« La grande inspiratrice, c’est la mort » est une sentence de Louis-Ferdinand Céline dont Hubert Selby Jr., le plus méconnu des écrivains reconnus, aura fait son emblème. Auteur d’un des livres phares du XXe siècle, Last exit to Brooklyn (1964) – une nouvelle traduction/résurrection vient de paraître - cet écrivain ayant connu la drogue, l’alcool, la prison, l’hôpital psychiatrique, est un miraculé. Atteint de tuberculose, opéré plusieurs fois (dix côtes et un poumon en moins), déclaré à plusieurs reprises « irrécupérable » par les médecins, Hubert Selby Jr. aura très tôt traversé la mort, et trouvé dans l’écriture les conditions de sa survie : « J’étais comme un cri cherchant sa bouche. »
N’ayant pu lancer dans l’univers qu’une poignée d’ouvrages, empreints de cruauté et de dérision – dont La Geôle, « livre le plus dérangeant jamais écrit » (dixit), publié cependant dans l’indifférence générale – Hubert Selby Jr. aura su combiner la violence et la sauvagerie insoutenable, à une volonté de sauver le monde, les plus misérables d’entre nous, ou les plus pitoyables : « Je pouvais menacer Dieu du poing » déclare-t-il à Ludovic Cantais, auteur d’un beau documentaire réalisé en hommage à son ami, mort peu après l’achèvement de son montage, en 2004, à Los Angeles, loin de ce New York où tant de proches avaient péri.
Publié une première fois en français en 1988, grâce à l’écrivain et journaliste Bayon (Libération), par les éditions Quai Voltaire, Chanson de la neige silencieuse, recueil de quinze nouvelles, était devenu introuvable. Nous le découvrons aujourd’hui, et remercions le ciel (la maîtresse aux cheveux roux) de nous avoir appris à lire, et même de nous avoir donné des oreilles (papa/maman et les mystères de l’amour), puisque Hubert Selby Jr. fait partie de ces écrivains que l’on peut quasiment lire en fermant les yeux, tant la langue, baignée d’argot new-yorkais et d’accents en surnombre, est d’une richesse à faire rougir nos tympans.
Remercions ici le traducteur d’avoir su restituer (l’œil écoute) les tessitures d’une phrase difficilement domptable, et écoutons/lisons ce passage (nouvelle Un peu de respect – un fils, trop absorbé par la télévision, ne dit pas bonsoir à un père revenant du boulot) mené tambours battants : « Attention, ou je vais te donner ce que tu mérites. Que se passe-t-il ? Morris, qu’est-ce que… Ôte-toi de là. Du vent ! Il repoussa son fils, et Maya s’écarta machinalement tandis que Morris faisait passer le poste [de télévision] par la porte et le jetait sur la pelouse. Maya et Milton le suivirent des yeux tandis qu’il se dirigeait vers le garage, Dorénavant, il va y avoir du changement, hahahahahahahaha, on me dira bonsoir, hahahahahaha !!! Il ressortit du garage avec un bidon d’essence et une hache. Son rire rauque et ses vociférations se prolongèrent tandis que qu’il abattait la hache sur le poste, et le tube explosa, éparpillant de gros morceaux de terre un peu partout, les mains de Morris coupées en plusieurs endroits se mettant à saigner, Maya et Milton hurlant, Milton tirant sa mère par le bras, ARRETE-LE, ARRETE-LE !!! et il courut vers la maison, sans cesser de pousser des cris perçants, et appela la police. (…) il y eut une centaine de personnes massées sur le trottoir et dans la rue pour regarder Morris qui lâcha enfin sa hache et versa de l’essence sur ce qui restait du poste, et il gratta une allumette et l’essence s’enflamma dans un grand PLOOUUFF, HAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHA, BRÛLE, MON SALAUD, BRÛLE, BRÛLE, BRÛLE !!!! »
Le lecteur, gagné peut-être, comme le critique bluffé, par la jubilation, comprendra qu’ici le rythme de la phrase conduit l’émotion, mais aussi l’habileté à mêler les voix en effaçant les seuils permettant habituellement de les distinguer – effet de métalepse narrative – dans une utilisation de la ponctuation parfois fantaisiste, et une volonté d’utiliser les répétitions à la façon d’une basse continue. Le lexique est simple, immédiat, la sensation de vie permanente. L’alternance en un même mouvement des pronoms de première et de troisième personne (Chanson de la neige silencieuse, ultime nouvelle) organise l’unité d’un monde traversé de mélancolie et d’accords majeurs, partagé entre Beethoven et Buck Clayton (trompette).
Multipliant souvent les gérondifs et les participes présents, l’auteur cherche avant tout à mener l’action allegro vivace, sans jamais épuiser le lecteur par des considérations psychologiques qui seraient de toute façon insuffisantes, au regard d’individus (le personnage protéiforme de Harry se retrouve dans plusieurs nouvelles) toujours proches du burn-out (L’été de la Saint-Martin). Une sensation imminente de catastrophe (Le biscuit porte-bonheur), l’impression que les obsessions des personnages sont les derniers garants de leur intégrité physique, leur seule chance d’échapper à l’implosion (l’image des seins de la passante de la nouvelle À quoi penses-tu ?), font des risques d’effondrement le sel douloureux de textes tendus entre folie (l’emportement dionysiaque des protagonistes de La dernière séance, ivres morts au cinéma), bad trip (Le bruit) et efforts héroïques pour tenir son rang (Salut champion).
Chez Hubert Selby Jr. les gagnants ne sont jamais sûrs de le rester longtemps, à l’instar du personnage de la nouvelle inaugurale du recueil, Le jour de chance du gros Phil : « et il ramassa les dés, et il y eut encore un abattage et maintenant, on l’bourrait de coups et il chialait presque mais il continuait à ramasser le pognon et on lui foutait des coups de pied au cul, Sale fils de pute. Allez, les mecs, foutez-moi la paix – pan – allez, merde. Rendez-moi ma brosse – pan – allez, merde. »
Quand le monde apparaît dans toute son incompréhension, sa déchirure fondamentale, Hubert Selby Jr. écrit La puberté, nouvelle bouleversante d’un adolescent irrémédiablement séparé de son enfance, perdu dans la ville, les larmes aux yeux.
Moineau sorti de l’enfer, l’auteur du Saule décrit ainsi des rêves (Des baleines et des rêves) exceptionnellement échappés d’insomnies soignées à coups de tranquillisants (Chanson de la neige silencieuse), le poids des responsabilités du mari modèle de l’american way of life étant parfois si difficile à supporter que seule une interminable promenade dans la neige permettra peut-être de le dissoudre, la joie venant après la mort.
La grande inspiratrice ?
« J’ai failli mourir trente-six heures avant ma naissance. Alors, quand je suis né, j’en voulais au monde entier. J’étais en colère, et depuis je n’ai pas changé. »
« J’avais peur de marcher sur les fourmis car j’imaginais que toute la famille viendrait se venger. »
« Dieu si doux, ne me laisse pas assombrir l’avenir de mon fils par mon passé de solitude. »
Ces trois phrases sont du même homme, n’y voyez aucune solution de continuité, mais un goût de la fraternité, blessé, rédimé.
Hubert Selby Jr., Chanson de la neige silencieuse, traduit de l’anglais par Marc Gibot, Editions de l’Olivier, 2014