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Visions de Barbès, Jeanne Labrune. 249 pages. Éditions Grasset. 

A la mort de son compagnon, l’acteur et scénariste Richard Debuisne, Jeanne Labrune, réalisatrice - Cause toujours ! (2004), Sans Queue ni tête (2010) – décide de sortir dans la rue pour chasser sa peine. Observant les vies cabossées, les trafics omniprésents, la folie ordinaire, se laissant emporter, corps exposé, par le flux des existences accablées ou indomptées, portant intérêt à la moindre conversation, Jeanne Labrune dresse le portrait d’un quartier aussi photogénique qu’agressif, violent, impitoyable. Barbès est un ogre dont les enfants se nomment vol, opacité, cigarettes de contrebande, misère, solidarités improbables, drôlerie jaune. La police tourne, le Samu se presse, les voleurs apprennent leur métier. Axiome : « Dans un quartier de hors-la-loi, celui qui applique la loi crée du désordre. »
Livre d’amour et de deuil en dix-neuf chapitres ou plans-séquences – « Scalp », « Louxor », « La fille en rose »… - Visions de Barbès, second ouvrage après L’obscur, d’un auteur sensible aux laissés-pour-compte, à la vie telle qu’elle se déploie dans son hors-champ, est écrit sans pathos. Aucune arabesque verbale dans ces pages, mais une grande qualité de regard, une façon de glaner des images et l’art d’aller très vite au cœur du sujet : « À Barbès, les misérables sont si nombreux qu’on n’y prend plus garde et qu’on vit en apprenant à se défendre d’eux. La plupart sont assis au bas des façades, couchés sur des matelas crevés, blottis dans des couvertures ou des duvets sales. Si on a du temps, on vérifie que les allongés sont encore vivants, en se gardant de leur parler pour ne pas être importuné, et puis on les oublie. » Si le sens de la politique est de rendre visible les invisibles, Visions de Barbès est un acte politique, d’autant plus efficace qu’il ne profère ou ne prêche jamais.
Titre probablement inspiré des Visions de Cody de Jack Kerouac – portrait du New-York des années cinquante en de multiples fragments, et du Dean Moriarty d’On the road, appelé ici Cody Pomeray, rétabli depuis peu en son véritable patronyme, Jack Cassady – le livre de Jeanne Labrune, loin de toute prétention exclusivement réaliste, invite l’imagination à prendre le pouvoir, afin de dire au mieux la singularité d’un lieu où survivre nécessite une capacité d’invention permanente. Chanson d’un quartier mal aimé, Visions de Barbès est aussi celle d’une passante ayant rencontré Le Roi des aulnes - moins strictement baudelairienne que benjaminienne (écrire pour les sans-nom, die Namenlosen) :

« La catastrophe individuelle et la solitude font surgir le monde dans sa complexité et son extrême cruauté, sans qu’aucun visage aimé, au premier plan, ne captive plus l’attention, ne réduise la rue à un décor dans lequel se vivrait notre histoire personnelle. La rue, c’est l’Histoire, le branle ordinaire du monde. » Les pages consacrées à l’instant de la mort d’un compagnon de haute complicité sont bouleversantes. Un écran d’ordinateur s’éteint, des cadres depuis longtemps accrochés tombent soudain, une vie a passé. Reste un précipice que l’on ne franchira pas tout seul. On regarde alors un tableau du dix-septième siècle, Bac aux environs d’Arnheim, de Salomon Van Ruysdael, et l’on se dit que pour Jeanne Labrune l’écriture est un charron convoyant un phénix : « Je refais le chemin de Pâques de l’année dernière, je me défends de chercher des Judas auxquels je pourrais faire porter le fardeau de ta mort. Je n’attends ni la résurrection, ni l’ascension, ni les langues de feu de la Pentecôte. Mais je pense aux colombes. »
Vivre dehors dès l’aube, fréquenter inlassablement les cafés qui comptent, Le Diplomate ou Le Panorama, véritables postes d’observation, se rendre disponible à ce qui vient, courir après les voleurs et leur offrir un verre, puis retourner à l’établi de l’ordinateur constituent l’ethos d’une femme cassée (titre d’une section), mais incroyablement vivante. L’église Saint-Bernard est un précieux refuge, la rue - une cour des miracles où les insultes pleuvent. Nous sommes indubitablement en France, mais aussi aux Etats-Unis, ou en Allemagne, en 1929, pendant la Grande Dépression. « Ce serait quoi, une vie ? » s’interroge cette femme courage, avouant finalement se sentir « de plus en plus étrangère au monde ». Pourtant, « il y a beaucoup de douceur dans le quartier le plus dur de Paris. La douceur de Barbès est veloutée comme la peau des bananes, elle a leur odeur fade et sucrée, leur couleur dorée tachetée de brun. C’est une douceur de plusieurs couches que mes yeux épluchent sans jamais trouver le noyau. »
Claire Simon filmait il y a peu la gare du Nord. Jeanne Labrune nous invite aujourd’hui à Barbès. A quand une fiction de Chantal Akerman sur Pigalle, ou un documentaire d’Agnès Varda sur la Goutte d’or ?
« Ressentir, comprendre, s’efforcer de demeurer libre et droit est le triptyque sur lequel se construisent la vie, l’écriture et le cinéma. »

 

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l'Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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