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Roger Salloch, Along the Railroad Tracks, traduit en italien, Miraggie edizione, Turin, mai 2016

Roger Salloch, C’est écrit, revue L’Atelier du Roman, mars 2016

Roger Salloch est un Américain d’origine allemande installé à Paris depuis 1977.

Des nouvelles sont certes publiées dans des revues respectables des deux côtés de l’Atlantique (The Paris Review, Ploughshares, Fiction, L’Atelier du Roman, Revue R), mais le premier roman de cet écrivain First class (Along The Railword Tracks) sera italien, bientôt traduit en allemand, avant que d’autres pays ne s’en emparent.

Oui, notre pays aime les écrivains qui ne lui ressemblent pas toujours, et sait le proclamer à la face du monde.

Que se passe-t-il en France pour que nous manquions un tel talent ? Sommes-nous soudain frappés de cécité, l’oreille irrémédiablement bouchée par les jérémiades – papa, maman, la bonne et, moi, j’ai mal aux dents - des usurpateurs du petit monde littéraire ? Il est encore temps de rattraper notre retard, et de reconnaître nos torts. Oui, notre pays aime les écrivains qui ne lui ressemblent pas toujours, et sait le proclamer à la face du monde. Avis aux éditeurs, qui feront une bonne affaire, tout en achetant le salut de leur âme.

Quand une grande voix apparaît – phrase ferme, de grande logique, autorisant une pensée infiniment interrogative – laissons éclater notre jubilation, et tant pis pour les tièdes que Dieu a déjà vomis.

Chez Roger Salloch, héritier d’Ernest Hemingway – la vitesse, l’ellipse, la raison, l’ironie, le courage et la métaphysique swinguée – les phrases ne se retournent pas pour vérifier si la police est à leurs trousses (elle l’est), mais se lèvent telles des sentinelles, avant de tomber en poussière, puis de se relever encore.

La déréliction est possible, la démence jamais loin, et le sens de l’Histoire une quête permanente. L’humour sur fond d’absurde se fait alors manteau de politesse.

Fils du peintre allemand Heinz Emil Salloch – fuite par Hambourg en 1937, arrivée en Amérique, abandon total de son art – Roger Salloch a fait sienne la célèbre phrase de William Faulkner : « La passé n’est pas mort, il n’est même pas passé. »

L’alcool ou les femmes peuvent être des sauf-conduits, mais la puissance de l’art – il est aussi photographe, exposé à Turin, Zurich ou New Dehli – se nourrit du manque fondamental de la première image au cœur de toute histoire, tel un noyau dur de réel, que les mots, spermatozoïdes lancés à l’assaut de l’imprenable ovule, chercheront à percer, le révélant dans le mouvement de sa métamorphose. 

L’écoute du Modern Jazz Quartet à fond les ballons est un autre passe-muraille.

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L’écoute du Modern Jazz Quartet à fond les ballons est un autre passe-muraille.

Ecoutez donc (nouvelle intitulée Spielweg, 2013), c’est un peu long, tant mieux : « Le matin de sa mort, j’étais à Paris. Je suis revenu aux Etats-Unis par le premier vol. Ma mère était à la morgue, attendant que les gens chargés des dons d’organes viennent la chercher. Quand les infirmiers l’ont tirée de la glacière, j’ai dû réfréner un terrible gloussement nerveux : elle avait la bouche grande ouverte, elle paraissait minuscule, et quelle que soit la mort, je voyais bien que ça n’avait rien à voir avec la vie. J’entendais presque, je dis bien presque, son aboiement : Et alors, tu t’attendais à quoi ? J’ai hoché la tête quand ils m’ont demandé s’ils pouvaient refermer le tiroir, emporter le corps : ils pouvaient bien faire ce qu’ils voulaient, ce n’était plus elle. Ce n’était pas ma mère, à peine une vague ressemblance (Comment quelqu’un pourrait-il ressembler à ma mère ?). Pour moi, c’était comme si elle avait remonté le col de son irréprochabilité, boutonné serré jusque sous son petit menton hardi, et puis s’en était allée. Avait quitté la scène. Raccroché. Oublié de dire au revoir (comme d’habitude). La mort est un événement, mais silencieux, calme, propriété privée, le geste ultime du corps envers l’âme, préservant ses secrets. Pour la première fois, je me suis surpris à me demander si ma mère avait jamais commencé par être là. Pour qui ? Quand ? »

Ou : « Ma mère est allée se coucher, Evita et moi avons fait de même. D’abord nous nous sommes embrassés dehors, dans quelque meule de foin. Puis nous étions ensemble. La douceur de son décolleté devint la douceur de sa personne. La douceur du soir devint la douceur de la nuit. Finalement, cela devint si doux que cela devint quelque chose d’autre et disparut. Il n’y eut plus rien à respirer que le silence. »

Ou : « Un cerf était le témoin de ses pensées. »

Vous avez compris ?

On croirait du Philip Roth, mais c’est encore mieux, puisque c’est du Roger Salloch.

pronom personnel de première personne assumé tel un coup de poing dans un gant de velours, impression de style direct à la façon du Credo de Kerouac, malgré le travail, l’obsession de la phrase juste, reprise, reprise, reprise, pour approcher, ne serait-ce qu’en un éclair, les insondables mystères de l’âme humaine

Pensée d’architecte constamment vive, sens de la pulsation, pronom personnel de première personne assumé tel un coup de poing dans un gant de velours, impression de style direct à la façon du Credo de Kerouac, malgré le travail, l’obsession de la phrase juste, reprise, reprise, reprise, pour approcher, ne serait-ce qu’en un éclair, les insondables mystères de l’âme humaine. Littérature américaine au son du clavier, ou le stylo rouge, mettez du noir si ça vous chante.

Roger Salloch est un enquêteur rêvant d’assassiner Hitler, décelant immédiatement la nature d’un crime en regardant les mains de l’accusé.

Que voir ? Que lire ? Que peindre ? Que croire ? Il se pourrait bien que cette nuit encore le sommeil de l’écrivain – du Cri de Munch surgira peut-être le Cavalier polonais de Rembrandt - nous en apprenne davantage sur nous-mêmes. Il y a parfois des épiphanies, ce don de voyance apparu à l’instant du tintement des glaçons dans le verre de scotch, ou l’allumage de l’ordinateur. Shadows, dit Warhol dans sa traversée de la mort.

Satori ? D’abord de l’inquiétude, immense, puis cette foi dans la littérature comme force de retournement des apparences, cette possibilité de transsubstantiation, cette grâce du plus simple, qui sont la marque des grands.

Parole d’un père, arrivé en Amérique presque sans bagage, loi d’airain d’une famille meurtrie : « Dans cette maison, il n’y aura jamais de discussion sur soi. »

Et voilà pourquoi l’on naît à New York en 1945 pour devenir écrivain.

 

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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