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Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là. Les feuilles étaient balayées en larges spirales sur le parvis du Quartz. La scène du grand théâtre était, elle, caressée d’une toute autre ondée. D’un ballet de corps flottants comme portés par un vent bienveillant dans une danse enivrante : Rain, création hypnotisante de la chorégraphe belge Anne Teresa de Keersmaeker produite en 2001 à La Monnaie à Bruxelles et présentée sur la scène nationale pour la deuxième fois samedi 19 novembre, jour de tempête. 

 

Douchés par les flots de la cité portuaire, les spectateurs étaient accueillis par la délicate scénographie de Jan Versweyveld : parquet de bois clair, fin voile de fils semi-circulaire campant un sage rideau de pluie et chaises transparentes. Un écrin sobre finement complété par les tissus fluides et aériens qui habillaient les danseurs de beige, écru, corail, blancs, voire d’une touche de fuchsia, ultime audace vestimentaire.

Un ensemble uniforme contrarié par le mikado de traits géométriques qui fragmente le sol, genre scotch de peintre ou terrain de salle omnisports mélangeant la lignes des lancers francs du basket aux traits de démarcation des footballeurs. Ça pique l’œil soucieux d’harmonie mais passionne l’esprit curieux de comprendre la mécanique complexe des créations matheuses de la chorégraphe née en 1960. Car les lignes figurent la structure des différents tableaux de la pièce, comme la spirale d’or de la courbe de Fibonacci que les danseurs dévalent à plusieurs reprise en traversant les carrés du système mathématique.

 

Douce obsession

Oui, si la pièce semble être un tourbillon entêtant de dix corps mouvants, une agitation fiévreuse à laquelle le spectateur peine à trouver une cohérence, la construction s’appuie en réalité sur des principes très précis, qui permettent justement l’émergence de cette apparente anarchie que jamais un accident ne vient perturber. Tout est voulu : le pied d’une danseuse qui fait balancer une corde placée en avant-scène, ou le retour percutant des danseurs traversant comme un seul corps le rideau de fil, les mains caressant non-nonchalamment la fragile muraille de lacets pour la faire danser. 

Dans les corps des danseurs de la compagnie Rosas, tout en force et légèreté, tout en lignes et courbes, rien ne laisse transparaître raideur ou rigueur. Bien au contraire. Ils s’échangent regards et sourires complices, se portent, s’imbriquent, l’humanité transparaît jusque dans la main qui vient réajuster les cheveux dans un geste si assumé et redondant qu’il est suspecté d’avoir été chorégraphié.

Suspect car répété, puisque comme dans la grisante musique sérielle répétitive de Steve Reich, Music for 18 Musicians, la pièce consiste en une répétition par vagues du vocabulaire créé spécialement pour Rain. Un lexique de roulades, sauts, spirales, suspensions et tours notamment articulés autour de la « phrase des hommes » et de la « phrase des femmes », l’une des dichotomies figurant au répertoire des obsessions avouées de l’ancienne élève de Mudra, l’école de Maurice Béjart dans ses années bruxelloises.

 

Canon ou unisson

La répétitrice de la compagnie, Marta Coronado a d’ailleurs transmis la « phrase des femmes » à un groupe de danseurs chevronnés le matin du spectacle, lors d’un atelier de trois heures. 

Une lucarne sur l’univers de création de la compagnie. « Plié, plié, relevé », « lâche bras droit, lâche bras gauche », « big jump ! », « tac couteau change de direction »… Une fois la variation tout en contraste lignes-courbes transmise dans un français au doux accent ibérique (un nonante lâché à la volée trahit l’imprégnation belge), les danseurs sont invités à la mettre en scène en duo, trio, quartet ou quintet. Des compositions ensuite mises en commun sur le plateau, un trio rencontrant un quartet donne des circulations inattendues, une matière à travailler. « Allez-y, proposez-moi un canon ou un unisson », « respirez ensemble », encourage la danseuse. « Et voilà, on a composé un sextet ! » se réjouit-elle quand le courant passe.

Puis la danseuse raconte comment la création peut passer par ces étapes de composition en grands groupes puis décomposition en formations plus réduites. Un autre outil : le « rewind », le rembobinage littéral de la phrase commencée par la fin, un retour arrière sur la chorégraphie en repensant méticuleusement les spirales, les tours et les lâchers de la têtes qui deviennent des remontées par des chemins surprenants.

 

Ultime plongeon 

L’œil éclairé aura remarqué un de ces chemins capillotractés samedi soir : les danseurs forment une ligne autour d’un point central et tournent autour de cet épicentre, tel le faisceau d’un radar. Jusqu’ici, le procédé reste lisible à l’œil nu. C’est moins vrai quand les sept danseuses et trois danseurs commencent à échanger leurs places, se passant les uns devant les autres sans perdre l’harmonie de la ligne d’ensemble. C’est le déplacement de la « tresse », un procédé consistant à suivre un itinéraire dessinant une natte au sol. Démentiel de précision.

Cette précision défini le travail d’Anne Teresa de Keersmaeker. Mais derrière l’approche cartésienne de la structure, il reste une place au hasard et un espace pour la poésie, comme pour Rain, pièce entrée au répertoire de l’Opéra de Paris et inspirée du roman de l’écrivain néo-zélandaise Kirsty Gunn. « Sous la pluie nous pouvions enlever nos vêtements, rallier la plage et pénétrer dans le lac en un seul mouvement régulier et continu », dit le livre. « Rien d’autre n’existait à cette époque que ces deux enfants. Regardez-les. Ils sont deux et ils ont toute la plage pour eux, la blancheur des nuages et de l’eau qui tourbillonne à leurs pieds tandis qu’ils dansent, qu’ils dansent en rond, qu’ils dansent en rond à l’infini… À chaque tour qu’ils font ils rapetissent, ils s’éloignent, ils rapetissent de plus en plus dans le lointain jusqu’à ce qu’on ne puisse plus les voir du tout ». S’éclipsant tels les enfants du roman, les danseurs d’Anne Teresa de Keersmaeker se jettent dans un ultime plongeon derrière le rideau comme dans les flots, chahutent l’ordre des cordelettes en une vague légère avant de disparaître, laissant le public se rendre aux bourrasques de la rue du Château.

 

 

Crédit photos: Anne Van Aerschot

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