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L’inhabitable, enquête sur les jugements insalubres à Paris, est un livre terrible, pourtant empli d’une grande douceur, parce que son auteure, Joy Sorman, semble avoir trouvé la juste distance entre indignation tue (l’objectivité des descriptions suffit) et empathie (envers les résidents, les personnels des services sociaux/municipaux).

Constat : chacun fait ce qu’il peut, comme il peut, au cœur de la catastrophe humaine et sanitaire.

Chacun bricole, se débrouille, dans la vie nue, à ras de sol, dans la poussière des murs qui s’effondrent. Décence ordinaire, disait Orwell.

Allons tout de suite à l’épilogue : « Il n’est pas rare que des habitants d’immeubles insalubres refusent d’être relogés, ou du moins se montrent réticents, méfiants ou inquiets. Plus de voisins à qui confier ses enfants, plus d’aides alimentaires d’un palier à l’autre, plus de palabres dans l’escalier infesté, l’anonymat et l’atomisation des familles sont un arrachement. »

Composés en diptyques (il y a cinq ans/aujourd’hui), les chapitres, toujours rédigés au présent, s’organisent autour de la description de lieux précisément situés sur la carte de l’insalubrité parisienne (125 rue du Faubourg-du-Temple, 31 rue Ramponneau, 10 rue Mathis, 23 rue Pajol et 72 rue Philippe-de-Girard, 73 rue Riquet, 46 rue Championnet).

chacun fait ce qu’il peut, comme il peut, au cœur de la catastrophe humaine et sanitaire

Régnent l’humidité, la promiscuité (parfois réconfortante), le froid, les multiples dangers (le saturnisme causé par l’absorption de plomb, les rats, les trafics), les odeurs infectes.

A l’emplacement de ces taudis, la mairie de Paris pense parfois pension de famille (« ensemble d’appartements, de studios, habités par des SDF en voie de réinsertion »), résidence sociale (« logements temporaires meublés destinés aux ménages de petites tailles ayant des revenus limités ou des difficultés à se loger dans le parc immobilier traditionnel »), HLM.

On apprend alors qu’il faut distinguer les logements sociaux des logements très sociaux – que compte actuellement limiter en Île-de-France Valérie Pécresse au profit des HLM pour les classes moyennes.

Apparaît la Siemp, personnage à part entière d’un drame souvent inaperçu.

La Siemp est une « Société immobilière d’économie mixte de la Ville de Paris qui construit, réhabilite, rénove et gère des ensembles immobiliers. En 2002, le Conseil de Paris lui confie une charge supplémentaire, l’éradication de l’insalubrité. »

On pourrait ironiser sur la bonne conscience des édiles, ce serait facile. Mieux vaut relever en chacun l’effort de dignité, et se retrousser les manches, ensemble. Tous unis dans la précarité.

Savez-vous où vit cet homme sortant de son immeuble « dans un impeccable costume de flanelle grise, pantalon et gilet accordé sous sa veste bleue, casquette à carreaux savamment inclinée sur le haut du crâne, écharpe en soie noire, souliers vernis à boucle » ?

Ici : « Des bassines sont disposées un peu partout dans la pièce pour prévenir les fuites d’eau. Il n’y a plus de fenêtres, juste des planches et du carton scotchés, le plafond est lézardé de fissures profondes, les murs sont comme recouverts de mousse à raser, un champignon qui prolifère, des fils électriques nus sortent des plinthes comme des pattes d’araignée, on allume la lumière en enfonçant la pointe d’un stylo dans l’interrupteur arraché. Dans l’entrée, un coin de cuisine ou plutôt une gazinière plantée là couverte de gras, couches incrustées et durcies. Des dizaines de cafards courent en ligne sur les tuyaux. »

On ne ferme pas le livre de Joy Sorman sans le rouvrir aussitôt, comme si lire trop vite était un manque de sensibilité.

Dans un essai aussi sérieux que radical, Expulsions, Brutalité et complexité dans l’économie globale, la sociologue néerlando-américaine Saskia Sassen décrit la logique présidant aujourd’hui à l’économie globalisée, « passage d’une dynamique intégrant les individus [la classe moyenne en son devenir-monde comme moteur de la croissance] à une dynamique qui les exclut », soit « le mouvement qui va du keynésianisme à l’ère globale des privatisations, de la dérégulation et de l’ouverture des frontières. »

A qui pensait que les inégalités croissantes à l’échelle de la planète étaient une anomalie, Saskia Sassen montre l’implacable mise en œuvre d’un processus visant à réduire toujours davantage le périmètre de l’Etat-providence, tout en cherchant à maximiser, à force de déréglementations, les profits des entreprises mondialisées.

Au sein de ce nouvel ordre économique où la réduction des dépenses publiques est proclamée tel un mantra, la Grèce fait figure de laboratoire exemplaire : « Le « nettoyage économique » a été tellement effectif qu’en janvier 2013, la Banque centrale européenne a pu annoncer que l’économie grecque était sur la voie de la guérison et l’agence Moody’s pouvait relever la notation de ce pays pour sa dette publique. Ce qui n’a pas été dit, c’est que la guérison reposait sur le fait qu’un tiers de la main-d’œuvre grecque avait été chassée de ses emplois, mais aussi privée des services sociaux élémentaires. La guérison dépendait de décisions qui avaient provoqué une hausse très nette du nombre de personnes souffrant de la faim, du nombre d’enfants abandonnés dans les églises par des parents trop pauvres pour les nourrir et du taux de suicide. »

Que réserve l’avenir ?

Le contraste entre la sophistication des opérations techniques concourant à la financiarisation totale de l’économie dans la mise au pas des politiques nationales hypothétiquement divergentes et la brutalité induite par la subtilité des modèles mathématiques/numériques façonnant l’espace mondial est saisissant.

Saskia Sassen analyse la captation des richesses produites par un petit nombre de possédants (grandes entreprises, dynasties familiales) procédant d’une prédation tous azimuts, concernant notamment l’accaparement des terres à l’échelle mondiale (chapitre II), inaugurant une exploitation intensive des sols et des eaux (chapitres IV), « sans la moindre considération » pour la santé et la prospérité de qui habite des territoires de plus en plus dévastés (pollutions au plomb, au chrome, empoisonnements multiples).

L’accroissement des profits particuliers des plus grandes fortunes de l’époque du capitalisme avancé impose une logique d’expulsion devenue systémique, « l’équivalent d’un tri sauvage », qu’il s’agisse de « personnes, d’entreprises et de localités chassées du centre de l’ordre économique et social de notre époque », travailleurs à faible revenu, chômeurs de longue durée, petits fermiers, indésirables de toutes sortes enfermés dans des prisons privatisées, soumises, bien évidemment, à la loi de la rentabilité et de la réduction des coûts.

Que réserve l’avenir ? « Historiquement, les opprimés se sont souvent révoltés contre leurs oppresseurs. Mais aujourd’hui les opprimés ont été pour la plupart expulsés et ils survivent loin de leurs oppresseurs. »

Les villes globales – Joy Sorman en fait le constat à Paris – rendent visible la brutalité d’un modèle économique fonctionnant désormais de manière quasiment autonome.

Les questions de l’insalubrité, de l’effacement des traces et de la mémoire irriguent aussi le premier livre de l’historienne de la littérature française, Anna-Louise Milne, 75.

Blocs de textes, succession de paragraphes serrés, voix dense – première personne assumée – 75 déplie le mystère d’un chiffre énigmatique (Babel) en explorant l’histoire d’une petite rue du nord de Paris, les mutations d’une ville, la réfraction des paroles (ouvrières, populaires) contre les bennes d’un chantier de démolition/reconstruction, les trous de future amnésie, les strates géopoétiques d’un lieu à déchiffrer telle une affiche déchirée de Villeglé, ou un plancher à la Beckett.

En son cœur, le fantôme de l’imprimerie Georges Lang, disparue, fabrique de textes gigantesque, société française à elle seule.

Ouvrir, écouter, imaginer, chercher le bon point de vue, le bon angle

Ciels, couleurs, matériaux, réputations, trajectoires, 75 est un puzzle sans bord, une interrogation permanente quant à ce que signifie véritablement le verbe « habiter » : « Mais pour le moment, c’est le vestige du mur avec ses lunettes en demi-lunes qui me dévisage. Subitement, il m’apparaît comme une sorte de scène fragile devant laquelle il n’y a plus qu’à improviser une dernière fois pour ne pas rater l’ultime bascule de cette rue. Il est festonné de champignons de salpêtre noirâtres. De près on dirait du chou-fleur ou un cerveau, ou peut-être un paysage lunaire pollué par la circulation. Sa destruction imminente le pousse à s’exhiber. »

Ouvrir, écouter, imaginer, chercher le bon point de vue, le bon angle, la « prise de vue » la plus juste (des ensembles de phrases comme des photographies), recueillir des témoignages, suivre des enfants, des sans-papiers, enquêter (les taudis à la Zola, la drogue, l’invivable quotidien) forment l’éthique d’un écrivain sensible à la rage d’expression d’un Ponge, c’est-à-dire prenant appui sur des observations de type sociologique (on pense parfois à Marc Augé, Jean-Christophe Bailly ou Sophie Pujas) pour mieux étudier la ville comme espace sémantique.

Le souci de l’autre en sa singularité, dans une époque qui la nie souvent, est aujourd’hui l’une des préoccupations les plus remarquables des champs littéraires et intellectuels.

Prolongeant de l’autre côté de l’Atlantique le travail de la foucaldienne Judith Butler, la philosophe Cynthia Fleury questionne dans Les irremplaçables le lien entre processus d’individuation et consolidation de l’Etat de droit, la préservation, le renforcement et le partage de l’irréductible noyau d’épanouissement en chacun permettant de lutter contre « les dérives entropiques » de la démocratie.

Le souci de l'autre en sa singularité

Livre à certains égards inappropriable par l’originalité de son rythme, l’ampleur de son univers référentiel (psychanalyse, écologie, mythologie, philosophie politique et morale), sa poétique (un jazz bien particulier alliant effets de collage, embardées inattendues, emploi du latin, érudition, confidences autobiographiques, « un livre de moitié de vie »), Les irremplaçables propose une réflexion sur le pouvoir d’émancipation par l’éducation envisagée comme respect du rythme et périmètre propres de l’individu, contre les aliénations sociales et psychiques tendant de façon accrue à nous expulser/exproprier de nous-mêmes.

L’enseignement, manière d’ « étirer le temps pour que surgissent les prémices de l’individuation » (nous désengluer du présent spectaculaire), peut ainsi être pensé selon deux axes intrinsèquement liés : la conscience de l’importance, vitale, du « faire famille » (sentiment de l’unus mundus) et  la nécessité de permettre à l’autre de « déployer le devenir qu’il est irrémédiablement ».

Apprendre à se connaître, sortir de l’état de minorité – mouvement permettant l’accès aux Lumières selon Kant – chercher à progresser éthiquement, savoir se risquer avec courage (objet d’un précédent livre), assumer sa responsabilité (il serait intéressant de mettre en tension les propos de Cynthia Fleury concernant la justice comme « processus de resubjectivation » et l’analyse sociologique de la dépossession opérée par l’appareil de justice étatique telle que l’analyse Geoffroy de Lagasnerie dans Juger)  forment les bases et les objectifs d’une philosophie morale faisant de la vulnérabilité une force, de la possibilité de vivre des expériences un pari, de la transmission une préoccupation constante.

Auront été convoqués, dans une composition aussi savante que libre, Socrate, Aristote, Marx, Vladimir Jankélévitch, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, George Orwell, Hannah Arendt, Günther Anders, Jacques Rancière, cocréateurs d’un livre proposant par les vertus de l’individuation maximale une sortie du nihilisme et des pièges du populisme.

On pourra lire enfin les très beaux portraits d’Irremplaçables que Michèle Audin imagine dans Mademoiselle Haas, ouvrage cherchant à restituer, à partir d’un travail minutieux d’archives (films, romans, journaux, témoignages, essais divers), la vie d’ouvrières (mais aussi institutrice, journaliste, pianiste…) ayant eu vingt ans ou un peu plus entre 1934 (montée du danger fasciste) et 1941.

Se déroule l’Histoire de France, le parti communiste est alors au plus fort.

la violence administrativo-policière

Coupure de presse du quotidien Le Matin, 21 août 1941 : « Au cours d’une vaste opération de police, un grand nombre de juifs ont été arrêtés dans le XIe arrondissement. Pour effectuer ces arrestations, il a été nécessaire de barrer pendant plusieurs heures les accès du XIe arrondissement. Ces mesures ont été prises à la suite des manifestations communistes qui s’étaient produites ces derniers temps dans le XIe arrondissement, et auxquelles avaient pris part, comme on le sait, de nombreux éléments juifs. »

Contre la violence administrativo-policière, l’effacement des êtres et des noms, Michèle Audin - fille de Maurice Audin, mathématicien gagné à la cause indépendantiste algérienne, assassiné sur ordre du général Aussaresses à vingt-cinq ans (lire Une vie brève) - s’attache au poids des prénoms de ses humbles héroïnes. On les croirait surgis d’un album pour enfants de Claude Ponti (après vérification, c’est le cas), ils sont magnifiques : Victorine, Péroline, Léopoldine, Suzanne…  Toutes s’appellent Mademoiselle Haas, et, comme chez August Sander, la forme et la qualité des mains désignent la profession.

Ecrivaine « humaniste », comme on put le dire du photographe Willy Ronis, c’est-à-dire soucieuse de rendre compte de la beauté et de la grandeur des vies minuscules, Michèle Audin, dans une phrase aussi informée que sensible, ressuscite, par une capacité d’invention qu’appuient d’amples recherches, quelques fragments de la vie d’oubliées.

On méditera ceci : « Bien que pourvue d’une riche intelligence et du désir d’apprendre, Léopoldine Haas n’avait pas fait d’études, encore moins d’études de philosophie. Ainsi l’inadéquation de la dialectique du maître et  de l’esclave à sa propre condition ne pouvait la frapper, comme elle frappait, par exemple, sa collègue brune. Ce qui ne signifie pas qu’elle ne disposait pas de moyens de comprendre le monde. Ni qu’elle ne désirait pas le transformer. »

Joy Sorman, L’inhabitable, Gallimard, 2016, 82p

Saskia Sassen, Brutalité et complexité dans l’économie globale, Gallimard, 2016, 380p

Anna-Louise Milne, 75, Gallimard, 2016, 210p

Cynthia Fleury, Les irremplaçables, Gallimard, 2016, 220p

Michèle Audin, Mademoiselle Haas, Gallimard, 2016, 196p

Lire d'autres articles de Fabien Ribery sur son blog : http://fabienribery.wordpress.com

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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