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Le dernier roman de Catherine Cusset, L'autre qu'on adorait, entraîne le lecteur dans une chute vertigineuse, celle de Thomas, jeune homme plein d'avenir qui subit et semble parfois provoquer la fatalité de son destin. La lecture de ce récit est elle-même à la fois vertigineuse et éprouvante, car rien ne peut arrêter l'infortune qui s'attache aux pas du héros, et pourtant, on en vient à attendre le coup ultime qui l'emportera et qui, peut-être, mettra fin à sa souffrance et à cette machine infernale qui le détruit à petit feu. Ce roman est à la fois un éloge funèbre et une ode à cette vie brisée, un récit profondément ancré dans notre monde et une méditation métaphysique. 

Entretien réalisé à l'occasion de la venue de Catherine Cusset à la librairie Dialogues, le 19 octobre 2016.

Pouvez-vous évoquer le processus qui a conduit à l’écriture de ce roman ? Peut-on parler d’une autofiction, d’un roman à clés ? Comment avez-vous conçu vos personnages ?

Même si mon roman est inspiré d’une personne réelle, d’un ami qui a existé et qui s’est tué, et même si l’on peut y reconnaître en passant un certain directeur de thèse très connu, il ne s’agit pas d’un roman à clés, car on lit un roman à clés pour connaître les clés et non les personnages. Ce n’est pas davantage une autofiction. Plusieurs de mes romans se rattachent à ce genre : La Haine de la famille, Confession d’une radine, Jouir, Une éducation catholique, notamment, qui sont des explorations de quelque chose de moi ou à partir de moi. J’ai pu y travailler la relation mère-fille, la question de la sexualité, de l’éducation catholique.

Dans L’autre qu’on adorait, l’objet du roman, c’est l’autre. La confusion vient du fait que le « je » se prénomme Catherine. C’est le prénom de l’auteur, de la narratrice, mais elle parle à un « tu », dans lequel on peut voir également un « tu » que Thomas s’adresse à lui-même. Dans ce roman, j’ai souhaité recréer le point de vue de Thomas sur le monde. Même quand je parle de moi, je me place du point de vue de Thomas.

Une des phrases marquantes du roman est celle où Thomas dit à Catherine, qui a essayé d’écrire un roman sur ses amis et qui a, du point de vue de Thomas, échoué : « les gens ont quand même une vie intérieure ». Comment réussir à donner une vie intérieure à son personnage avec la deuxième personne ?

En imaginant ce qu’il pense et ce qu’il sent. Tout au long du roman, on a son point de vue sur sa propre vie, nourrie d’expériences sensibles, de la musique que j’imagine écoutée par Thomas, de films, d’impressions sur Paris ou sur l’Amérique vues par Thomas. J’ai imaginé, créé ce roman du point de vue de Thomas, et non selon ma perspective à moi.

Le « tu » n’est pas un procédé, je ne l’ai pas recherché : il s’est imposé. L’ami qui a inspiré le personnage de Thomas s’est tué il y a huit ans et demi. J’ai tout de suite écrit un prologue de quinze pages sur le deuil, l’écriture, en réaction à sa mort. Pendant longtemps, il a été le début de mon livre. Il ne reste de ce prologue que les deux pages de l’épilogue, les seules écrites de mon point de vue.

Une fois rédigée la partie intitulée « Triangles », qui porte sur sa jeunesse, sur son histoire d’amour avec Elisa, je suis restée bloquée, je n’arrivais pas à aller au delà. J’avais peur de ne pas réussir à écrire un livre qui lui rende hommage, qui lui rende justice, qui lui rende vie.

J’avais renoncé, jusqu’à un moment, il y a deux ans, où je nageais à la piscine à New York, et où soudain, comme lorsque vous méditez, m’est venue une phrase à la deuxième personne, une phrase de Thomas s’adressant à lui-même. J’ai alors eu l’intuition de sa très grande solitude. Et à partir de là, tout s’est déroulé.

Thomas est fondamentalement seul.

Les soixante dernières pages ont toujours été là, c’est d’elles qu’est sorti le roman, je ne les jamais retravaillées. En revanche, les cent pages que j’ai écrites il y a huit ans sont celles sur lesquelles je suis le plus revenue. Au fil du temps, je suis passée d’un projet à un autre : raconter une amitié, écrire un livre de deuil, et enfin, écrire le roman de la vie de Thomas.

La littérature vous apparaît-elle comme le moyen d’accéder à l’altérité ?

Oui, la meilleure. Ce roman est pour moi une façon d’être au plus près de Thomas et permet d’avoir de l’empathie pour lui, de le comprendre. Le « tu » s’adresse aussi au lecteur, et c’est ainsi, peut-être, que la distance entre Thomas et le lecteur s’efface peu à peu. C’est une façon d’accéder à l’autre en se mettant à sa place. 

Ce roman raconte-t-il une machine infernale, une tragédie ?

Oui. L’écriture de la fin, depuis le diagnostic de sa maladie jusqu’à sa mort, a été très rapide. Puis la difficulté a été de dégager la ligne qui menait à cela. Pour conduire à cette fin, j’ai trouvé le rythme petit à petit, je l’ai détecté, déterré. L’écriture du roman a été la quête de cette ligne droite. C’est le sujet du livre, cette ligne qui allait vers la fin.

Jusqu’à présent, je n’avais jamais écrit de livre chronologique. Celui-ci est chronologique sur une durée de vingt-deux ans. C’est la forme la plus banale, et j’avais peur que ce soit la faiblesse du livre.

En fait, c’est le sujet, ce temps qui se resserre, qui écrase Thomas. La ligne est d’abord joyeuse, puis petit à petit, telle une zip line, on ne peut plus décrocher, et Thomas part vers le vide. Le roman, c’est cette ligne qui tombe, qui chute, c’est la loi de la gravité. Tenez, La Loi de la gravité aurait également fait un bon titre pour ce roman !

Y a-t-il tout de même une portée satirique, à la David Lodge, dans la description du tout petit monde universitaire ?

Pas du tout. C’est un monde très dur, c’est vrai. Il est vu par les yeux de Thomas, qui ressent une extrême admiration pour l’université américaine, pour sa largesse. Puis il y découvre l’hypocrisie, le puritanisme, et cet univers prend une couleur moins gaie. Mais ce n’est que la réalité de la machine sociale qui le broie et non une caricature.

Un roman comme Problème avec Jeanne est plus satirique. Mais aujourd’hui, on ne voit plus le référent, et ce n’est pas cela qui fait l’intérêt du roman.

Ce sont aussi ses amours malheureuses qui tuent Thomas ?

Thomas a beaucoup de mal à surmonter une crise dans une relation amoureuse, du fait de sa pathologie. Il vit quatre grands amours et quatre grands échecs, alors que ces femmes sont aussi amoureuses de lui qu’il l’est d’elles. Thomas est un grand amoureux, mais aussi un grand paranoïaque, et il se sent trahi, abandonné par les femmes qu’il aime. La bipolarité donne sa dimension militante à mon roman : je souhaite qu’il aide à la compréhension, au combat contre l’ignorance que nous avons de la bipolarité. Thomas a mené une lutte contre un démon en déployant une force surhumaine. C’est bien un héros tragique, qui a affronté une puissance plus grande que lui.

Pourquoi cet amour de Thomas pour Proust ?

Proust est un géant, et Thomas de même. De là vient son amour pour l’immensité, le génie de Proust. La Recherche est une œuvre où tout est dit, pensé, senti, écrit. J’ai adoré écrire ce livre et relire Proust en même temps.

De plus, le sujet de cet immense roman est le temps. L’histoire même de cette œuvre est celle de la manière dont, par l’art et la mémoire sensible, Proust vainc le temps et donc la mort. Thomas, comme Proust, ne vit pleinement que dans les fragments de temps qui échappent au temps. Sa vie intérieure, c’est quand il séduit une femme, quand il écoute Beethoven ou Nina Simone, quand il savoure un verre de vin. Mais contrairement à Proust, Thomas perd son combat contre le temps. Il ne produit pas d’oeuvre. La vie matérielle, professionnelle, médiocre le rattrape au tournant, et il ne voit plus de possibilité de vivre.

Thomas est aussi un passionné de cinéma. En quoi retrouve-t-on cette dimension dans votre écriture même ?

On a souvent dit que mon écriture était très visuelle. En effet, je la sens proche du cinéma à l’américaine, où il s’agit de montrer au lieu de dire. J’aime que les sentiments passent par les actes et par les dialogues, plus que par l’analyse et l’introspection à la française.

Diriez-vous que le rythme du roman a un rapport avec le jazz, que Thomas aimait tant ?

Il faut dire que je ne suis pas du tout mélomane, et que je suis même plutôt une obsédée du silence. Mais certaines chansons m’ont bouleversée, et j’ai eu le désir d’arriver à écrire un livre qui bouleverse quelqu’un comme je l’ai été par ces chansons, « Strange Fruit » de Billy Holiday, « I put a spell on you » de Nina Simone. Ceci dit, le livre n’est pas écrit comme un morceau de jazz, qui a un temps cassé. Il ne s’envole pas à tout moment mais se resserre petit à petit comme un noeud de pendu…

 

Crédit photo: C. Hélie.

 

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).