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On déplore souvent la difficulté de lecture des ouvrages de philosophie. Les reproches sont toujours les mêmes : la pensée est trop dense, le langage jargonne, et le jeu des références exige du lecteur une culture de spécialiste. Bref, ces ouvrages ne sont écrits que pour les initiés puisque, c'est bien connu, les philosophes n'écrivent que pour d'autres philosophes. La sempiternelle question est alors : comment s'initier ? Par où commencer ? Y a-t-il un ouvrage qui permettrait au profane d'entrer en philosophie ? Eh bien oui, cet ouvrage existe mais depuis peu ! Il vient d'être traduit en français : c'est le livre de Michael Sandel intitulé Justice. Phénomène d'édition nous dit la quatrième de couverture qui exalte les millions d'exemplaires vendus dans une trentaine de langues ainsi que les millions de vues sur You Tube - puisque, bien sûr, le livre s'accompagne de conférences plus populaires encore que l'ouvrage lui-même. Les plus malveillants (ceux-là mêmes qui déplorent la difficulté de lecture de la philosophie) risquent de se montrer soupçonneux et se demander si c'est bien encore de la philosophie quand l'accès en est si aisé !

Cet ouvrage a d'abord été un cours de philosophie politique pour les étudiants en licence à l'université de Harvard. J'ai longtemps pensé que, sur le même sujet, l'excellent ouvrage de Will Kymlicka était indépassable. Il reste, certes, une référence, mais celui de Michael Sandel est remarquable de clarté et de simplicité. Le livre retrouve "quelque chose de l'entrain" (p. 395) qui présidait au cours lui-même. Il s'agit de la présentation et de l'examen des grands courants de l'éthique et de la justice - courants qui servent de repères majeurs aux débats et controverses de notre modernité.

Seulement, Michael Sandel n'est pas seulement un professeur de philosophie, c'est également un philosophe. Cela signifie qu'il ne se contente pas de brosser un panorama des mouvements majeurs de la pensée politique contemporaine, mais qu'il prend parti. C'est pourtant assez tardivement, dans le dernier cinquième de l'ouvrage, dans un chapitre intitulé "Justice et liberté" (p. 320), qu'il se démasque et dévoile son angle critique. C'est seulement là que l'on comprend clairement la nature des attaques contre l'utilitarisme ou contre le libertarisme ainsi que cette distance polie à l'égard du libéralisme de Rawls. Car, aussi bien pesées que soient ses critiques, il faut bien savoir d'où elles se situent pour être en mesure d'en apprécier ou non la pertinence.

Michael Sandel appartient à ce courant que l'on qualifie de communautarien. Il s'agit d'une étiquette qu'on lui a attribuée dès son premier grand ouvrage et avec laquelle il se dit mal à l'aise. Il s'en explique d'ailleurs à nouveau dans Justice : le label est trop sujet à ambiguïtés. Mais pour bien comprendre sa position, peut-être est-il nécessaire de reprendre le fil chronologique des débats qui ont animé la vie universitaire nord-américaine en philosophie politique dans le dernier quart du 20ème siècle.

Tout commence avec Théorie de la justice de John Rawls, paru en 1971 : c'est cet ouvrage majeur qui est au cœur des controverses qui vont suivre. L'ennemi théorique de Rawls est l'utilitarisme, cette philosophie simple et intuitive qui remonte au 19ème siècle et qui se trouve tellement en phase avec le consumérisme américain. L'utilitarisme prône « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre », ce qui, à première vue, semble particulièrement louable. Pourtant Rawls formule deux objections. D'une part, il déplore son aspect sacrificiel : ne court-on pas le risque, dans la recherche du plus grand bonheur, de sacrifier les intérêts d'une minorité au profit de ceux de la majorité ? Peut-on accepter, par exemple, une expérimentation médicale sur des sujets humains non consentants même si c'est pour le bénéfice à venir du plus grand nombre ? D'autre part, Rawls refuse l'idée que l'Etat puisse décider de ce qu'est le plus grand bonheur et mener une politique publique en ce sens. Dans une société pluraliste, c'est à chacun de choisir le genre de vie qu'il veut mener, et l'Etat doit simplement se contenter de rendre possible la coexistence de genres de vie différents. C'est ce que Rawls appelle la nécessité de faire primer le juste sur le bien.

Comment concevoir alors une société juste rendant possible cette coexistence des projets de vie individuels les plus différents ? La solution est le point le plus connu de la théorie de Rawls : il s'agit de cette expérience de pensée dite du voile d'ignorance. Imaginons que nous soyons en charge de décider des lois les plus justes d'une société dans laquelle nous serions appelés à vivre sans savoir quelle serait notre situation en termes de couleur de peau, de sexe, de qualités intellectuelles, de richesses, etc. Quelles lois choisirions-nous ? Evidemment, dit Rawls, nous ne choisirions pas une conception utilitariste par crainte de nous trouver dans la minorité sacrifiée. Nous nous porterions d'abord, pense-t-il, vers une conception égalitaire des libertés. Et ce principe de liberté se doublerait aussi d'un principe de différence stipulant que les inégalités ne sont tolérables que si elles permettent en pratique d'améliorer la situation des plus désavantagés. Michael Sandel illustre ce principe de différence par l'exemple suivant : on peut autoriser l'augmentation des revenus des médecins - et donc accentuer les inégalités de salaires - si cela rend plus facile l'accès des moins bien lotis au système de santé. Mais l'application la plus connue de ce principe est la politique de discrimination positive à laquelle tout un chapitre de Justice est consacré.

Voici pour l'aspect le plus connu de ce qu'il nomme "la position originelle d'égalité" - position permettant d'établir les principes de justice. Le premier à s'être opposé au libéralisme de Rawls est Robert Nozick dans un ouvrage paru en 1974, Anarchie, Etat et utopie, qui fonde le libertarisme. Il s'agit d'une défense de la liberté contre l'égalitarisme de Rawls. La mise en œuvre du principe de différence de Rawls suppose en effet un Etat suffisamment coercitif pour contraindre les individus à un jeu redistributif. Or, cette contrainte se traduit par une atteinte aux libertés, car, pour Nozick, imposer aux riches de secourir les pauvres par le biais des impôts revient à violer leur droit de faire ce qu'ils veulent de leurs biens. S'il s'accorde avec Rawls pour penser que le juste doit primer sur le bien, il s'oppose frontalement à lui sur le rôle de l'Etat. La seule solution pour rendre effectif la prééminence du juste serait, d'après lui, de limiter le plus possible les pouvoirs de l'Etat afin de respecter les libertés individuelles dont la protection doit rester le principe absolu.

Michael Sandel ne prend pas plus au sérieux le libertarisme que l'utilitarisme. Dans les deux cas, ce sont les limites morales de ces deux logiques qui sont dénoncées. Avec brio, il s'empare du problème des rapports entre marché et moralité en se demandant s'il y a des biens qui ne peuvent être considérés comme des marchandises. Notons, en passant que la question lui tient à cœur puisque c'était l'objet de son précédent ouvrage : Ce que l'argent ne saurait acheter. Il traite alors les exemples de la défense militaire et de la gestation pour autrui. Dans le premier cas, il plaide en faveur de la conscription au nom de la vertu civique. Citant Rousseau, il signale le danger de déléguer la défense commune au profit de la logique du marché. Dans le deuxième cas, il conteste l'idée que la grossesse ou l'enfant à naître puissent être assimilés à des marchandises. Contre les solutions libertariennes ou utilitaristes - qu'ils considère comme profondément immorales - il privilégie l'analyse kantienne qui distingue radicalement les choses et le personnes ainsi que la perspective aristotélicienne dont il repousse l'exposé à la fin de l'ouvrage.

Rawls est présenté comme une théorie beaucoup plus juste que les deux précédentes. C'est pourtant contre elle que Michael Sandel va, à son tour porter le fer. Ce qu'il lui reproche, c'est avant tout une conception abstraite et erronée de l'individu. L'expérience de pensée du voile d'ignorance est un leurre dangereux qui, à trop vouloir faire abstraction de nos particularités, finit par faire abstraction de ce que nous sommes. Nous ne pouvons pas nous séparer de nos particularités sous peine de nous perdre - et la construction intellectuelle qui en découle devient dangereuse. Ce qu'omet Rawls, c'est l'appartenance de chacun à des communautés qui nous constituent et dont nous sommes solidaires. Nous ne sommes pas des individus sans qualités et sans appartenance.

Mais que signifie le fait d'appartenir à une communauté ? Toute l'ambigüité du terme "communautarien" apparaît ici. Michael Sandel - comme, dit-il, la plupart de ceux que l'étiquette visait - se méfie du mot. Double crainte en effet : d'une part, celle du relativisme qu'elle semble impliquer, et d'autre part la conscience du caractère oppressif qu'une communauté peut exercer sur ses membres. La question devient alors : comment concilier la nécessaire liberté individuelle et ce sentiment d'appartenance comprise comme une solidarité à l'égard des autres membres de la communauté ?

Pour répondre à la question, Michael Sandel s'appuie sur les travaux du néo-aristotélicien Alasdair MacIntyre (ainsi que sur Aristote lui-même), c'est-à-dire sur la conception narrative de la personne. Nous sommes des êtres de récits en tant que nos vies sont, dit-il, des quêtes narratives. Ma vie possède un certain sens, une logique propre, une direction. Cette trajectoire, d'autres que moi peuvent la saisir : elle est liée à mes attaches, à mes fidélités, mais aussi à mes reniements, à mes expériences. Elle fait histoire. Or, "l'histoire de ma vie est toujours enchâssée dans l'histoire de ces communautés dont je tire mon identité". Il s'agit aussi bien du corps professionnel d'appartenance, des groupes d'amis que des différents réseaux de sociabilité. Michael Sandel s'appuie sur cette conception pour esquisser une politique qu'il qualifie de plus substantielle que le libéralisme de Rawls. Dit autrement, il revendique un nouveau renversement de la hiérarchie entre le juste et le bien. Il ne s'agit plus comme pour Rawls de chercher la meilleure coexistence possible entre des individus qui tous sont libres de décider de leur bien à leur manière, mais d'envisager un bien commun qui soude la communauté nationale. On ne peut pas, pense-t-il, imaginer des individus séparés qui, ensuite, se créent des liens sociaux. Car à ce titre, on serait éternellement contraint de répéter le mantra : il faut créer du lien ! Il convient, au contraire, de comprendre que nous sommes d'abord des êtres de récit qui partageons des histoires communes. C'est donc à une politique du bien commun qu'il aspire.

Cette politique est aux antipodes de ce que nous entendons, en France, par communautarisme. Ce n'est pas un appel au repli de chacun sur sa communauté particulière, mais, bien au contraire, le plaidoyer pour un brassage entre milieux différents au sein d'institutions communes en reconstruisant des espaces communs démocratiques. Comment éviter l'érosion contemporaine du domaine public ? Comment redonner vigueur à la solidarité entre citoyens ? Comment susciter le débat sur les limites morales du marché ? Autant de questions auxquelles il prétend répondre en livrant quelques pistes. Une dernière suggestion risque cependant de ne pas plaire à une forme de sensibilité laïque à la française, mais qui a le mérite d'alimenter le débat : ce n'est pas respecter les convictions morales et religieuses des individus, écrit-il, que de les ignorer, car c'est en éludant les désaccords que l'on crée du ressentiment. Oser la confrontation publique "pourrait renforcer et non fragiliser le respect que nous nous devons les uns les autres" (p. 394).

Ce projet de politique du bien commun constitue les dix dernières pages du livre (sur 400). On peut ne pas être convaincu. On peut l'être d'autant moins que ce qui est présenté comme un ensemble de suggestions n'a pas beaucoup évolué depuis plusieurs décennies : W. Kymlicka critique déjà cette politique du bien commun dans son introduction aux théories de la justice, et son ouvrage a été publié aux Etats-Unis en...1990. Mais finalement, peu importe ! Ce qui compte est l'espace de délibération que nous crée Michael Sandel, les arguments qu'il nous offre afin de débattre à notre tour, les exemples qu'il lui arrive de reprendre en adoptant une nouvelle perspective. Peut-être Rawls vous semblera-t-il plus prometteur que ce retour à Aristote et à une éthique des vertus ? Peut-être préfèrerez-vous la prééminence du juste sur le bien et non l'inverse ? Alors vous remercierez Michael Sandel de vous avoir offert les outils pour débattre. Et même si vous n'êtes pas d'accord avec le philosophe, vous ferez l'éloge du professeur de philosophie.

Pour aller plus loin

Kymlicka, W., Les théories de la justice : une introduction, Paris, La Découverte, 1999.

MacIntyre, A., Après la vertu, Paris, PUF, 1997.

Nozick, R., Anarchie, Etat et utopie, Paris, PUF, 1988.

Rawls, J., Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987.

Rawls, J., Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995.

Sandel, M., Le libéralisme et les limites de la justice, Paris, Seuil, 1999.

Sandel, M., Ce que l'argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché, Paris, Seuil, 2014.

Sandel, M., Justice, Paris, Albin Michel, 2016.

About the Author

Enseignant de philosophie, Patrice Poingt organise depuis 6 ans les Rencontres Philosophiques de Brest. Partant du principe que tout peut être objet de dérives philosophiques, il imagine, en optimiste impénitent, que tout le monde est intéressé par les spéculations des héritiers de Socrate.

 

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