Interview de Mathieu Grégoire, Maître de conférences en sociologie (université de Picardie), chercheur au CURAPP (CNRS-UMR 6054), chercheur associé au Centre d’Études de l’Emploi.
Auteur de l’ouvrage Les intermittents du spectacle: enjeux d’un siècle de lutte, La Dispute, Paris, 2013.
Invité à Brest les 21 et 22 octobre 2014 par le collectif ART29, le Quartz et le Master Management du Spectacle Vivant (UBO)
Propos recueillis par Natalia Leclerc
Le régime des intermittents constitue-t-il une forme de liberté ou une aliénation ?
L’emploi discontinu, la flexibilité, sont plutôt perçus aujourd’hui comme situés du côté de l’aliénation, comme une précarité. Mais l’intérêt du mouvement des intermittents du spectacle et de leur discours est de s’interroger sur les conditions dans lesquelles cette flexibilité de l’emploi peut devenir ou redevenir un attrait, un facteur d’émancipation pour les salariés.
Historiquement, la flexibilité n’a pas toujours été une revendication patronale. C’est même plutôt l’inverse. Le terme même de « patron » naît du paternalisme, de la volonté de fixer, au XIXe siècle, des ouvriers qui sont trop mobiles, capables de jouer la flexibilité du marché du travail contre les employeurs. On retrouve aussi cela dans la figure de l’anarcho-syndicaliste Émile Pouget, qui prônait le « sabotage », c’est-à-dire l’idée de jouer la rhétorique marchande, ne travailler que pour ce que le patron donnait, jouer le marché contre la volonté du patron d’asseoir une autorité sur les salariés.
Les intermittents montrent que, sous certaines conditions, on peut retrouver une flexibilité, une mobilité, une auto-mobilité, à opposer à l’hétéronomie que l’on peut trouver dans le rapport salarial, à condition de disposer d’un revenu socialisé qui dépasse l’emploi. Au fond, c’est ce qui fait leur force vis-à-vis des employeurs : leur capacité à avoir un salaire indirect dans le cadre de ce régime d’indemnisation.
C’est assez traditionnel de dire que l’assurance chômage vise à renforcer la position du salarié dans le rapport de force avec l’employeur, qu’il soit chômeur ou non. L’assurance chômage permet de ne pas avoir une armée de réserve de gens prêts à travailler à n’importe quelle condition. C’est pourquoi les syndicats défendent le principe même de l’assurance chômage.
Dans le cas d’une grande flexibilité, on retrouve le même système : une bonne indemnisation renforce la position du salarié intermittent vis-à-vis de son employeur. Concrètement, il peut, tendanciellement, faire des choix artistiques travailler ou non pour tel employeur. Cela lui donne un rapport plus aristocratique, professionnel au travail. Il s’interroge sur ce qu’il produit vraiment, sur ce qui vaut la peine d’être produit. C’est la caractéristique d’un rapport professionnel à son activité.
Cela lui libère du temps pour penser ?
Oui, mais aussi la capacité de ne pas tout accepter, de ne pas être dans une logique marchande. Mais je parle de gens qui sont bien indemnisés, et non de ceux qui, soumis à une course aux cachets, sont contraints d’accepter n’importe quoi pour parvenir à accéder à l’assurance chômage.
L’utopie d’une bonne indemnisation pour tous et pour chacun ne laisse-t-elle pas craindre une fonctionnarisation de l’artiste ?
Tout dépend de ce que l’on met derrière la figure du fonctionnaire ! Si on y met une grande indépendance vis-à-vis de sa hiérarchie, comme dans la recherche, où on n’a pas vraiment de patron, où on choisit ce sur quoi on travaille, ce sur quoi il est important de travailler, la comparaison peut être intéressante. Le problème, c’est qu’en général, le fonctionnaire est assimilé à une routine administrative, bureaucratique. Ce n’est pas dans ce sens qu’on pourrait faire la comparaison.
Avec un salaire qui tombe invariablement, tous les mois, les fonctionnaires ne sont pas exactement dans la rétribution d’un travail. Il y a une forte déconnexion entre leur travail concret et l’activité qu’ils déploient, et leur certitude absolue d’avoir un salaire à la fin du mois.
En revanche, l’idée d’avoir des artistes d’État ne me paraît pas être la perspective défendue par les intermittents. S’émanciper du marché pour trouver un nouveau maître dans la figure de l’État n’est pas la meilleure chose à faire. Ce qui est important dans la fonction publique d’État, c’est l’indépendance vis-à-vis des élus, la notion de service public.
Que nous dit cette crise du régime intermittent sur la compréhension de ce qu’est le travail ? Et est-on au chômage de la même manière quand on est intermittent et quand on relève du régime général ?
Les institutions de l’emploi sont devenues petit à petit en France et dans d’autres pays occidentaux la seule manière d’organiser le travail. On ne peut travailler que si on a un emploi, un employeur, ce qui pose de nombreux soucis. Le grand classique est le problème du travail domestique, qui n’est pas comptabilisé dans le PIB dès lors que c’est une femme au foyer qui le fait, alors que la richesse, en valeur d’usage, est la même que si c’était un employé.
Le travail déborde toujours l’emploi. On travaille toujours sous multiples formes en dehors de l’emploi. Il suffit de penser au travail que font les retraités, sans lesquels de nombreux conseils municipaux ne fonctionneraient pas, sans lesquels on aurait de graves soucis de garde d’enfants. Il y a de nombreuses formes de travail en dehors des logiques de l’emploi.
Mais l’emploi est devenu très structurant, en particulier l’emploi à temps plein. Toutes nos institutions sociales se sont structurées autour du salarié stable, en CDI, à temps plein, et se sont adaptées à cette figure. On est dans une situation binaire : soit on est en emploi, soit hors emploi, et on demande aux chômeurs de ne rien faire, d’être oisifs. Avec l’idée que le travail recouvre l’emploi, et que tout le non-travail est du non-emploi.
Or les choses ne sont pas claires dans le cadre des intermittents, d’une part parce que la discontinuité de l’emploi, l’hyperflexibilité qu’ils connaissent, font que les épisodes d’emploi et de non-emploi s’emboîtent dans des temporalités très restreintes. Dans le même mois, on peut avoir plusieurs emplois, des contrats de travail de quelques heures. Les périodes d’emploi et de non-emploi sont imbriquées. Le travail, lui, est plutôt continu. Il répond à d’autres logiques, d’autres temporalités, qui se font en partie hors de l’emploi.
C’est quelque chose qui se généralise au-delà du secteur du spectacle, notamment dans les professions à caractère intellectuel. Le travail ne peut pas s’y compter de manière arithmétique. Un enseignant travaille en amont de son cours, réfléchit à ses élèves durant ses temps de transport. C’est son être entier qui joue dans le travail, qui n’intervient pas seulement de 9 heures à 17 heures.
Les indemnités chômage sont souvent perçues comme ce qui permet ce travail invisible.
De manière générale, l’assurance chômage est fondée sur le principe que les indemnités journalières remplacent le salaire, le poursuivent. Par contre, plus on travaille dans le temps, moins on a recours à l’assurance chômage. On a deux phénomènes : le calcul de l’indemnité journalière et le fait de la toucher ou non. Toutes les périodes ne sont pas considérées comme indemnisables. Si les salaires perçus dans le mois sont plus importants que le salaire de référence, on ne touche pas d’indemnités chômage. L’argent ne va pas uniquement à l’argent. Idéalement, c’est une logique de continuité de salaire.
Mettons qu’un intermittent fait dix représentations dans le mois. Il touche dix cachets ; mais les jours où il ne joue pas ?
Avant 2003, un jour non-travaillé était un jour indemnisé. Aujourd’hui, on n’est plus du tout dans cette logique. On est dans des calculs complexes, qui dépendent notamment de la somme gagnée sur ces dix cachets.
Depuis 2003, on a rendu le système plus complexe, incertain, on a ajouté de la précarité à la précarité, puisqu’on a ajouté la précarité de l’indemnisation chômage à celle de l’emploi. Avant, l’indemnisation chômage avait un caractère plus prévisible.
Nombre des revendications des intermittents portent plus que la qualité de l’indemnisation que sur la quantité. Leur revendication n’est pas de gagner plus ou beaucoup, mais d’avoir quelques certitudes.
On a compliqué les choses depuis 2003, ce qui fait qu’aujourd’hui, il y a des marges d’amélioration du système sans dépenser un euro supplémentaire.
Après, la question est de savoir si on veut rendre la vie difficile aux intermittents pour les décourager de l’être, ou si on admet qu’il existe des intermittents et qu’on trouve un système adapté à leur situation, sans chercher à les exclure ou à leur faire faire le deuil de leur vocation.
Que dit cette crise du régime intermittent sur la situation globale de l’emploi ?
Le marché du travail rejoint aujourd’hui ce qui existe depuis très longtemps dans le spectacle : depuis toujours, l’emploi est intermittent dans le spectacle. Les intermittents expérimentent des solutions, des manières de construire des continuités de revenus malgré la discontinuité de l’emploi, question qui se pose pour des millions de salariés.
On est arrivés à une situation dans laquelle on a 1, 7 million de personnes qui sont intermittents au sens général du terme, des chômeurs de catégorie B et C, c’est-à-dire des gens qui sont en activité réduite, ont un emploi et du chômage dans le même mois. Sans compter les salariés qui touchent aussi du RSA.
Pour ceux-là, la question se pose de savoir si on ne peut leur promettre que le plein emploi pour demain, la fin de la précarité, ou s’il convient d’admettre que la marche arrière est difficile et que dès lors, on peut s’interroger sur leurs droits ici et maintenant, pour faire en sorte que les salariés flexibles ne soient pas aussi des salariés précaires.
On a aujourd’hui un marché de l’emploi qui est segmenté, avec d’un côté des gens qui ont un CDI et de l’autre des précaires et des chômeurs. Il y a ceux qui veulent supprimer ce caractère binaire : ils sont pour le contrat unique par exemple, proposé par Sarkozy, qui avait proposé de supprimer la distinction CDD/ CDI et de faire en sorte que tout le monde soit moyennement précaire. Cette solution me paraît dangereuse car on aurait tendance à être tous précaires.
L’autre solution, qui me paraît plus intelligente, consiste à admettre qu’il existe deux segments et de renforcer les droits de ceux qui sont flexibles. De dire que les gens qui travaillent au bon moment et au bon endroit sont extrêmement productifs et sont précieux pour la collectivité, qui doit reconnaître leur importance et leur souplesse. De la même manière qu’on paie des pompiers en attendant qu’il y ait le feu !
Croiser les regards… avec la chronique de Fabien Ribery pour Les vies minuscules…
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