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Du 19 au 21 mars 2015, se tiendra au centre d’art Passerelle, en partenariat avec le Quartz, un spectacle, ou peut-être faut-il dire une performance, un objet théâtral en tout cas, qui reprend un projet déjà présenté par Éric Vigner (directeur du Centre dramatique national de Lorient), en 1996, pour le 50e festival d’Avignon.

Brancusi contre États-Unis met en scène le procès intenté par le sculpteur en 1928 aux douanes américaines, lorsque celles-ci ont saisi et taxé ses sculptures en tant qu’objets manufacturés, c’est-à-dire à 40 % de leur valeur.

Outre la portée historique de ce procès, l’originalité du travail d’Eric Vigner consiste à faire jouer ensemble des artistes professionnels (Hélène Babu, Bénédicte Cerutti et Jean-Charles Clichet) et des acteurs de la société civile (Philippe Arii-Blachette, de l’ensemble Sillages, Françoise Terret-Daniel et Etienne Bernard, du centre d’art Passerelle, Sylvie Ungauer, artiste et enseignante à l’EESAB, et Patrick Le Quinquis, du TGI de Quimper). Ces derniers seront appelés en tant que témoins réels mais prendront en charge les différents témoignages effectivement fournis lors du procès. Mais le dispositif ne serait pas complet sans le témoignage de Brancusi lui-même, qui était à Paris au moment du procès et qui avait été interrogé et contre-interrogé au consulat américain. On entendra donc ses propos par le biais d’œuvres d’art parlantes prêtées par les artistes M / M.

Autre originalité du travail : le dispositif. Tout au long de l’histoire de ce spectacle, Eric Vigner a maintenu un dispositif bi-frontal, un espace non théâtral (alors même que la justice a quelque chose de spectaculaire), que les représentations aient eu lieu dans la salle du conclave du Palais des papes, ou à Beaubourg ou encore aux Cent-Quatre. Nul besoin donc d’avoir une salle de théâtre à l’italienne, et le centre d’art Passerelle se prête parfaitement à ce spectacle, d’autant que les questions que pose ce procès se posent tous les jours dans ce lieu: comment reconnaître une valeur tout en échappant à la question de la valeur? Par ailleurs, pour Étienne Bernard, le centre d’art fonctionne selon une logique de centrifugeuse: par nature, il convoque différents langages pour faire de l’art.

Et pour lui comme pour Matthieu Banvillet, le procès Brancusi devrait être obligatoire au programme des écoles d’art. Qu’est-ce qui s’y est joué? Le Tariff Act de 1922 prévoyait la libre importation des œuvres d’art originales réalisées par des artistes contemporains. Ce qui fut contesté à Brancusi, c’était donc bien le statut d’œuvre d’art des objets importés, mais également son propre statut d’artiste.

Ce n’était pas la première fois qu’un artiste portait la question devant les tribunaux, mais l’importance de ce procès est aussi liée à l’époque à laquelle il se tint : époque à laquelle Marcel Duchamp avait déjà porté atteinte à la sacralisation de l’art, et époque à laquelle, paradoxalement, la non figuration était déjà évidente. Les avant-gardes existaient, et pourtant la reconnaissance des œuvres qui en relevaient posait encore problème. Il a fallu l’intervention de la justice pour clarifier des discussions qui auraient pu tourner à la conversation de bar : est-ce de l’art? Je verrais bien ça dans mon salon! Tout le monde peut faire cela!

La controverse devint donc publique, et sa richesse provient de la présence d’arguments juridiques qui viennent rencontrer des jugements esthétiques, mais aussi le simple bon sens du spectateur, qui conduit à développer toute une sociologie de la perception.

Les différents arguments du plaignant et de la défense permettent de brasser des notions et des définitions qui agitent tous les Kant et les Platon. Se pose la question de l’original et de la série, celle de l’intervention de l’artiste dans la fonte et le polissage de l’objet, et ainsi celle de la différence entre l’artiste et l’artisan. Mais l’artiste n’est pas seulement celui qui produit l’œuvre intervient dessus, il est surtout celui qui la conçoit.

Se pose une question qui nous ferait sourire aujourd’hui, celle de la ressemblance de l’objet avec, en l’occurrence, un oiseau, puisque la pièce à conviction numéro un est la statue L’Oiseau dans l’espace. Peut-être Monsieur Brancusi fait-il de l’art abstrait car il n’est pas assez doué pour faire de l’art figuratif? La vision mimétique de l’art a pourtant déjà été interrogée, et ce dès l’Antiquité. Drôle d’argument - et habile! - que celui du juge qui considère qu’un objet est artistique s’il donne envie d’être photographié. C’est donc que la mimèsis elle-même peut être subjective et donc relative! Les témoins de Brancusi évoquent les sensations, les sentiments que la sculpture provoque chez eux.

Mais peut-on se fier aux sensations et aux sentiments de monsieur tout le monde? Qu’est-ce qu’un expert en arts? Et qu’est-ce qu’un artiste: une profession ou une vocation? Quelqu’un qui est reconnu par ses pairs, par ses amis? Quelqu’un que l’on admire? Que l’on expose dans des musées? L’artiste est cette personne paradoxale qui doit à la fois être reconnue par les institutions et qui est dotée de capacités hors normes, à la limite de la marginalité.

Se pose enfin la question de la beauté, transversale à toutes ces interrogations. Le sentiment de la beauté relève de l’opinion personnelle, mais c’est ce qui le rend vrai, paradoxe essentiel du jugement esthétique.

On pourra lire de Margit Rowell, Brancusi contre Etats-Unis, un procès historique, 1928, Adam Biro, 2003 (1995), ainsi que les travaux de recherche de la sociologue Nathalie Heinich.
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Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

 

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