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Sophie d’Orgeval, comédienne, auteur et metteur en scène, a construit en 2014 le drame Echappées, sur la base d’ateliers d’écriture réunissant des femmes victimes de violences. Elle raconte au Poulailler la genèse du projet, les spécificités et difficultés d’une démarche artistique autour d’une thématique dérangeante et peu envisagée au théâtre.

« Echappées, c’est à la fois des ateliers d’écriture et un spectacle. C’est un projet que j’ai construit avec Françoise Daunay et Mélanie Thépault, la fondatrice de l’association « Frida K. » qui porte ce lieu, L Cause. Cette structure est vouée à la défense du droit des femmes. Je créais alors le spectacle Compter jusqu’à cent [Adaptation théâtrale du roman de Mélanie Gélinas paru en 2008 aux éditions Québec Amérique, ndlr] et trouvais très difficile de le diffuser sans avoir un soutien des structures qui s’occupent des droits des femmes et notamment de la question du viol et des violences faites aux femmes.

Françoise a vu la pièce, dans laquelle elle a particulièrement apprécié le travail sur le corps qu’elle a trouvé pertinent pour parler des violences sans avoir à trop en dire. Suite à cette rencontre, nous avons élaboré un projet qui intégrait un atelier d’écriture sur la période d’avril à  novembre 2014.

Le sujet de cet atelier a été clairement annoncé, c’était la question des violences. J’ai cherché à les amener vers ce foyer d’émotions porté par un vécu très fort, en évitant de déflorer une intimité. Comme il s’agissait d’un travail d’écriture, je suis partie à la fois du texte de la pièce Compter jusqu’à cent et surtout du roman que j’ai adapté pour écrire la pièce. J’ai construit ces rencontres avec les quelques outils littéraires dont je dispose. Une autre base de travail a été le mythe d’Icare ; je trouvais cela intéressant de s’appuyer sur la mythologie, avec les images qu’elle véhicule, essayer de comprendre ce qui était métaphorisé. Cette histoire d’orgueil, d’excès, que les Grecs appellent l’hubris. Le statut victime soulève la question de l’orgueil, à plusieurs niveaux d’ailleurs : la crainte de l’échec qui laisse parfois place au manque d’orgueil nécessaire pour quitter une situation de violence.

Tout l’enjeu a été, à travers ces propositions d’écriture, d’aller toujours un petit peu plus loin, sans que cela implique nécessairement la “confidence” de la part de ces femmes. Je suis restée à ma place d’artiste. Le processus impliquait la transposition, avec la possibilité de prendre de la distance, avec le cadre d’une consigne d’écriture qui permettait toujours l’ambiguïté avec une fiction. Avec le temps, j’ai senti que ces personnes se dévoilaient de plus en plus, pas tant dans le contenu mais davantage dans une prise de liberté vis-à-vis de l’écriture.

L’écriture de la pièce Échappées a été une étape délicate. À mon niveau, il s’agissait de l’écriture réelle d’un spectacle pour plateau, certes à partir de textes pré-existants mais dont la forme a évolué avec l’idée d’une pièce pour actrices, sur scène, devant un public. Parfois, j’ai simplement changé les temps, j’ai raccourci, j’ai affiné dans un sens qui m’intéressait pour la construction du drame, la mise en action. Parfois, j’ai repris une histoire mais en changeant de point de vue…

En atelier, il m’est régulièrement arrivé de proposer un travail corporel, à partir d’une technique qui s’appelle le mouvement authentique : c’est une mouvance de danse plutôt américaine. Le mouvement authentique cherche à ouvrir des espaces à la fois dans le corps et dans l’esprit, pour ensuite aboutir à l’écriture textuelle. Nous l’avons expérimenté avec les femmes et constaté à chaque fois que les écrits qui en découlaient étaient beaucoup plus libres. C’était à la fois tendu et détendu : détendu dans la démarche : « ok j’y vais », et tendu dans ce qu’on a à dire : « je dois le dire, je vais le dire, je vais y arriver ».

Ce qu’il y a de plus beau dans le théâtre, c’est que les mots reviennent aux oreilles. C’est-à-dire que le circuit que font les mots, c’est : la page, tes yeux, ton cerveau, ta voix, tes oreilles. Celui qui parle a déjà un retour et les mots prennent leur autonomie. Chaque texte a sa vocation, sollicite une émotion différente. Il y a la haine, l’empathie, l’identification…

Ma démarche artistique est fondée sur une nécessité. Dans mon travail de compagnie, j’ai toujours, par hasard ou pas, rencontré des figures féminines : des auteurs contemporaines, des personnages de fictions dans les pièces ou des personnages historiques. Souvent le thème de l’identité touche à la question de l’origine, de la naissance, avec les histoires familiales compliquées qui vont avec : secrets, déportations, massacres, viols. Donc ce combat pour la défense du droit des femmes s’est lié naturellement à une réflexion que je conduis sur le dialogue interculturel. L’injustice de départ qui était celle que vivent les personnes victimes de racisme s’est vite mêlée à celle des femmes qui sont victimes de leur sexe.

Artistiquement, monter un spectacle sur ce sujet-là, les silences et les victimes, c’est du suicide ! Je me suis souvent demandé «à quel prix ?». Parce que c’est invendable, c’est difficile de faire venir du monde, et en même temps je ne peux pas m’empêcher de repenser à ces propos de Christine Angot qui disait qu’un artiste est là pour faire écho à ce qui se passe dans le monde, il est caisse de résonance. Si ce n’est pas lui qui prend la responsabilité de dire ce qui se passe, qui le fera ? Avec sa subjectivité et sans aucun tabou.

J’ai encore confiance, je dois suivre cette voie. Aujourd’hui, j’aimerais que les individus qui ont le «pouvoir» puissent faire entendre ces paroles, et pas seulement auprès des personnes issues de structures ou d’institutions dont les missions concernent le sujet de la violence.

Cela semble souvent étrange, un artiste qui s’intéresse aux femmes battues… et pourquoi? et comment? cela vous apporte quoi dans votre vie artistique ? Artistiquement, j’entends et côtoie des textes magnifiques, j’écris des textes qui me nourrissent : je travaille la dimension artistique à partir de thématiques d’utilité publique. Et donc justement, qui dit utilité publique dit service public! Je dois reconnaître que pour Echappées, nous avons été très soutenues par la Ville de Brest, je les remercie. Mais maintenant, ce spectacle doit tourner (C’est un appel !).


Pamela Olea est comédienne et chargée de communication de la Compagnie La Rigole. Elle a souhaité participer, du fait de son histoire personnelle, à l’atelier d’écriture Echappées et jouer dans la pièce créée à partir des textes de l’atelier. Elle nous livre ici son regard intime sur ce projet.

AMG: Comment êtes-vous venue à participer au projet Echappées ?

PO: Je crois que ce projet répondait à une attente : pouvoir, un jour dans ma vie, écrire mon histoire dans un cadre artistique. J’y ai beaucoup réfléchi, j’appréhendais réellement cet atelier tout en désirant y participer, je n’avais jamais écrit, j’étais complexée, et me replonger dans mon histoire d’enfance, rencontrer des femmes qui ont vécu des violences, cela n’était pas évident.

AMG: Quelles difficultés se sont posées à vous dans le travail d’écriture?

PO: La rencontre avec les autres femmes était très étrange. Personne ne disait exactement pourquoi nous étions là. Dans l’écriture, nous étions très pudiques. Avec le temps, on se lance, on commence à prendre du plaisir à cette écriture, même si elle remue beaucoup de choses. J’ai le sentiment que la personnalité de chacune traversait l’écriture de chacune et j’ai également eu l’impression de me découvrir à travers ce processus. Sophie dit mon écriture est cynique, que je mêle l’humour à l’atroce… Cela ne signifie pas que l’on écrit bien… ou mal… mais on s’exprime. Des choses se disent à l’écrit, des choses que l’on n’a jamais dites oralement.

AMG: Au-delà de la difficulté d’écrire, comment réussir à évoquer son histoire personnelle, sa douleur ?

PO: Au début de l’atelier, ma posture était la suivante: «moi, ça va, ça fait quinze ans que c’est terminé, j’ai du recul par rapport aux autres femmes, ça va aller pour moi». Pensez-vous! Evidemment, ça m’a touché d’entendre les textes des autres femmes et d’entendre les miens, comme un effet boomerang. C’est la première fois que je révélais mon histoire, en public, à d’autres. La confiance qui s’est construite entre nous était certainement liée à ce qu’il y avait de commun dans notre vécu.

Puis certaines d’entre nous ont lu leurs textes en public dans les locaux de l’association L Cause. Je l’ai fait pour moi, et pour ma mère, pour lui dire comment j’avais vécu ce passé que nous avons partagé. Nous avions toutes peur de la façon dont les proches que nous avions invités allaient recevoir nos textes. Tout ce travail a été un véritable cheminement.

AMG: L’écriture permet-elle la distance?

PO: Elle permet de réparer des choses, même si ces ateliers n’étaient pas des séances chez le psy ! Cela m’a permis de dire les choses que je n’avais encore jamais dites à ma mère, que je ne lui en voulais pas de ne pas être partie, que je l’avais trouvée courageuse. J’ai encore des choses à dire et j’aurai moins peur maintenant. J’ai également été témoin de la transformation d’une autre participante, au départ prostrée, qui n’osait pas lire ses textes, et pour qui finalement l’écriture a été une révélation et une libération.

AMG: Vous parliez de confiance tout à l’heure… comment se construit-elle concrètement?

PO: La douceur de Sophie a beaucoup aidé. Les thèmes d’écriture nous ont menées progressivement à l’expression de nos vécus. Elle a commencé avec l’utopie, puis un souvenir d’enfance heureux, un souvenir d’enfance malheureux, puis elle nous a parlé d’un article sur Oscar Pistorius, nous a expliqué qui il est, puis nous a demandé de lui écrire une lettre. Petit à petit, nous sommes allées vers des sujets plus délicats, imaginer par exemple une chanson au moment où l’acte de violence est subi ou observé, une chanson qui pourrait désamorcer l’acte. Nous sommes passées de l’écriture de situations où nous n’étions pas protagonistes, à l’expression progressive de notre histoire. Petit à petit, s’est créé le lien qui nous a aidées à écrire.

AMG: Qu’est-ce que cet atelier vous a permis de comprendre de vous-même, de vos besoins par rapport à votre histoire ?

PO: En ce qui me concerne, j’avais envie de lumière. Dire que l’on peut vivre au-delà de l’histoire, aimer un homme et croire qu’ils ne sont pas tous violents. J’avais envie d’espoir… puis, au cours de l’atelier, une des femmes est retournée chez son compagnon, violent. Cela a été un choc !

Mes parents étaient fous amoureux… et pourtant… Ma mère a voulu «sauver» mon père pendant des années. Il y a eu des aller-retours; elle a divorcé quand j’étais petite, se sont retrouvés, on a reformé une famille, puis mon père a été en prison pour ses actes. Ma mère a longtemps été jugée par sa propre famille et par les gens extérieurs à sa situation. Pour moi, ce qui était nécessaire, c’était de réhabiliter ma mère. C’est un grand mot, je l’ai fait à ma manière. Le plus important pour moi était de lui dire: «ta fille ne te juge pas». J’ai aussi voulu dire aux autres que, dans une situation de violence, le fait de ne pas partir ne signifie pas que l’on est faible, ou nulle, ou que l’on ne protège pas son enfant.

Aujourd’hui, ma mère parle de tout cela en bouffant du poulet : «tu te rappelles quand ton père…», elle a pris du recul ! Malgré cela, j’ai dit à ma mère «tu n’es pas obligée de venir à la lecture». Elle est venue, elle était devant, je ne la voyais pas broncher. Je lui ai demandé ce qu’elle en avait pensé. Elle m’a répondu : «Ouais, ouais, euh, j’ai ton colis La Redoute à la maison » ! Avec une autre participante, qui a pleuré sur scène pendant la lecture, elle l’a prise dans ses bras et lui a dit « tu t’en sortiras, tu vas voir, tu vas t’en sortir ! ». C’était la première fois que je voyais ma mère parler à une autre femme qui avait subi des violences.

AMG: Comment avez-vous vécu le passage de l’écriture à la mise en scène ?

PO: Sophie s’est inspirée de l’un de mes textes en changeant le point de vue du narrateur. Cela a été difficile à accepter pour moi, je me suis retrouvée à jouer le rôle d’une enfant. J’ai dû me persuader que c’était un autre travail, que ce n’était pas mon texte, pas moi, mais un personnage. Ce que j’aimais dans cette situation, c’était de montrer la vision de l’enfant, qui est pour moi très importante, non seulement parce que j’avais été dans la situation de l’enfant victime, mais aussi parce que en tant que comédienne, c’est un beau projet, d’avoir la parole de l’enfant qui voit. Parce qu’on ne leur laisse pas beaucoup la parole, finalement. On parle des femmes, mais on ne parle pas beaucoup des enfants qui voient. Quand on a un texte et qu’on sait quel message on va défendre à travers lui, ça aide beaucoup dans le travail. J’étais contente d’avoir participé à l’atelier d’écriture et d’être sur scène ensuite, j’avais la sensation de faire le lien entre elles toutes, leurs textes, ce qui s’était passé dans l’atelier, et le spectacle sur scène.

AMG: Comment les autres participantes de l’atelier d’écriture ont-elles apprécié le spectacle ?

PO: Elles ont beaucoup apprécié. Deux d’entre elles sont venues en répétitions. Elles étaient contentes de voir qu’une participante de l’atelier était dans le spectacle. J’avais peur qu’elles soient déçues de ne pas reconnaître leurs textes, mais elles ont été ravies de la manière dont le sujet a été traité. Et dans l’essence, on reconnaît tout de même les sujets abordés à l’atelier. La mise en jeu a donné une autre dimension à leurs textes, qu’elles n’avaient pas imaginé. Dans les textes de l’atelier, je ressens qu’il y avait beaucoup de rage, beaucoup de colère, de véhémence vis-à-vis de l’homme. Quand j’ai lu les textes de Sophie pour la première fois, j’ai craint que cela ne manque de lumière, d’espoir, mais on n’y est finalement parvenues à travers la mise en scène. La force du spectacle, c’est qu’il résulte de différents points de vue de victimes, exprimés par elles et traités ensuite par une metteur en scène. Un unique point de vue aurait été trop restrictif.  Ma mère était heureuse que je fasse ce spectacle, parce qu’il y a besoin d’en parler, il y a besoin de soutenir les femmes qui sont dans ces situations, de les aider à partir.


Texte de Johanne, participante de l’atelier d’écriture proposé par Sophie d’Orgeval

Monsieur rentre plus tôt que prévu de son travail. Mon sang se glace dans mes veines. Je sais déjà ce qui va se passer. D’un pas décidé, Monsieur se dirige dans la cuisine. Des portes de placards claquent. Je l’entends râler.

Puis

“T’as acheté du pain?” Du pain!! euh… Ben, non!!! Je n’ ai pas eu le temps. Rien qu’au ton de sa voix, je sais déjà que c’est pas bon signe.

Son pain…

Je le rejoins dans la cuisine, dans mes bras, un des bébés que je garde. Je n’ai pas fini ma journée de travail, moi…

“T’as mis où le pain?” me questionne-t-il.

Ah mince, ce pain… ce fameux pain… Je l’avais oublié.

J’ouvre la bouche pour me justifier. Pas le temps. Il enchaine.

“T’as pas acheté de pain encore? T’as que ça à faire de ta journée”

Son pain… Bien sûr, je n’avais que ça à faire. Acheter son pain. Entre les biberons, les couches, les gazouillis des bébés, les repas, et… mes propres enfants. J’aurais quand même pu acheter son pain.

“Comment je vais faire sans mon pain? Où tu vas en trouver à cette heure là? T’aurais pu acheter mon pain, t’as que ça à faire de ta journée.”

Il continuait. Je ne disais mot.

Son pain… Que va t’il devenir sans son pain ?

Le pauvre…


Pour en savoir plus sur la compagnie La Rigole.

Crédit photo pour l’ensemble de l’article : Julie Lefèvre

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