l'intérieur du "monologue". Le comédien remplit aussi l'espace scénique en dansant, virevoltant, faisant des claquettes, jouant de le trompette : rien ne semble pouvoir l'arrêter! Le sommet de la représentation est peut-être ce moment où André Dussollier et Novecento entament une conversation en un duo entremêlant phrases parlées et phrases musicales: la mélodie qui s'échappe du piano répond à l'acteur, chacun réagissant tour à tour et se comprenant. La musique devient alors un personnage aussi important que tous ceux qu'incarne André Dussollier.

Tout cela est rendu possible grâce au quartet de jazz présent sur scène et tout particulièrement grâce à Ellio di Tanna, le pianiste, qui exécute avec beaucoup de virtuosité aussi bien du ragtime que "Je cherche après Titine". Nous pouvons, par ailleurs, saluer la mise en scène sobre et intelligente du duel entre Jelly Roll Morton et Novecento. Comment, en effet, mettre en scène "cette dernière charge meurtrière d'accords, qui avait l'air d'être jouée à cinquante mains" par Novecento? André Dussollier a préféré l'ellipse du morceau joué par Novecento à la surenchère musicale.

Il serait réducteur d'affirmer que Novecento: pianiste n'est qu'un monologue. Il est bien plus que cela: one-man show, monologues à l'intérieur du monologue, dialogue avec la musique et fable universelle sur la condition humaine. André Dussollier, en dévoilant tous les aspects du texte, donne à l'oeuvre de Baricco une dimension supplémentaire et joue son rôle avec maestria en nous embarquant dans une traversée musicale dont on se souviendra pour longtemps!

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