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« L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes :

Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. »

Clausule du texte de Perec, Espèces d’espaces, matrice d’Espaece, création d’Aurélien Bory, présentée au Quartz en octobre 2016.

 

Entretien avec Taïcyr Fadel, dramaturge, et Olivier Martin-Salvan, comédien, suivi de chroniques proposées par les étudiantes et étudiants du Master Management du Spectacle vivant de l’UBO

 

L’atmosphère du spectacle est post-apocalyptique.

Taïcyr Fadel : L’épisode fondateur dans la vie de Perec, que joue Olivier Martin-Salvan, est ce jour où sa mère a réussi à le faire passer en zone libre par la Croix-Rouge en lui disant qu’elle le rejoindrait, et où elle a été elle-même raflée. Perec en est resté mutique, et dans cette séquence, Perec essaie désespérément de parler. Tout le spectacle raconte cette disparition de la parole, c’est ainsi qu’il est créateur d’images.

La scénographie semble fondamentale dans ce spectacle : à quel moment a-t-elle été élaborée ?

Olivier Martin-Salvan : Aurélien Bory a l’habitude de commencer par la scénographie, qui est pour lui la matrice du spectacle. Nous sommes donc partis de rien, nous n’avions ni texte, ni personnages, ni intrigue, ni rythme. Nous avions cette structure de 2,5 tonnes et de 7 mètres 20 de hauteur, montée sur trente-deux roulettes. Aurélien Bory s’est demandé que tirer de cette scénographie.

Taïcyr Fadel : La structure représente un livre, avec les tentatives de lire ou d’écrire qui s’y réalisent. C’est aussi un mur, celui des souvenirs qui agressent Perec, et derrière lequel il n’y a rien, car le traumatisme vient justement de l’absence de souvenir.

Pour ma part, j’ai effectué de nombreuses recherches sur Perec, j’ai rencontré Paulette Perec, sa première femme, pour établir une passerelle entre les textes et le metteur en scène.

Qu’avez-vous trouvé dans les textes de Perec ? 

Taïcyr Fadel : Nous avons découvert que tout y est codé, notamment autour des chiffres, et notamment autour de ceux qui sont liés à la mort de sa mère, qui a été déportée. Le 11, le 43 sont très importants. Dans Espèce d’espace, la 43ème partie parle des Juifs.

Nous avons vu cet attachement aux chiffres comme une manière de lutter contre la folie. L’écriture de Perec repose sur ce paradoxe entre une écriture blanche, apparemment objective, et les épisodes traumatisants qui se cachent derrière. Au théâtre, c’est la même chose : derrière le trompe-l’œil, il n’y a rien. Avec ce rien, on peut montrer le doute. Perec a cette très belle phrase : « L’espace est un doute ». J’ajouterais que l’espace est une trahison. Le théâtre est une espèce d’espace.

Aurélien Bory a un parcours atypique.

Taïcyr Fadel : Aurélien Bory a fait une école de cirque avant de venir au théâtre. Avant cela, il avait fait des études de physique. Son théâtre est marqué par cette hybridité, de même que son équipe. Pour ma part, je suis aussi juriste et philosophe. L’hybridité, c’est aussi ce qui rend le théâtre démocratique : les choses y sont accessibles à tous, là où la danse est peut-être plus technique.

Et les artistes, comment ont-ils travaillé ?

Olivier Martin-Salvan : Nous avons répété pendant trois mois, sous forme d’improvisations, et dix jours avant, nous accumulions encore de la matière, parfois jusqu’à l’épuisement. Nous nous sommes imprégnés de la pensée de Perec, et avons procédé comme par écriture automatique. Nous sommes allés jusque là où elle nous a conduits. Finalement, nous n’en avons gardé que dix pourcents, mais nous avons été comme agis par l’espace, que nous avons à notre tour apprivoisé.

Il faut préciser que les techniciens eux non plus ne savaient pas, à dix jours de la première, ce qu’ils allaient faire ! Et pourtant, la finesse de leur travail est remarquable.

Et vous Olivier, quels sont maintenant vos projets ?

Olivier Martin-Salvan : Cette année, je me consacre à Espaece et à quelques autres créations. À partir de septembre 2018, je serai associé au théâtre de Saint-Étienne, et j’y serai le parrain de la trentième promotion de l’École supérieure d’acteurs. Il s’agit de transmettre au plateau, de diriger des projets pédagogiques.

Propos recueillis par Natalia Leclerc

 

Abîmer l’abîme 

S’ouvrir au monde, et s’y plier. Tel est le bras de fer, entre replis, géométries et expansion, qu’anime la Compagnie 111 au travers d’Espaece, œuvre polymorphe qui revisite l’Espèces d’espaces de Georges Pérec, dont l’écriture ne peut s’extraire de la déportation sans retour de sa mère.

Sur un plateau sans cesse remodelé par un mur-éventail monumental, entre humour et gravité, Espæce invite ses cinq artistes comme nous, spectateurs, au réexamen de nos instincts et de nos ressources, jamais prompts au ploiements, et inexorablement réinvestis d’un amalgame d’expressions défiantes, ici entre théâtre de signes, de contorsions, de cirques.

La lumière est filtrée, la menace, vrombissante et déjouée par une troupe à l’agilité certaine. Ainsi, ancrages et métamorphoses scéniques s’échinent tous azimuts et se magnifient le temps de duels muets (mués ?) mais jamais assourdis. Duplicités et mises en abyme s’imposent avec une qualité de relief étourdissante. Il est ici question de trompe-l’œil, d’articulations et d’explorations aussi ouvertes que refermées, d’anaplodiploses existentielles toujours nuancées, et réaffirmées par l’articulation des relations humaines en temps de guerre. En somme, tout concourt à transcender ces carcans ténébreux en bravades éclairantes. Une joute essentielle.

Cyrille Legros

 

Espæce, le spectacle d’un espace 

Interpellé par « Espèce d’espaces » de G. Perec, Aurélien Bory convoque le cirque, le théâtre et la musique pour explorer l’espace du spectacle. La poésie souligne la technicité d’une performance protéiforme tandis que les corps des circassiens et des comédiens tentent de laisser une trace de leur passage sur scène.  

Avec une articulation habile entre cirque, danse, théâtre et performance, Aurélien Bory imagine une structure polymorphe modulable, car l’illusion monolithique initiale laisse surgir la mobilité démesurée d’un panneau haut de sept mètres. L’espace, heurté par cette dynamique mécanique, absorbe le dispositif de théâtre jusqu’à faire spectacle par lui-même. La masse s’imprègne du moindre mouvement du plateau, qu’il provienne de la lumière ou des corps des acteurs. Cinq figures évoluent dans cet espace, à la découverte du vide, de l’obscurité, des aspérités, des altérités, et les émotions transparaissent derrière des gestes tendres, des échanges, des réflexes, des mises en situation étranges dont les tableaux se succèdent.

L’ossature ligneuse grince, crisse, agresse le silence, de toute sa hauteur. Elle se déploie, comme un livre que l’on ouvre. Les mains caressent, frappent, tâtent, glissent, lisent. Un spectacle aux paroles portées par les voix lyriques de deux chanteurs, dont les partitions alternent avec un fond sonore mécanique. Les bruits distordus, grinçants, parfois crispants, tissent une atmosphère suspendue. L’angoisse émerge entre les plaques de bois, déferle dans l’espace comme autant de vagues qui finalement s’apaisent avec un rythme qui se construit, à l’appui de la lenteur et d’une euphorie précipitée. Quant à la lumière crue, elle dessine les contours d’un imaginaire indicible, où la sobriété côtoie des ambiances proches de la science-fiction. Ainsi émerge la trame métaphorique d’un parcours collectif : entre la vie et la mort, le bruit et le silence, l’interaction et la solitude, les êtres tentent d’être.

Maïliz Topin

 

Portés par l’espace

Voici cinq artistes qui viennent de plusieurs univers et qui se rencontrent dans un espace « en essayant de ne pas se cogner » comme dit la citation de Georges Perec. Cette pluralité apporte de la poésie, et le mélange des disciplines, des personnalités et des corps nous emmènent dans un autre univers.

Cette propension à l’imaginaire est facilitée par le dispositif scénique : un imposant mur qui se déplace grâce à des techniciens de l’ombre. Portés par une atmosphère qui vacille entre ombre et lumière, un chant lyrique et un vrombissement qui résonnent encore à la sortie, nous étions emportés dans d’autres lieux. On peut s’imaginer devant une église, un train, une gare…

On commence à s’interroger sur l’histoire plus personnelle de l’auteur, Georges Perec, qui s’ancre dans l’Histoire malheureuse de la déportation que l’on entr’aperçoit à travers le monologue sans mots d’Olivier Martin-Salvan.

Les derniers mots inspirés par un dispositif vidéo, « ÉCRIRE, CRI, RÉÉCRI », nous laissent en suspens avec nos questions… est-ce écrire pour laisser une trace ? Est-ce créer une espèce d’espace à soi ? Est-ce l’Histoire qui se réécrit ?

Florent Alamelou et Roxane Torche

 

 

Jeu avec l’espaèce de jeu

Se laisser entraîner dans l’univers de Georges Perec par un mouvement perpétuel, au rythme d’une respiration à la fois spatiale, corporelle, mentale d’où émergent le geste, la ligne, la lettre.

Cette métaphore protéiforme, orchestrée par Aurélien Bory, met en scène une espèce de « théâtre physiologique » rassemblant cinq artistes : danseur, comédien, chanteuse, contorsionniste, acrobate qui jouent avec une paroi aux formes multiples dessinant dans l’espace un mur avec des portes qui claquent, un livre qui s’ouvre et se ferme, se déforme, une page qui se plie, s’enroule et se déploie…

Mise en mouvement poétique des corps se rejoignant autour de cette immense feuille inerte qui lui donne vie : souffle d’une partition intérieure se dépliant dans l’espace et embarquant le spectateur dans un ballet sans fin. Le circassien l’escalade, la contorsionniste s’y faufile, la chanteuse la fait résonner, le comédien s’y appuie, le danseur s’y cogne…

« L’espace sépare et relie… que se passe -t-il derrière le mur ? » G. Perec

Un rythme aux variations inattendues oscille entre lenteur et accélération, entre organique et mécanique ; imprègne le temps qui semble s’étirer dans l’espace matière de jeu.

Chaque corps y cherche le geste pour investir, parcourir, habiter l’espace.

La lumière y dessine la posture, la ligne, la lettre, la trace qui fait signe pour ne pas tomber dans le vide.

Le chant aérien suspend, dilate le temps dans un moment d’éternité.

La voix incarnée du comédien ébranle le mur à la quête du sens.

« Vivre dans l’espace ne va pas de soi : on peut le toucher, le rêver, l’imaginer, parcourir le monde, il y a plein de petits bouts d’espace. » G. Perec

Muriel d’Agostin

 

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

 

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