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Dans Jésus selon Mahomet [Seuil / Arte Editions], Jérôme Prieur et Gérard Mordillat mettent en évidence l’importance de l’interprétation. Analysant des textes que l’on croit connaître, des traditions dont on pense cerner la signification et l’origine, ou des personnages dont on imagine tout savoir, les auteurs nous conduisent à remettre en question ce que l’on estime être des acquis. La lecture de cet ouvrage a ceci de troublant que, dans un parcours qui va de Jésus à Mahomet, on décèle pas à pas des incertitudes que l’on avait et dont on n’avait jamais pris conscience, des raccourcis que l’on faisait sans s’en rendre compte. Et on découvre la subtilité des textes et d’une histoire qui nécessitent un travail herméneutique en profondeur pour être appréciés à leur juste mesure.

 

Interview avec Gérard Mordillat, lors de sa venue à la librairie Dialogues le 21 avril 2016.

 

Comment définiriez-vous la poésie du Coran ?

La poésie du Coran est particulièrement délicate à définir en français car les traductions ne rendent pas justice à la musicalité de la langue arabe, ni au fait que quatre-vingts pourcents des sourates sont en vers rimés, souvent monorimes. Quand on entend quelqu’un le réciter ou le lire, on comprend que ce soit envoûtant. En français, ça a une raideur.

Il y a eu des tentatives de traduction poétique, comme celle de Jacques Berque, mais certains écarts de langue restent intransmissibles.

Pour notre travail, notre traduction de référence a été celle de Denise Masson, mais nous avions en même temps cinq ou six Corans. C’est un texte véritablement miné : la polysémie de chaque terme rend l’interprétation très délicate.

Vous montrez la manière dont a émergé l’antisémitisme historique.

On assiste en effet à la transformation d’un antijudaïsme théologique initial à un mouvement antijuif historique, transformation liée à une interprétation erronée des textes. Il faut toujours distinguer la perspective du texte écrit à son époque de son usage subséquent. Pour prendre un exemple dans le christianisme, il est dit dans les Épitres de Paul qu’il ne faut pas chercher à changer de condition. Au moment où Paul écrit ces textes, il se situe dans la perspective des vingt-sept livres du Nouveau Testament, celle de la fin des temps. Puis, tous les tyrans chrétiens en font une loi éternelle ainsi traduite : les esclaves doivent être satisfaits de leur place.

Dans le Coran, Mahomet est en contact avec les juifs – ou judéo-chrétiens –, des contacts forcément polémiques. Quand la rupture a été déclarée, cette polémique s’est institutionnalisée.

On perçoit dans votre ouvrage l’importance cruciale de la connaissance de l’histoire des textes.

Le Coran tel que nous le connaissons a pour caractéristique d’être le seul monument de la langue arabe de son temps. On ne peut donc considérer que lui, il n’existe pas de parallèle. La mise par écrit de la poésie anté-coranique a été effectuée après la rédaction du Coran.

La deuxième difficulté pour le lire tient au fait que le classement des sourates a ruiné l’idée de chronologie et qu’on ignore aujourd’hui quelle sourate a été écrite à quelle époque. Dès les IIe-IIIe siècles de l’Hégire, il exista des tentatives de retrouver cette chronologie, avec pour objectif d’éprouver un sentiment de l’évolution de la Révélation, mais surtout pour des questions de droit, car les sourates les récentes abrogent les plus anciennes.

Puis, la recherche a essayé de distinguer les sourates mecquoises des sourates médinoises. Les sourates mecquoises sont très brèves et présentent de nombreux hapax. Elles traitent aussi de la perspective ultime, la Fin des Temps. Les sourates médinoises, elles, sont plus longues et traitent de droit, de législation, de réglementation.

Ici, on doit affronter un des grands trous noirs de l’histoire musulmane : l’Hégire, c’est-à-dire le départ de Mahomet pour Médine. Jamais une hypothèse probante n’a pu être fournie sur l’accueil de Mahomet à Médine alors qu’il était banni donc honteux, alors même que Médine était une tribu ennemie. Christian Julien Robin, chercheur au CNRS, a suggéré l’intervention d’une puissance étrangère, mais cette hypothèse n’est pas non plus probante. Reste donc l’hypothèse selon laquelle le nom de Mahomet, qui est un surnom et non un nom, renvoie à deux hommes, et non un seul : un Mahomet apocalyptique à La Mecque et un législateur à Médine.

Le Coran en tant que tel est une boîte noire. Sa langue, sa chronologie, ses codes, son contexte géographique sont inconnus. L’idée que le Mahomet historique est largement attesté est fausse. On possède quelques allusions biographiques, mais ce que l’on sait date de deux siècles et demi après sa mort. La distance qui sépare le Jésus de l’histoire de celui de la foi est la même pour Mahomet.

L’histoire de l’Islam garde-t-elle d’autres énigmes ?

Son deuxième trou noir tient à ce que, de la mort de Mahomet en 632 jusqu’à son neuvième successeur, qui fait ériger le Dôme du Rocher, le nom de Mahomet disparaît de toutes les inscriptions, notamment sur le Coran des pierres. On trouve sur ce dernier des passages du Coran non canoniques ; Moïse, Abraham, des compagnons de Mahomet, ou encore Jésus sont mentionnés, mais pas Mahomet. Il est remis en selle par le calife Abd Al-Malik, à l’intérieur du dôme du Rocher, où son nom reparaît. À partir de là, on assiste à l’émergence du Mahomet de la foi. Mais ce qu’il était, on n’en saura jamais rien.

Au fond, tout est sujet à discussion : Patricia Crown remettait même en cause la localisation de la Mecque.

La figure de l’orphelin est récurrente dans les monothéismes.

C’est effectivement une caractéristique des trois figures que sont Moïse, Jésus et Mahomet. La sourate mecquoise qui évoque cela est très courte et pose un problème : dans un verset, il est dit que Mahomet est « orphelin », et dans le suivant qu’il n’avait « pas de guide et a trouvé un guide ». On est en droit de se demander si le terme « orphelin » est à prendre au sens anthropologique ou métaphorique.

Le Coran présente d’ailleurs une curiosité passionnante : si on considère la littérature périphérique, et notamment la littérature de tradition sémitique, on trouve partout des généalogies, sauf dans le Coran. Les chiites appuient là-dessus pour dire que les Ommeyades [dynastie au pouvoir de 661 à 750] ont enlevé tout ce qui avait trait à Ali, gendre de Mahomet et père de sa seule descendance mâle (Mahomet n’aurait en effet eu que des filles). Dans les injures adressées à Mahomet, il est traité de « châtré », la honte absolue.

En réalité, il faut noter que la suite de Mahomet a été politique et non dynastique. C’est pourquoi il est le dernier des prophètes, le « Sceau » : on assiste ainsi à un retournement du négatif en positif.

Ces éléments et ces énigmes donnent le sentiment que tout se dérobe sous nos pieds.

Tout à fait, ou bien le sentiment que ça ne repose que sur la littérature, qui est ce qui nous intéresse. Ce qui distingue le Jésus de l’histoire apocalyptique, c’est qu’il est le seul dont l’histoire nous a été transmise.

Vous employez toutefois l’expression de « raison théologique ».

La foi justifie une position dogmatique et politique. La canonisation des textes, chrétiens ou islamiques, fausse les choses car ces textes n’ont pas été écrits pour nous. Ce sont des textes d’usage, pratiques, qui valent sur le moment, pour organiser la communauté, dans la perspective de l’attente de la manifestation de Dieu dans l’histoire. Leur canonisation les fixe pour l’éternité.

Les Évangiles sont des textes de propagande. C’est la même chose pour le Coran : il s’agit de prouver que Mahomet est le prophète. Le reste du monde n’existe pas : ces textes sont tournés vers l’intérieur. Jésus n’est venu que pour la maison d’Israël.

Pourtant l’iconographie témoigne de la diffusion et de l’appropriation de ces textes.

La crise iconoclaste n’a pas eu gain de cause. L’iconographie est la Bible des illettrés, c’est l’histoire qui prend corps. Les Musulmans se situent plutôt dans la tradition juive, mais ce n’est pas unanime, et chez les chiites, les Perses, en Inde, on trouve de nombreuses représentations de Mahomet, encore aujourd’hui. C’est d’ailleurs plus pertinent théologiquement que ceux qui interdisent sa représentation – ce qui le déifie, alors que Mahomet est un homme. Cette déification est justement combattue par les chiites.

Loe Steinberg dans La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne [Gallimard, 1987] montre comment ces questions se sont posées à l’Eglise : à partir du 14e siècle, après la grande Peste, le Christ pose dans la souffrance. Or pour la crucifixion, il est nu et de plus circoncis ! On décide donc de lui mettre une jupette, ce qui ranime l’idée que c’est un ange, d’où l’ordre ensuite de faire figurer ses pudenda, pour montrer son humanité. C’est ce qui explique la profusion des Vierges à l’enfant où on peut montrer ses attributs humains. Et le geste souvent considéré comme enfantin du bébé qui tient le menton de sa mère est en fait une figure de l’union charnelle.

Comment expliquez-vous ce besoin d’un Livre sacré ?

La tradition juive s’appuie sur la Bible hébraïque, la base de la culture de tous. Les chrétiens ont le Nouveau Testament. Un pouvoir ne peut s’appuyer que sur un texte qui a cette réputation. Cette idée est encore très contemporaine : tous les hommes politiques écrivent.

Vous évoquez aussi la maîtrise du temps, essentielle au pouvoir.

Lorsque les empereurs romains deviennent chrétiens, ils changent le calendrier, à partir d’un point théorique, la naissance de Jésus. Le monde entier devient chrétien.

Aujourd’hui, les conflits sociaux représentent le seul moment où tout le monde est dans le même temps. Celui qui gagne le combat est celui qui maîtrise le temps.

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

 

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