Guillaume le Blanc, L’insurrection des vies minuscules, Bayard, 2014, 155 p.
Savez-vous qui était le pire ennemi d’Hitler, son cauchemar récurrent?
Avez-vous perçu comme le diable se tord de crainte devant les vagabonds portant chapeau melon et chaussures trop grandes?
Rembobinez le film de votre vie, souriez de nouveau, voici Charlot, poings nus, gesticulant des jambes plus vite que tous les Goliath du monde, barbier d’un ghetto juif faisant hurler de rage et d’impuissance le dictateur universel.
Imaginer Charlot en frère de nos vies précaires, inventant une insurrection ancrée dans une modestie sans limite, vaincu finalement vainqueur, est la belle idée de l’essai de Guillaume le Blanc, professeur de philosophie à l’université de Bordeaux, L’insurrection des vies minuscules.
Si l’on se souvient bien sûr de la prose si précise de Pierre Michon célébrant à la façon d’une enluminure les êtres de peu (Vies minuscules) comme du brûlot L’insurrection qui vient, on peut penser aussi qu’il s’agit ici de retourner Péguy par le burlesque d’une figure de résistance clopinant du chef, refusant de faire de son humilité une soumission. On peut alors oublier d’être pétrifié par l’endurance de la pauvre rempailleuse de chaises face au destin – la mère admirable de l’hagiographe de Jeanne d’Arc et du peuple français - et revêtir un pardessus troué accueillant la grande ourse, le visage fardé à la façon du Pierrot de Watteau.
Quatrième de couverture: «La question de Charlot n’est pas: comment s’élever dans la société? Elle est bien plutôt: comment tenir le coup quand on est viré? Comment habiter le monde malgré tout? Comment se construire une niche écologique pour temps précaire?»
Mener une «vie-Charlot» consistera ainsi à se jouer de toutes les tentatives d’expulsion, et à revenir sur le devant de la scène, coûte que coûte, dans une présence inlassable, imposant aux nantis la persistance d’un corps qu’on pensait à tort subalterne. Souvenons-nous de la poussée d’Archimède apprise à l’école, et dont il n’est pas certain que les cadets de West Point, ou les joues roses des écoliers asservis à l’ingénierie du commerce, MBA en poche, se souviennent.
En décrivant la «common decency» de la classe ouvrière britannique, George Orwell faisait sans le savoir le portrait d’un petit saltimbanque de Londres ne cessant de courir. Rappel de la morale première du cinéma, ce que nous appellerons son hypothèse démocratique: filmer les invisibles, les abandonnés, les anonymes, et passer, reprenons le vocabulaire arendtien, de zoé à bios. Figurer le peuple, telle aura semblé être la tâche du petit clown ordinaire devenu superstar planétaire.
Il y a chez Guillaume le Blanc une attention au cinéma comme capacité quasi lévinassienne à faire du visage et du corps à l’écran une injonction éthique pour le spectateur – prendre soin de l’autre, fût-il spectral – qu’il s’agisse des personnages d’un film de Shohei Imamura (L’anguille), d’Aki Kaurismaki (L’Homme sans passé), ou de Charlie Chaplin.
Judith Butler (comment mener une vie bonne?) et le philosophe américain de La poursuite du bonheur, Stanley Cavell, sont évoqués: «Le cinéma est une perception de l’ordinaire. Il emporte avec lui une philosophie de la démocratie car il prête attention aux vies minuscules en les dotant d’une possibilité de conversation qui les soustrait à la tyrannie des autres et leur offre un chemin d’entente et de réconciliation.»
Le cinéma nous rend-il meilleur?
Charlot, frère turbulent du Bartleby de Melville («je préfèrerais ne pas»), et des déshérités de l’Amérique triomphante – les anonymes que Dos Passos, Walker Evans, Dorothea Lange ont su aussi montrer dans leur pauvre gloire – est un anarchiste, défiant tous les pouvoirs, travail (Les Temps modernes), Famille (Le Kid), Patrie (Le Dictateur), solidaire de tous les obscurs, émigrants, marginaux, désaffiliés et bannis de toutes sortes.
On vous considère comme un perdant? visez un peu la moustache du petit clown, c’est un défi, un emblème de révolte, un étendard tremblant: «Le parlement des précaires est une création de Charlot. Il les représente comme nul autre car il s’emploie à garder l’équilibre quand tout conspire pour le mettre à terre. S’efforcer d’apparaître veut dire trouver le fil suspendu dans le vide sur lequel il est encore permis de s’aventurer et de marcher, se créer une zone aménageable. C’est cela que l’oublié peut chercher à faire: se créer un habitacle pour temps précaires en lequel il est encore permis de ne pas totalement chuter.» En cela, la moustache est une maison en or cherchant son équilibre.
Nous sommes vulnérables, mais quelqu’un attend notre retour, une pauvre jeune femme en guenilles, ou un enfant pouilleux, avec qui l’on s’associe, un fils, un frère de misères.
Quand la vie n’est plus que bricolage permanent, débrouillardise de tous les instants, fuite devant la faim et la police, Charlot reste un espoir, puisqu’il est possible, dans la fragilité et le dénuement, de prendre soin d’aussi pitoyables que soi, et de faire de l’arythmie des éclopés une façon d’habiter le monde en symphonie.
Nous avons aussi le droit de chuter.
Croisez les regards, avec l’interview de Matthieu Grégoire, sociologue (propos recueillis par Natalia Leclerc).
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