Nous avions presque oublié cette manière de philosopher qui privilégiait des dispositions affectives chargées de nous révéler le sens de l'existence. C'est Sartre qui l'avait introduite en France avec La nausée. Souvenez-vous de cette étrange description d'une racine de marronnier à la vue de laquelle Roquentin était pris par une sorte d'extase qui lui découvrait la contingence du monde. Certes, Sartre n'inventait rien. Il reprenait à son compte le geste heideggérien qui avait fait de l'angoisse ce sentiment métaphysique susceptible de nous faire accéder à ce moment où les choses basculent dans le non sens.
Peut-être avons-nous oublié ces affects révélateurs du sens de l'existence parce qu'ils n'étaient pas des plus joyeux : la nausée, l'angoisse, mais aussi l'ennui (Heidegger encore) ou la fatigue (Lévinas). Mais il serait dommage d'oublier la raison de cette façon de philosopher si nouvelle à l'époque.
À vrai dire, nouvelle, elle ne l'était qu'à moitié et elle se revendiquait d'ailleurs d'une tradition remontant aux origines de la philosophie. Après tout, Platon et Aristote n'ont-ils pas eux-mêmes invoqué un affect comme déclencheur du philosopher : l'étonnement ? Mais la nouveauté n'était pas là.
L'enjeu était de déplacer le sujet cartésien. Sommes-nous vraiment ce sujet décrit par Descartes comme transparent à lui-même et maître de ses pensées ou ne sommes-nous pas plutôt cet être affecté par l'inquiétante étrangeté du monde et qui cherche à s'assurer une certaine maîtrise sur ce qui l'entoure? Heidegger forgeait le concept d'être-là pour caractériser notre mode d'être en tant que nous sommes traversés par cette lancinante inquiétude du sens.
On peut considérer que François Jullien renoue avec cette famille philosophique. Mais il s'agit pour lui d'aller plus loin. L'être-là heideggérien conserve encore beaucoup trop la trace de ce solipsisme toujours dénoncé par les philosophes et pourtant toujours secrètement, insidieusement, présent. Or, nous ne sommes pas ces êtres clos sur eux-mêmes, autonomes et hantés par leur propre solitude. Nous sommes des êtres de relations. Nous sommes même des êtres produits par nos relations. Mais n'y aurait-il pas alors une disposition spécifique, un sentiment, un affect manifestant cette manière d'être comme arrachés à nous-mêmes pour être auprès de l'autre ? Si, bien sûr ! Et cette expérience unique et pourtant si commune, c'est celle de l'intime.
Voilà la trouvaille de François Jullien. Voilà le filon qu'il exploite dans cet ouvrage qui vient de paraître intitulé Près d'elle sous-titré Présence opaque, présence intime, et qui fait suite à De l'intime, Loin du bruyant amour (2013). L'intime est cette expérience partagée qui nous révèle que nous ne sommes pas des individus séparés qui entrons en relation, mais bien des êtres entre lesquels se nouent des histoires, entre lesquels s'échangent des paroles, entre lesquels se vivent des sentiments. "Entre lesquels". Voilà ce que révèle l'intime : que ce qui se joue réside dans cet espace, dans ce écart, dans ce "entre" qui nous lie.
Mais qu'est-ce que l'intime exactement ? Le dictionnaire nous livre le paradoxe de deux définitions contradictoires. D'un côté, l'intime désigne ce qui nous est le plus intérieur et que les autres n'atteignent pas, ce qui est au plus profond, ce qui est le plus enfoui et qui se dérobe au regard indiscret d'autrui ; mais d'un autre côté, l'intime signifie la relation à un autre privilégié, l'ami(e) intime, celui ou celle qui partage cette intériorité secrète à l'exclusion de tout autre. L'intime est donc à la fois ce qui exclut et ce qui inclut l'autre. Il ne s'agit d'ailleurs pas tant d'une contradiction que d'une tension secrète qui dialectise notre rapport à l'autre.
Pour mieux saisir cette tension, il est nécessaire de suivre l'histoire de ce sentiment au moment même où il éclot. Parce qu'il y a bien une histoire et donc une naissance de l'intime. François Jullien n'hésite pas à affirmer qu'"il n'y a pas eu d'intime grec" et que c'est tout autre chose que nous livre Homère des rapports, aussi tendres soient-ils, entre Hector et Andromaque. De même qu'il n'y a pas l'équivalent de cette relation intime dans la culture chinoise - et nous savons tous quel sinologue il est.
On peut repérer une première élaboration de l'intime chez saint Augustin. Cet Autre à qui il dévoile son intériorité la plus cachée, c'est Dieu lui-même. Les Confessions articulent ce paradoxe qui sera au fondement de toute relation intime : celui-là même qui m'est transcendant, puisqu'il est la transcendance par excellence, me devient immanent en ce qu'il m'atteint au plus intime de mon intime. Le moi s'arrache à son solipsisme parce qu'il s'ouvre au toi auquel il se confie. Le je advient dans sa relation à un tu qui le pénètre au tréfond de lui-même.
Mais ce sont d'autres confessions qui parachèveront cette naissance de l'intime. Plus proches de nous, Les Confessions de Rousseau vont promouvoir un intime humain. Ce que découvre Rousseau, c'est ce sentiment à la fois "plus doux" et "moins impétueux" que l'amour, ce sentiment qu'il ne sait nommer, mais dont la particularité, commente François Jullien, est qu'il n'a plus "de visée sur l'Autre", qu'il est "dégagé de toute finalité et de tout intérêt". Ce sentiment de l'intime se nourrit de connivence, d'entente tantôt silencieuse tantôt bavarde, de gestes exprimant ce dedans partagé, de riens qui permettent de s'éprouver exister - au sens fort d'ex-sister, c'est-à-dire de se tenir hors de soi près de l'autre en éprouvant sa présence.
Près d'elle, Présence opaque, présence intime, l'ouvrage qui vient de paraître, prolonge De l'intime mais en diffère quelque peu par son objet. Si celui-ci appréhende l'intime comme une ressource morale, celui-là fait de l'intime la solution d'un problème métaphysique.
L'intime une ressource morale ? N'est-ce pas beaucoup demander à une expérience importante certes, mais néanmoins limitée, circonscrite, dans nos existences ? François Jullien avance précautionneusement et anticipe les objections. L'idée majeure est de passer d'une morale du devoir à une morale de l'épanouissement. Peut-être "éthique" serait-il un mot plus adéquat. C'est d'ailleurs celui qu'il utilisera dans Près d'elle. Ce qui compte dans l'intime est "la qualité de la relation engagée" et non plus "le mérite attribué à mon action". Il ne s'agit donc plus de mettre l'accent sur la bonne volonté d'un sujet qui s'élève à la moralité en s'astreignant à obéir à une règle, mais sur cette ressource d'humanité découverte dans l'intime. Contre une universalité intenable, seule cette expérience de l'entre-nous permet d'abolir la frontière entre le dedans et le dehors. Aussi ne faut-il pas interpréter cette promotion du partage dans l'intime comme un repliement sur un dedans rétréci. C'est bien au contraire la capacité de se livrer à l'autre, capacité devenant une nouvelle manière d'être, un nouvel éthos.
Si c'est sur l'éloge du vivre à deux que s'achève logiquement De l'intime, c'est sur la difficulté de ce même vivre à deux que s'ouvre Près d'elle. Le problème est si simple qu'il en paraît trivial : avec le temps, les sentiment s'émoussent, le désir perd en intensité, l'habitude engendre la lassitude. Mais François Jullien refuse ce constat platement psychologique pour débusquer, cachée derrière cette évidence trop simple, une fatalité d'ordre métaphysique. Toute présence, que ce soit celle de l'être aimé, celle d'un paysage familier ou de notre univers quotidien, toute présence tend à se défaire dès qu'elle s'installe. La présence se perd en perdurant, elle devient opaque, on ne la voit plus. Paradoxalement, c'est son succès qui signe son échec : "elle ne disparaît pas, elle désapparaît". Et il ne s'agit pas là d'une faute qui nous incomberait à nous sujets tristement déchus. Non, "la défaillance est dans l'Être".
Une riposte traditionnelle pour désamorcer cette défaillance est le théâtre. Comment préserver l'intensité de la présence sinon par sa re-présentation ? Contre Platon, la mimèsis n'éloigne pas de la réalité, elle la ravive en la circonscrivant, en l'enchâssant, en l'encadrant. Qu'elle soit théâtrale ou picturale, la représentation sauve la présence de son opacité.
Mais c'est à une autre stratégie que s'en remet François Jullien pour sauver la qualité de présence de la présence : la ressource de l'intime. Seul l'intime est susceptible sans cesse de maintenir l'Autre en sa présence, d'entretenir la tension de l'entre-deux. C'est parce que "je me laisse déborder par toi, toi étant au plus dedans de moi" qu'un entre se déploie entre nous. L'intimité n'est pas fusionnelle. Elle cultive au contraire un écart qui institue l'un et l'autre en pôles d'intensité, un retrait qui manifeste la présence et désamorce tout risque d'opacité.
On se surprend cependant à s'interroger : n'est-il pas illusoire de demander à la relation intime de pallier sa propre défaillance ? Car c'est bien de cela dont il s'agit : raviver l'intime dans la vie à deux quand celle-ci s'étiole d'avoir perdu l'intensif de l'intimité. Il est d'ailleurs curieux que François Jullien se soit délibérément privé du secours de la vertu en l'assimilant trop vite à la règle morale. Car la vertu n'est pas le devoir. Telle que la définit Aristote, elle est une disposition qui se développe à l'occasion d'une pratique et institue progressivement sa propre norme, son propre horizon d'excellence au sein de cette pratique. Ne pourrait-il pas y avoir une vertu de l'intime, une capacité à maintenir cet intensif, cette qualité de présence qui empêcherait la vie à deux de s'abîmer dans la durée ?
Un scrupule pour finir : peut-on vraiment déployer une éthique à partir de cette analyse de l'intime ? Peut-on résoudre un problème métaphysique - celui de l'opacité du réel - par la stratégie du vécu de l'intimité ? Faire l'éloge du vivre à deux est une chose, mais doit-on pour autant accorder tant d'importance à un concept dont le champ est, finalement, réduit ?
Pourtant, notre difficulté est souvent de trouver l'articulation entre une théorie du sujet et une théorie politique. Comment passe-t-on du je au nous ? L'inquiétude contemporaine concernant la difficulté du vivre ensemble a pour enjeu la défaillance de cette articulation. Il n'est évidemment pas dit que le "nous deux" soit un premier pas vers le "nous tous". On pourrait même, avec de bonnes raisons, penser le contraire. On peut cependant accorder à François Jullien qu'une éthique de l'intime permet au moins de se déprendre de soi. Il reste à voir si, vraiment, l'apprentissage du respect de l'autre intime peut devenir la ressource du respect de tout autre.