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Journaliste pendant plus de trente ans à Libération, Gérard Lefort nous offre avec son premier roman, Les amygdales (Editions de l’Olivier - 2015), une visite dans le monde de l’enfance, entre domestication et désir d’ensauvagement, selon les lois d’une écriture où le classicisme est un ensemble de départs de feu.

Pourquoi avoir écrit comme premier livre une fiction autobiographique ?

Je voulais faire une sorte de virée, ou de randonnée dans l’enfance, et certainement pas la mienne. A la façon du XVIIIème siècle, ce livre aurait pu s’appeler De l’enfance. C’est un petit traité romanesque, romancé, sur l’enfance. J’ai construit un personnage de petit garçon, dont on ne saura jamais quel âge il a exactement. Il n’a pas de nom, ni de prénom.

Les lieux sont d’ailleurs indistincts, toujours relativement énigmatiques.

Oui, les lieux sont flottants, parfois paradoxaux, ou même incohérents si l’on recherche la vraisemblance. Ce n’est pas non plus le portrait d’un milieu, celui de la bourgeoisie par exemple. L’idée était d’inventer le portrait d’un enfant, déjà en état de civilisation, en tant que l’école et la famille l’ont civilisé, mais qui cherche à redevenir un enfant sauvage. C’est le contraire du film de Truffaut à partir du récit du docteur Itard, où le projet est de dresser un enfant.

Dans cette volonté de se déciviliser, votre personnage a comme guide un garçon de son âge se prénommant Jacques Avril, modèle de liberté, contrepoint absolu du milieu social dans lequel il évolue.

Jacques Avril est son meilleur copain, un petit gars très mal élevé qui connaîtra un destin tragique. Il est même plus que l’ami, mais l’amitié à l’état pur. J’étais heureux d’avoir trouvé cette phrase qu’adresse Jacques à son compagnon de jeux : « Nous sommes des communistes. » Ce n’est pas du tout une parole d’enfant, j’aime cela.

Les Amygdales est un livre qui déroutera peut-être vos lecteurs de Libération, où vous avez exercé le métier de journaliste pendant plusieurs décennies, tant l’écriture ici se fait classique, très maîtrisée, comme si, pour votre entrée officielle dans le monde des lettres, il avait fallu vous confronter au beau style, à celui des modèles littéraires que vous admirez, aussi bien Michel Leiris – la scène d’arrachage des amygdales dans L’âge d’homme est une référence absolue en la matière - que Walter Benjamin, notamment Enfance berlinoise, pour l’écriture en vignettes, et la façon de découper votre texte en grandes scènes fondatrices à la fois juxtaposées et tissées – un même bloc de temps envisagé telle une carrière de marbre.

Ah, mais je n’avais pas pensé à Michel Leiris, vous avez raison. La lecture attentive permet de faire remonter cette écume de significations et de références, parfois inaperçues pour l’auteur même du livre. Bien sûr, vous avez touché juste. J’adore le livre de Benjamin, et cette phrase à laquelle j’ai pensé souvent en écrivant ce livre où j’aimerais qu’on se perde un peu : « Il est très facile de se promener dans une ville, le plus compliqué est de s’y perdre. » J’aime l’idée du labyrinthe.

Alors, poursuivons dans le domaine des intuitions, puisque j’ai pensé aussi aux cinéastes Jean Eustache, pour les petites saletés familiales et le secret, mais aussi Jean Renoir pour la lumière, l’approche de la domesticité, la cruauté parfois, les solidarités inattendues.

Oui, j’ai pensé très fort à La règle du jeu dans certaines scènes. J’espère que mon livre est politisé, ou politique en tout cas. J’ai été journaliste pendant plus de trente ans à Libération, et ce que je poursuis avec ce livre est une même idée finalement, celle qu’il faut toujours tendre la main aux faibles, tout en donnant baffes et coups de pieds aux puissants. Ce qui intéresse mon personnage est tout ce qui n’est pas lui.

Les amygdales est un livre que j’aurais volontiers imaginé dans la collection que dirige actuellement Bernard Comment au Seuil, Fictions et Compagnie, aux côtés par exemple de ceux d’Alain Fleischer.

Je ne peux pas vous répondre car j’ai eu la chance inouïe de trouver en Olivier Cohen, directeur des éditions de l’Olivier, un premier lecteur enthousiaste.

Votre narrateur cherche à ne pas totalement désapprendre les lois de la sauvagerie primitive. Quelles ont été pour vous-même les voies de l’émancipation ? Vous avez fait d’excellentes études, en passant notamment par l’Ecole normale supérieure.

Elles sont passées par Paris, puisque j’étais un petit provincial de l’ouest de la France, dès le bac obtenu. Paris m’a dépucelé à tout point de vue, aussi bien sur le plan politique, qu’intellectuel. J’ai eu la chance d’être jeune dans les années soixante-dix, même si, attention, ce n’était pas un âge d’or, mais une époque plombée par la droite giscardienne soi-disant humaniste. N’empêche que la possibilité d’aller écouter Foucault au Collège de France, Deleuze à l’université de Vincennes, Lacan dans tel ou tel lieu, était une chance absolue, parce qu’on pouvait vivre les aventures de l’élaboration de ces pensées en direct. Je n’ai cela dit aucune nostalgie de cette époque, parce que nous étions aussi très idiots, il suffit de penser au militantisme d’extrême-gauche, et extrêmement gratiné, de ces années-là, fait d’ostracisme et de beaucoup de caricatures faciles. Le stalinisme régnait, ne l’oublions pas.

Pour revenir à votre livre, les femmes y sont peu gâtées, non ?

Vous croyez ? Je ne trouve pas. Je suis toujours du côté des femmes. Sartre disait qu’il préférait passer une heure avec une femme à la terrasse d’un bistrot en regardant les passants, que de vivre deux jours avec des philosophes. Je pense avec lui que la compagnie des femmes est la meilleure compagnie du monde. Pourquoi dites-vous cela ?

Parce que la mère est une mégère, et que la sœur de votre narrateur semble une harpie.

Certes, il veut tuer sa sœur, et alors ? Elle le mérite bien, non ? Par contre, sa petite copine d’école est adorable, désirable.

Votre livre développe à plusieurs reprises le motif de la trahison.

Oui, parce que je crois qu’une des choses les plus terribles pour un enfant est d’être trahi par un autre enfant. Une de ses copines le trahit, après qu’il a passé une première nuit chez elle. Au réveil, elle et ses parents se moquent de lui.

On est aussi dans le mentir vrai d’Aragon avec les enfants.

C’est exactement cela. Les enfants sont très forts dans le mentir vrai. Les adultes n’arrêtent pas de donner une parole qu’ils ne tiennent pas, ce qui sidère souvent les enfants. Un de mes guides inconscients pour écrire ce livre a été Les contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang, où vous avez le personnage d’un enfant qui croit absolument tout ce que le monde adulte lui dit, et qui va vite s’apercevoir que tout n’est que mensonges, vilénies, trafics, voyous.

Vous vous attardez explicitement dans votre livre sur le film de Christian Nyby, La Chose d’un autre monde, qui date de 1951. Est-il fondateur de votre cinéphilie ?

Il n’est pas signé de Howard Hawks, mais c’est lui qui l’a terminé. Pour moi, c’est un exemple de terreur à l’état pur. Même si l’on y voit le bricolage, les trucages, peu importe. L’arrivée de cette chose sur terre, dans une base polaire, le Martien, incarne pour moi l’autre absolu, l’étrangeté totale, qu’il faut faire, selon le scénario de ce film, à tout prix disparaître. Mon livre a failli s’appeler La Chose, ce qui vous montre à quel point ce film m’a profondément marqué. Le remake qu’a fait John Carpenter est terrifiant aussi.

Vous faites une remarque d’ordre anthropologique, à laquelle personne ne pense : « L’homme est le seul animal qui fasse du feu. » Est-ce une trouvaille personnelle ?

C’était presque une blague à partir de la fameuse assertion : « Le propre de l’homme est la parole. » L’idée de la combustion me plaît beaucoup. Le petit garçon de mon livre est un incendiaire.

La scène de la mort du chien de la vieille dame, alors que votre narrateur accompagne un vétérinaire de campagne dans sa tournée, est extrêmement émouvante.

Je suis certain d’avoir été chien dans une autre vie.

Comment le savez-vous ?

Parce que les chiens le savent quand ils me voient. J’ai cette maladie étrange, qui angoisse parfois mes proches, de n’avoir jamais peur des chiens. J’ai été élevé par des chiens à la campagne.

Plus que par des humains ?

Oui, absolument. J’ai retrouvé il n’y a pas longtemps une photographie où on me voit marcher en tenant les oreilles d’un chien. L’animalité m’intéresse beaucoup.

Il y a dans votre livre un dégoût des bains de mer, des rivières, des étangs. En avez-vous parlé à votre psychanalyste préféré ?

Je n’ai pas du tout de psychanalyste préféré, même si j’ai un profond respect pour la démarche analytique. Néanmoins, la psychanalyse théorique peut être d’un rabat-joie impressionnant, quand elle fait tournoyer papa, maman, la bonne et moi.

Pas dans la théorie de l’inconscient chez Deleuze. D’ailleurs, vous avez dans son abécédaire un chapitre concernant l’animalité.

Oui, j’ai une grande admiration pour Gilles Deleuze. J’espère que dans mon livre tout cela remonte, comme des sources d’inspiration, de production de sens.

Vous avez côtoyé à la rédaction de Libération un grand nombre de singularités. N’imagineriez-vous pas, à l’instar d’Yvonne Baby écrivant A L’encre bleu nuit pour saluer ses chers disparus, un livre de portraits témoignant de vos rencontres quotidiennes avec quelques-unes de ces extraordinaires personnes que votre journal avait l’art d’agréger ?

Non, pas vraiment. Mais, effectivement, c’est à Libération que j’ai croisé les gens les plus singuliers de ma vie.

Pas Gérard Mordillat toutefois, que vous avez égratigné sévèrement dans une interview aux Inrockuptibles.

Oui, pour moi, il est le parangon de l’hétéro-beauf, terme encore plus terrible peut-être que celui d’hétéro-flic. Il n’était pas le seul à Libération. J’ai commencé à travailler sous sa férule, puisqu’il avait inventé le premier service livres à Libération à la fin des années soixante-dix. Je suis rentré au journal par cette fenêtre, mais je n’étais pas chez moi avec lui.

Vous étiez davantage chez vous quand vous avez changé de rue, puisque les bureaux de Libération étaient répartis sur deux immeubles se faisant face.

Exactement, quand j’ai changé de rue, et de secteur.

Qui incarne pour vous un modèle de journalisme intransigeant et intelligent ?

C’est un type que j’ai beaucoup aimé à Libération, qui s’appelle Michel Cressole, mort du sida en 1995. Une amie à lui, Hélène Hazera, avait écrit pour sa nécrologie : « Michel n’écrivait pas le journal, il écrivait son journal dans le journal. » C’est intéressant, et nous rappelle que Libération était un journal très écrit dans les années quatre-vingts, ce qui était une de ses grandes qualités, parce que beaucoup de jeunes gens y ayant commencé avaient une vision très dégoutée de la littérature française et du cirque littéraire, qu’incarnaient les émissions de Pivot. Je crois qu’il aurait même pu interviewer Hitler en disant : « Mais quand même là, page 40, vous y allez fort cher monsieur. » Michel Cressole est malheureusement très oublié. J’ai toujours dit que je n’étais pas journaliste, mais journaliste à Libération, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Aujourd’hui, on pense ce que l’on veut de ce journal, mais il reste des écritures, Philippe Lançon par exemple, qui est d’une fermeté de pensée impressionnante. Il écrit remarquablement bien.

Quelle presse lisez-vous désormais ?

Comme vous, comme tout le monde, je pioche, je picore. Le Monde, Libération, de temps en temps les Inrocks. Que faire d’autre ?  

Qu’est-ce qu’une bonne critique de film ou de livre ?

Je crois qu’il s’agit d’accompagner un livre, un film, une exposition, très souvent en le rendant meilleur qu’il n’est, pour donner envie à d’autres de se faire leur propre point de vue. Cependant, célébration et admiration sont lourdes à porter, pour qu’elles ne deviennent pas ridicules. J’ai assisté un jour à une rencontre avec Marguerite Duras. Un lecteur lui a dit : « Je n’ai pas du tout aimé le livre que vous venez d’écrire ». Elle lui a répondu : « Je ne peux rien pour vous. » Cette réponse paraît hautaine, mais elle est très juste. Elle a déclaré aussi : « Je publie des livres parce que j’ai envie de lire des livres écrits par Marguerite Duras. » Elle est peut-être devenue sa propre blague à un moment donné.

Avez-vous déjà inventé des réponses aux entretiens que vous meniez ?

Bien sûr. J’aime même inventé des questions. Il faut tout faire pour que l’entretien soit le meilleur possible, et parfois chercher à clarifier des propos. Un entretien se travaille. Visiblement, beaucoup de ceux que je lis ne sont pas travaillés. Faire confiance à la mythologie de la langue brute est très naïf. La loi de l’entretien est de se mettre au service de l’interviewé. C’est la moindre des politesses. Un vrai journaliste peut tout inventer.

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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