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Alice Vial et Sabrina B Karine co-signent le scénario du long métrage Les Innocentes (Agnus Dei à l'international), actuellement sur les écrans. Elles témoignent de ce riche et long parcours d'écriture qui a fait escale un an en Bretagne, en coaching d'auteurs, avant de décrocher une maison de production, Mandarin Cinéma, et une réalisatrice, Anne Fontaine. Rencontre.

L'histoire des Innocentes se base sur des viols commis en Pologne dans un couvent, lors de la Seconde Guerre mondiale, comment en avez-vous eu connaissance?

Quelques faits réels ont en effet inspiré cette histoire que nous avons inventée pour l'essentiel, du récit aux personnages. Le départ de notre projet a été une discussion avec Philippe Maynial, rencontré lors d'un concours de scénario (Prix Sopadin) où nous étions sélectionnées toutes les deux. Il a évoqué la vie héroïque de sa grand-tante Madeleine Pauliac, médecin militaire pour la Croix-Rouge en Pologne à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle gérait alors le rapatriement des blessés à l'hôpital français de Varsovie et a été conduite à entrer dans un couvent où elle a découvert des nonnes polonaises enceintes. Nous avons pu lire quelques documents médicaux et administratifs relatifs à sa mission à Varsovie mais rien de signé de sa main sur le drame du couvent. Nous nous sommes alors beaucoup documentées sur le contexte historique et la véracité de tels faits. Ces crimes existent malheureusement dans toutes les guerres et sont admis comme la récompense du guerrier.

En quoi était-ce une bonne matière à scénario?

C'est d'abord cette héroïne qui nous a inspirées ! Nous avons crée Mathilde (interprété par Lou de Lâage) à partir de quelques éléments biographiques sur Madeleine. Nous avions là un personnage féminin fort, pragmatique, confronté à une situation de conflit intense: elle doit tenir le secret de ces nonnes, obéir à sa propre vocation médicale, se soustraire à sa hiérarchie, prendre des risques. La matière était là, ces nonnes confrontées à la maternité, cette femme infirmière émancipée qui doit approcher leur intimité, leur traumatisme, leur foi.

Ce fut le personnage le plus difficile à écrire tout du long car il fallait s'en détacher, son profil a beaucoup évolué, nous lui cherchions des failles... C'est aussi l'histoire de sa rencontre avec la foi et avec différentes personnalités de nonnes, principalement la soeur Maria. Elles sont dans la dévotion mais ont un rapport négatif au corps alors qu'elle-même se voue à soigner des blessés, à sauver des vies.

Il y a une grande dramaturgie qui se nourrit de la dimension historique, le chaos de la sortie de guerre, et de l'atmosphère secrète du couvent...

Quelle (s) direction (s) avez-vous choisies dans l'écriture, quelles étaient vos intentions d'auteure?

Comment s'approprie-t-on cette histoire? Comment ces femmes font-elles pour se relever d'un tel traumatisme? Les réponses sont dans la capacité de résilience de chacun.

Écrire un tel scénario a supposé de se poser beaucoup de questions profondes et essentielles pour cerner notre propos. Qu'avions-nous à dire à travers cette histoire? Nous avions en main une richesse de thématiques à explorer, étape par étape, avec des écueils possibles dans le pathos, le mélo. Inconsciemment, on met beaucoup de soi en racontant une histoire et pourtant il faut prendre du recul, c'est difficile. Notre envie était de donner une portée humaniste à une histoire dure, de transformer les événements en force.

Comment s'approprie-t-on cette histoire? Comment ces femmes font-elles pour se relever d'un tel traumatisme? Les réponses sont dans la capacité de résilience de chacun.

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Vous avez bénéficié d'un coaching d'auteur par Marcel Beaulieu* lors d'une résidence au Groupe Ouest*, à Brignogan-Plages (Finistère nord) en 2011, puis au sein du Torino film Lab* en 2012. Que retenez-vous de ces sessions de travail pour l'écriture de votre scénario?

Les échanges ont été profonds et très constructifs, Marcel Beaulieu nous a aidées à "accoucher" de notre histoire. C'était notre premier scénario de long-métrage, on a beaucoup appris auprès de lui. Sans être interventionniste, il nous incite à nous poser les bonnes questions, à revenir à l'essentiel, à articuler nos idées en cohérence. Son coaching repose sur un échange en profondeur, ensuite on écrit seul, on soumet à sa lecture. Il reste à la bonne place, agit comme un miroir. De même avec la coach du Torino Film Lab (réseau européen) qui nous a suivies l'année suivante.

La rencontre avec les autres auteurs est aussi précieuse, on se confronte à leurs questions, leurs retours ne s'expriment pas dans le même langage que les producteurs. Ces sessions de travail, au calme, hors de son propre univers, offrent un environnement bienveillant et constructif, une parenthèse pour progresser. Le processus est intense, on y apprend à épurer, à clarifier. C'est essentiel, on y parvient mieux qu'en travaillant seul dans son coin.

Nous avons adoré être coachées, comme si on nous y étions prédisposées!

Quelles difficultés d'écriture ce processus a-t-il levé? N'est-ce pas plus complexe d'écrire à quatre mains?

Non ce n'était pas difficile d'écrire à quatre mains, ça marchait bien. Nous sommes toutes deux différentes, avec nos énergies propres mais nous partageons une pensée dynamique, nous aimons être constructives, avancer. Conscientes de nos forces et de nos faiblesses, l'égo était mis de côté. On "brainstormait" ensemble et on se partageait l'écriture des séquences. C'est agréable d'être à deux en confiance, on gagne du temps sur les erreurs, on partage une envie d'écrire un beau film.

Le travail du scénariste est souvent confronté à la solitude, or c'est important qu'il s'enrichisse régulièrement du retour des autres. On a ainsi tordu le scénario dans tous les sens pour construire ces personnages de femmes, on a poussé celui de Mathilde qui a été un temps plus âgée, plus dure, cynique, morphinomane... Qui étaient-elles, ces nonnes? Quels étaient leurs rapports à la religion, à la famille, aux hommes ? Comment vivaient-elles la communauté, le couvent?

Le travail de discussion entre nous et avec les coachs a été essentiel à notre écriture. Il nous remue et permet à la mécanique de s'articuler comme des poupées russes.

Comment s'est faite la transmission de votre scénario à la réalisatrice Anne Fontaine? Qu'a-t-elle laissé de côté ou sublimé de votre matière première?

L'envie de faire ce film est venue d' Isabelle Grellat, la productrice de Mandarin Cinéma, que nous avons rencontrée au forum des auteurs du Festival international de scénaristes, en 2011, où nous avons gagné notre sélection à la résidence Groupe Ouest. Depuis, elle nous suivait de loin.

On a développé le scenario jusqu'au dialogué sans avoir signé de contrat.

Isabelle l'a fait lire à Anne Fontaine qui était partante pour réaliser le film. Nous avons eu six mois d'échange avec elle, puis Pascal Bonitzer est intervenu sur la dernière version du scénario. Quelques éléments ont changé mais globalement la structure est restée fidèle à notre projet, tous les événements sont là. Ils ont fait un travail de simplification pour intensifier les personnages, enlever du surplus. L'histoire se joue en hiver et non plus en été, Mathilde est plus jeune que nous l'avions imaginée, plus crédible dans un parcours initiatique. Le personnage de Samuel a été créé, ce médecin avec qui travaille Mathilde est un élément rassurant, c'est un homme bien dans le paysage. Sa présence apporte un équilibre et même un peu de légèreté par l'humour.

L'approche de la religion a gagné en maturité, elle est devenue plus fine, dans les dialogues notamment.

N'est-ce pas un film marqué de l'empreinte des femmes?

C'est un film où beaucoup de femmes interviennent à différents titres dans le générique et pas les moindres. Anne Fontaine signe la réalisation, Isabelle Grellat est notre marraine de production chez Mandarin Cinema, Caroline Charpentier est chef opératrice, Anita Voorham est notre deuxième coach-scénariste. Les personnages sont aussi des femmes: Mathilde, une infirmière qui doit affronter sa hiérarchie masculine et des rencontres à risques avec des soldats russes pour aider des religieuses victimes. Pour autant, il ne s'agit pas de stigmatiser les hommes, mais de rappeler ce contexte de guerre au XXe siècle, de barbarie.

Faut-il une sensibilité féminine pour avoir une identification plus forte au film? Est-ce plus douloureux pour un homme d'être confronté à cette image d'agresseur? Nous avons écrit ce scenario pour toucher un public féminin comme masculin, avec une intention humaniste.

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Après ce premier long-métrage, n'avez-vous pas le sentiment que les scénaristes restent dans l'ombre?

C'est un travail de l'ombre en France, c'est certain et c'est un processus très long! Depuis l'envoi de notre premier pitch et la sortie du film, sept ans ont passé. Cela mériterait d'être davantage mis en lumière. Un film, c'est le résultat d'un travail collectif, il n'appartient plus à personne. En faire la promotion est un job assez costaud qui pourrait exprimer davantage de loyautés envers ceux qui ont travaillé pour cet aboutissement. Sortir de l'ombre c'est aussi sortir de l'isolement. De nombreux scénaristes se groupent aujourd'hui pour travailler dans une confrontation constructive, c'est un élan créatif.

Sur quoi travaillez-vous depuis? L'expérience Les Innocentes influe-t-elle sur la suite de votre carrière de scénariste?

Sabrina B Karine: Pour ma part, il y a eu un avant et un après ce scenario. Je ne travaille plus de la même façon aujourd'hui. J'ai beaucoup appris avec le développement de ce premier long-métrage et des nombreuses rencontres d'auteur qu'il a générées. Je suis membre d'un collectif de scénaristes, les Indélébiles, on se relit régulièrement les travaux pour s'entraider et j'ai créé la Scénaristerie, une association de développement pour coacher et mettre en avant les auteurs qui ne souhaitent pas réaliser. Ils sont souvent écrasés par les réalisateurs qui ne les citent même plus.

Depuis quelque temps, je participe à l'écriture de deux séries TV françaises, Fais pas ci Fais pas ça et Dix pour cent. J'ai aussi signé le scénario d'un projet de long métrage avec le réalisateur Léo Karmann, si tout va bien (avec les financements!), on commence le tournage cet été en Bretagne!

Alice Vial: C'est une grande joie ce film, il a passé le cap des 300 000 entrées en début de troisième semaine. Un premier long-métrage porté à l'écran, cela donne une légitimité. Mais à chaque scénario on repart à zéro, on a la même peur et la même excitation devant la page blanche. L'écriture des Innocentes m'a enseigné beaucoup pour gagner en souplesse et en agilité. Je pense être plus lucide sur le processus, je sens mieux comment aller à l'essentiel, j'ai intégré des automatismes. Mais j'ai encore beaucoup à apprendre, c'est un travail difficile.

Actuellement est co-produit par Zazie Film Le Noël des Eléphants que j'ai co-écrit avec Denis Ménochet. Je souhaite aussi avancer dans la réalisation. J'ai écrit et réalisé deux courts métrages, Gueule de Loup et L'homme qui en connait un rayon (en sélection au festival du film court de Brest en 2014). Un troisième court sera tourné cet été en Bretagne, devenue ma terre d'adoption!

J'écris par ailleurs sur un long-métrage au sein d'un atelier de scénaristes de la Femis que j'aimerais réaliser. Il y a aussi quelques projets de consultante et une dynamique avec Les Indélébiles et Sabrina. J'aime cette idée de collectif, on se soutient, c'est une émulation.

Propos recueillis par Marguerite Castel

Alice Vial Sabrina B Karine

* Marcel Beaulieu est un scénariste d'origine québécoise qui œuvre dans le monde du cinéma depuis 35 ans. Il a écrit ou co-écrit plus de quatre-vingt œuvres, majoritairement pour le cinéma (Marquise). L’ensemble des films qu’il a co-scénarisé ont été couronnés de plus de 200 prix nationaux ou internationaux, dont un Golden Globe pour Farinelli. Son parcours atypique l’a conduit à scénariser ou à donner des ateliers d’écriture aux quatre coins du monde, de Yaoudé à Alger en passant par le Burkina Faso, le Mali, la Belgique, la Suisse, puis de l’Inde au Congo Brazzaville et à Brignogan-Plages.

*Le Groupe Ouest, pôle de création cinématographique implanté en Finistère nord

Le Torino film Lab, plateforme européenne de cinéastes émergents

Les indélébiles, collectif de scénaristes

La scénaristerie, association de développement des scénaristes

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About the Author

Journaliste freelance, Marguerite écrit dans le Poulailler par envie de prolonger les émotions d’un spectacle, d’un concert, d’une expo ou de ses rencontres avec les artistes. Elle aime observer les aventures de la création et recueillir les confidences de ceux qui les portent avec engagement. Le spectacle vivant est un des derniers endroits où l’on partage une expérience collective (comme au Poulailler !).

 

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