A Landerneau, vous vous êtes sans doute retrouvé avec votre enfant face au tableau La Danse peint par Chagall entre 1950 et 1952 et vous n'avez peut-être rien su lui répondre quand il vous a demandé pourquoi cet être mi-homme, mi-animal jouant du violon flottait dans les airs... Si vous êtes en quête d'informations, cet article est pour vous !
Pourquoi est-ce que ce tableau s'appelle la Danse ?
Dans ce tableau, tout le monde danse : le couple d'amoureux à gauche, l'être mi-homme, mi-animal, la femme qui tend le bouquet. Le cercle placé entre ces deux derniers peut évoquer une piste de danse. Le peintre à droite semble aussi esquisser un pas de danse avec un coq. Mais c'est surtout le groupe de femmes tout en bas qui donne son titre au tableau. Chagall semble relater ici un épisode de l'Ancien Testament. Ces femmes très gracieuses forment une ronde et dansent au rythme du tambourin que l'une d'elles tient au-dessus de sa tête. Il s'agit sans doute de Myriam, la sœur de Moïse.
Pourquoi dansent-elles ?
Myriam et ses compagnes remercient le Seigneur qui les a sauvées du massacre. En effet, la mer Rouge s'est ouverte, par miracle, devant le peuple d'Israël pour se refermer aussitôt, lui permettant d'échapper aux Égyptiens. Chagall peint cet épisode en 1955 (La Traversée de la Mer Rouge). Dans la Bible, on nous dit aussi que Myriam chante : «Chantez le Seigneur, il a fait un coup d'éclat. Cheval et cavalier, en mer il les jeta ! » Le Seigneur leur manifeste sa présence en les éclairant d'une lumière orangée, provenant d'un cercle solaire.
Mais je n'ai pas l'impression d'être dans un passé aussi lointain.
Et tu as raison, Chagall aime rendre les mythes proches de nous aussi bien dans le temps que dans l'espace et c'est pour cela qu'il situe la scène à Vence, une cité médiévale du Sud de la France que l'on reconnaît sur le tableau à son enceinte elliptique et à son clocher. La mer toute proche sur laquelle vogue un bateau confirme cette impression d'être proche de la Méditerranée.
Qui est ce musicien avec une tête d'animal ?
C'est ce que l'on appelle un être hybride : son corps est celui d'un homme mais sa tête est celle d'un animal : celle d'un taureau, peut-être. Il danse lui aussi, flottant dans les airs, ne semblant pas soumis aux lois de la gravité. C'est ce que l'on appelle en yiddish, la langue d'Europe centrale parlée par les Juifs, un Luftmensch, c'est-à-dire « un homme volant ». À l'origine, ce terme est négatif et s'applique à quelqu'un qui passe son temps à rêver et qui n'a donc pas les pieds sur terre. Chagall transforme le sens de ce mot et lui confère, grâce à sa peinture, une valeur positive. Cet être mi-homme, mi-animal joue du violon et semble faire danser tous les personnages qui l'entourent : il danse et joue de la musique en même temps.
Il porte un drôle de déguisement !
En effet. Son habit d'un rouge intense strié de losanges n'est pas sans rappeler Arlequin, un personnage de la Commedia Dell'Arte. Par sa pauvreté, cet Arlequin ferait allusion aux musiciens klezmer – musiciens juifs d'Europe centrale et de l'Est – à la vie itinérante et aux conditions de vie précaires. Mais il pourrait aussi faire allusion à Nijinsky, un célèbre danseur et chorégraphe russe que Chagall a rencontré à Paris en 1912, lors d'un ballet intitulé Le Spectre de la Rose. Le peintre, en le mettant au centre de sa toile, rend hommage à son compatriote.
Il faut aussi noter que la couleur rouge n'a pas été choisie au hasard. Dans le disque chromatique, le rouge est la couleur complémentaire du vert…
C'est donc pour ça que Chagall a peint cette femme en vert ?
On peut l'expliquer ainsi. Cette femme tout de vert vêtue et à la chevelure bleue paraît de prime abord assez énigmatique. On pourrait penser qu'elle dansait avec Myriam et que Chagall l'a comme extraite du groupe afin de lui donner un rôle plus important : elle se trouve en effet sur un axe fort du tableau, sur la diagonale qui part de la droite et qui remonte vers l'être hybride et le couple d'amoureux. Son bras droit tendant le bouquet accentue d'ailleurs cette diagonale. Cela permet aussi au peintre de faire le lien entre les parties inférieure et supérieure de sa toile.
Je n'arrive pas à comprendre qui elle regarde.
C'est un peu troublant, effectivement. Personne ne la regarde alors qu'elle tend un superbe bouquet de fleurs à l'être hybride. Mais ne nous inquiétons pas pour elle car, dans les tableaux de Chagall, les personnages se regardent rarement !
Cette femme à la chevelure flottante semble être une de ses ferventes admiratrices. Certains critiques d'art pensent que cette femme rend hommage à la musique et à la danse. Mais je pense que l'on peut aller plus loin dans l'interprétation.
Mais je ne vois pas ce que l'on peut dire de plus. Tout me paraît clair !
Et pourtant, nous n'avons pas encore évoqué Chagall qui se représente devant un chevalet, avec une palette et des pinceaux à la main. C'est ce que l'on appelle un autoportrait, un genre que Chagall affectionne particulièrement. On le retrouve, en effet, dans de nombreuses toiles à différentes périodes de sa vie. On est dans son atelier. Les courbes ont ici disparu pour laisser place à des formes plus acérées : les triangles se multiplient.
On dirait que le tableau que Chagall est en train de peindre est cassé…
C'est vrai : un bout du tableau est tombé au pied du peintre. Il s'agit d'une mise en abîme, c'est-à-dire d'un tableau dans le tableau. Les avis divergent sur le personnage qui se trouve sur cette toile. Certains y voient le Christ sur sa croix. Sa présence donnerait ainsi un caractère sacré à la danse et à la musique. D'autres pensent qu'il s'agit de Chagall se représentant la tête à l'envers. Les tons gris du tableau ainsi que le sujet plutôt banal suggèrent peut-être un manque d'inspiration, une sorte de passage à vide.
C'est bizarre ce coq !
C'est d'autant plus étrange qu'il est de couleur violette. Chagall l'enlace comme s'il s'agissait de son animal de compagnie. Le coq est un animal très présent dans sa peinture (Homme-coq au-dessus de Vitebsk, 1925, ou Le Coq, 1928 et 1947). Dans la religion juive, il symbolise la créativité et la vitalité.
Cela veut donc dire que Chagall retrouve l'inspiration !
C'est exact et c'est peut-être pour cela qu'il a la tête à l'envers : un changement s'est opéré en lui ! Si on regarde bien, un aplat de couleur jaune très lumineux a remplacé le morceau manquant de la toile, ce qui signifierait que toute la partie grisée pourrait disparaître au profit de cette lumière solaire, dont le violet est la couleur complémentaire, symbolisant ici l'inspiration revenue.
Mais alors, le couple d'amoureux, l'être hybride et la femme au bouquet sont le sujet que Chagall est en train de peindre dans le tableau…
C'est une interprétation tout à fait plausible ! Ils pourraient prendre la place de cet homme à la tête renversée. Pour l'instant, ils ont envahi l'esprit du peintre dans lequel ils se trouvent comme en lévitation. Chagall nous montre ainsi ce moment où l'artiste trouve l'inspiration, moment unique où la joie explose et où la vie vibre de façon intense. Ce n'est donc pas seulement un hommage à la musique et à la danse, mais une renaissance grâce à l'art en général que veut nous faire partager le peintre. Le bouquet bleu nuit tacheté de rose en est le symbole : il est cet instant magique où l'idée jaillit, comme nous le prouve la volute qui s'en échappe et qui devient un ornement végétal occupant tout le haut de la toile reliant le tableau que Chagall est en train d'exécuter à tous ces personnages sortis de son imagination.
On n'a pas encore parlé du couple d'amoureux ? C'est qui ?
On aperçoit à gauche une jeune femme dénudée aux yeux noirs et au teint très pâle ainsi qu'un homme jaune dont le visage est de profil. Ils sont tendrement enlacés, leurs bras formant une arabesque. Ils symbolisent l'amour parfait. Il s'agit en fait de Chagall et de Bella, sa première femme, son premier amour, sa muse, sa source de vie. Quand il peint ce tableau, Bella est morte depuis plusieurs années. Mais en ce moment si particulier, Chagall ne peut s'empêcher de penser à elle pour que son bonheur soit absolu.
Je ne pensais pas qu'il y avait autant de choses à dire sur ce tableau.
Ce tableau est d'une incroyable richesse ! Mais même sans savoir tout cela, on peut apprécier cette toile. La palette de couleurs mêlant couleurs chaudes et froides ainsi que la grâce des personnages peut absorber le spectateur qui a la possibilité d'imaginer une histoire toute différente de celle que je viens de te raconter. C'est ce qui fait la force d'une œuvre !