À l’occasion du Messie, qui sera joué au quartz les 27 et 28 mars 2015, nous vous proposons la lecture de cet Entretien avec Jean-Christophe Spinosi, en présence de Laurence Paugam (premier violon), publié dans la revue Conversations #1 du Poulailler (septembre 2014).
Stéphane Debatisse : Jean-Christophe Spinosi, que défendez-vous dans votre direction ?
Jean-Christophe Spinosi : Au sein de Matheus, nous défendons le fait que la musique est d’abord un art des émotions. C’est un art qui doit créer du lien entre les gens, mais il a tellement été respecté et sacralisé qu’aujourd’hui, rares sont ceux qui écoutent de la musique classique. Notre musique ne vise pas une vulgarisation, parce que nous essayons de maintenir un très haut niveau. C’est donc le contenu lui-même qui est repensé comme quelque chose qui peut faire partie de nos vies, des vies d’aujourd’hui. Quand nous travaillons sur des partitions savantes des siècles passés, nous faisons entrer des éléments de la vie quotidienne contemporaine, qu’ils soient sonores, politiques ou autres, et cela nourrit notre interprétation.
L’opéra de Rossini ou de Mozart est truffé de références de l’époque, tant dans le livret que dans la structure de la musique. Des personnes non musiciennes pouvaient comprendre les clins d’œil ou l’humour des compositeurs, parce qu’ils évoluaient dans le même référentiel. Aujourd’hui, si vous jouez cette musique, avec le même humour, les gens n’ont pas tous les clefs de compréhension et la blague ne marche pas.
Un exemple, si le gag du compositeur est d’écrire une partition à l’envers de la tradition, aujourd’hui, je dois traduire ce gag et retenir l’idée principale qui est de « jouer à l’envers ». Je dois donc inventer un gag, une manière d’interpréter, sans sortir trop de la partition, mais qui réponde à notre modernité. La tradition de la partition, il est important de l’avoir en tête et de l’adapter parce qu’elle n’est pas toujours d’actualité plusieurs siècles après. La réinventer, c’est permettre de maintenir cette musique vivante et permettre à tout le monde de l’aimer. La compréhension et la mise en parallèle des idées de l’époque avec celles d’aujourd’hui, nous permettent de toucher à l’émotion qui, elle, demeure, parce que les hommes n’ont pas changé.
Nous lisons avec beaucoup de soin musicologique, technique et artistique les musiques des siècles passés, mais nous le faisons comme des hommes d’aujourd’hui, plutôt que comme des conservateurs de musée ou des grand prêtres d’un temple de la musique. Cela fonctionne, puisque que le grand public nous suit. Au sein de notre public, de nombreuses personnes réagissent pour la première fois à la musique classique. Et je pense que c’est bien plus efficace qu’un programme d’action culturelle pour faire venir les jeunes à l’opéra.
Il y a d’autres musiciens qui sont tout aussi respectables, pour qui les formes musicales sont une fin en soi. C’est plausible comme approche, parce que pour une fugue de Bach par exemple, rien que la forme, c’est une cathédrale de sons. Mais moi, ce qui m’intéresse, c’est d’entrer dans la cathédrale et de lire les larmes qui y ont été versées, les prières qu’on y a faites, et de penser aux hommes qui sont morts pour la bâtir. Nous tenons chacun un bout de l’histoire. Certains musiciens parlent de l’histoire dans la forme, plus que dans l’émotion. En amont de notre travail d’interprétation, nous réalisons cette recherche en musicologie, sur la forme, sur les instruments, sur la technique.
Je cite souvent Jésus et je m’en excuse, «en voulant respecter la lettre de la loi, tu trahis le cœur de la loi»: on est en plein dedans. Parfois, avec les meilleures intentions du monde, on peut trahir le compositeur.
SD : Comment se passe alors une création chez Matheus ?
JCS : Ça se passe mal, c’est une sorte de combat, ce sont des émotions qui s’entrechoquent. Avec Laurence Paugam, premier violon de l’ensemble, il y a des confrontations incessantes et passionnées. Nous travaillons en amont avec des musicologues, qui passent leur vie dans les bibliothèques et qui nourrissent nos réflexions. Nous faisons ensuite éditer les partitions d’après manuscrit. La partition doit vous toucher, vous émouvoir au travers de sa dramaturgie. Ce que l’on sait de l’interprétation de l’époque, du style, du langage du compositeur nous aide. Parfois la partition se suffit à elle-même, et d’autres fois elle est trop éloignée de notre modernité, et alors, il faut l’aider. Une partition doit être fécondée, sinon elle reste à l’état de papier.
SD : Cette saison vous allez donner, entre autres, l’opéra Il Re Pastore de Mozart ou Le Messie de Haendel au Quartz à Brest. Que peut-on trouver de nouveau dans Le Messie dont on a entendu des dizaines de versions ?
JCS : Le Messie est un texte qui fait référence à l’ Ancien Testament, entre autres choses.
Ces références sont parfois nébuleuses aujourd’hui. Cette pièce sacrée a souvent été interprétée de manière extrêmement respectueuse, un peu comme une liturgie. Ce que je souhaite, avec cette oeuvre, c’est aller plus loin que la restitution de ces paroles sacrées. C’est, à travers le son, les tempi, les ruptures de mouvements, permettre au public de se projeter en bergers témoins de l’arrivée du Messie, comprenant ainsi que tout ce qu’ils ont pu vivre avant était ténèbres. La musique doit transmettre cela : le choc émotionnel face au Sauveur, la violence du bonheur. À chaque fois que nous jouons Le Messie, je pleure sur scène.
SD : Et que pensez-vous de la formation des interprètes en France ?
JCS : Nous recevons en audition de jeunes musiciens. Trop souvent, ils jouent la musique comme elle se jouait il y a cinquante ans, comme s’ils n’avaient jamais allumé la radio. Ils connaissent la lettre, mais ne connaissent pas toujours l’esprit, et cela m’effraie. Ils ne sont pas suffisamment poussés à l’émancipation, à l’amour de la musique. J’aimerais que mes enfants puissent vivre dans un monde où la musique est essentielle et non pas un simple divertissement. Selon moi, la musique doit faire partie de la vie dès l’enfance, comme le français, comme les mathématiques. J’aimerais que les élèves musiciens, très tôt, puissent parler le langage de la musique et s’en émerveiller. L’art de transmettre la musique, c’est apprendre à l’autre comment oser mettre son cœur sur la table. Il me semble que nous avons, depuis trente ans, cloisonné de manière trop prononcée la pédagogie de la musique.
Nous avons créé des conservatoires, et sous Malraux, un ministère de la culture, puis des orchestres de musiciens permanents. Je suis sceptique face à notre système de transmission. Regardons un peu chez les musiciens pop rock, qui pour beaucoup n’apprennent pas la musique au conservatoire : la musique vient d’eux, de leur moi le plus profond, elle est au-delà des notes.
Je défends l’idée que la transmission et la scène doivent pouvoir cohabiter, et pas uniquement via des programmes qui transitent par des institutions et qui nécessitent d’énormes dossiers. Ou alors, créons de réelles passerelles entre les institutions ! À chaque fois qu’un grand musicien est présent dans la ville, les élèves doivent pouvoir le rencontrer, l’écouter et s’en souvenir toute leur vie.
SD : La saison prochaine, vous jouerez à Salzbourg, Moscou, Tokyo… que représente encore Brest dans le cœur de Matheus? Et pourquoi Brest ne bénéficie-t-elle pas des mêmes distributions ou mises en scène ?
JCS : À Brest, nous avons fait venir Philippe Jaroussky, Marie-Nicole Lemieux, Jennifer Larmore, Veronica Cangemi, des grandes figures internationales. Nous aimerions faire venir Cecilia Bartoli, j’en parle souvent. Mais concrètement, il existe des limites financières. Les budgets alloués à la musique classique ne sont pas les mêmes à Vienne, Berlin ou à Brest, donc par dépit, nous adaptons nos mises en scène. Nous aimerions par ailleurs jouer plus souvent à Brest, et investir notre ville, parce que le public est là. Mais les directeurs de salle souhaitent diversifier l’offre musicale, nous le comprenons et nous le respectons. Revenir à Brest, c’est retrouver une émotion profonde, c’est revenir à la source. À chaque fois que j’ai pu jouer au Quartz après une tournée internationale, c’était quelque chose d’exceptionnel, un peu comme la fête du marin qui rentre au port, heureux de retrouver les siens.
Par ailleurs, les projets rocks que nous avons pu conduire, ont été réalisables parce que nous étions en Bretagne. Dans les milieux plus traditionnels de la musique classique, où nous jouons régulièrement, cela n’aurait sans doute pas été faisable parce qu’il y a des circuits bien établis et infranchissables. La vie musicale prend appui sur des murs transparents, et les murs ne peuvent pas être détruits si facilement. La Bretagne nous a donné ce cadeau-là. Et c’est cela qui nous a permis de jouer avec M au Cent-quatre [lieu de création et de production artistique dans le 19e arrondissement à Paris], de travailler sur des projets intéressants en-dehors des circuits de la musique classique. Je sais que mon côté exubérant peut irriter, mais si je ne portais pas cette énergie-là en moi, nous n’aurions jamais eu le culot d’aller aux Vieilles Charrues.
Retrouvez l’entretien avec Gildas Pungier (direction de choeur Mélismes), à l’occasion de sa collaboration avec Matheus pour Le Messie.
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