Entretien avec Marie-Pierre Bathany, directrice du Fonds Hélène&Edouard Leclerc pour la culture, et Christian Alandete, commissaire associé de l'exposition et responsable des éditions, des événements culturels et projets spéciaux de la Fondation Alberto et Annette Giacometti.
Quel axe avez-vous choisi pour la structure de l’exposition et du catalogue ?
MPB. L’exposition présente la première période présurréaliste, puis le moment surréaliste, et aborde ensuite l’œuvre de Giacometti de manière thématique. Pour autant, au fil des problématiques abordées, c’est bien aussi l’histoire de l’homme qui est racontée.
CA. Elle est en effet conçue de manière à permettre de saisir les questions déterminantes qui reviennent dans le travail de Giacometti. Nous avons privilégié une démarche pédagogique quitte à faire parfois de grands bonds chronologiques pour rapprocher des pièces éloignées dans le temps ou sur le plan esthétique mais qui permettent de saisir la permanence de certaines recherches de l’artiste. Notamment des questions récurrentes comme la représentation du visage, le socle, ou le motif du paysage, qui reviennent à différentes périodes. Nous voulions également faire découvrir des œuvres méconnues parfois jamais exposées comme des peintures noires dont on connaissait certaines têtes déjà montrées, datant de 1956-1957, en les présentant à côté d’autres pièces antérieures qui, elles, n’avaient encore jamais été exposées. On observe déjà dans ces paysages et ces scènes d’intérieurs de 1949-1950 une réduction chromatique, autour d’une gamme de gris, qu’éclairent parfois quelques rares touches de couleurs. Elles sont importantes car on y voit déjà apparaître ce rapport à l’effacement, à la disparition ou au contraire à l’apparition du motif qui traverse le travail de Giacometti. On y discerne aussi l’épaisseur de la matière picturale dans des toiles qui sont souvent extrêmement chargées en peinture, jusqu’aux limites de la sculpture.
On connaît Giacometti comme sculpteur mais on voit à travers l’exposition qu’il aborde toute une variété de techniques.
MPB. Un des intérêts de l’œuvre de Giacometti est son homogénéité, par-delà la diversité des supports et des techniques. Elle permet à un même motif d’être traité de manière différente, et l’on peut parler de symbiose entre le dessin, la peinture et la sculpture.
CA. Le caractère protéiforme de son travail est particulièrement sensible dans la section consacrée à la mort. Giacometti assiste dans sa jeunesse à la mort de Van M., une expérience traumatisante qui va le hanter toute sa vie et dont il relatera l’épisode dans un de ses textes « Le Rêve, le Sphinx et la mort de T. », publié en 1944. Dans une salle de l’exposition qui y est consacrée, nous avons souhaité montrer la variété des supports que Giacometti utilise pour traiter le sujet : peinture, dessin, sculpture, gravure, mais aussi l’écriture. On voit alors comment une pensée se développe sous une multitude de formes.
Quels éléments de réflexion apportez-vous sur le choix de Giacometti de figurer la réalité, lui qui dit à Pierre Schneider, lors d’un entretien : « ceux qui font de la non-figuration le font parce qu’ils trouvent impossible de faire de la réalité », puis, plus loin « mais pour moi, la réalité reste exactement aussi vierge et inconnue que la première fois qu’on a essayé de la représenter. C’est-à-dire toute représentation qu’on a faite jusqu’à maintenant n’a été que partielle. »
MPB. L’exposition met en valeur le caractère permanent de sa recherche, presque obsessionnel. La diversité des supports qu’il emploie, jusqu’aux moindres enveloppes, en témoigne. On voit réellement l’homme au travail.
CA. Giacometti rompt avec les surréalistes parce qu’il souhaite revenir à un travail d’après nature ou comme il l’explique lui-même « retourner s’asseoir face à un modèle vivant ». Il s’agit alors moins pour Giacometti de représenter quelqu’un tel qu’il est, mais bien tel qu’il le voit. Il est à la fois dans une quête réaliste mais un réalisme qui lui est propre, attaché à sa vision personnelle du monde.
C’est très sensible dans son rapport à ses modèles.
CA. Giacometti exigeait de ses modèles de longues séances de poses, dans des conditions très difficiles qui les conduisaient parfois jusqu’à l’épuisement, comme s’il testait leur endurance en même temps que la sienne. Cet épuisement du modèle est peut-être une des conditions permettant au modèle d’abandonner toute représentation pour finalement se « présenter » tel qu’il est vraiment. Giacometti lui-même parle toujours dans ses entretiens de « présentation » plutôt que de représentation. Giacometti se plait en compagnie de ses modèles et repousse souvent le moment de terminer la peinture ou la sculpture, comme si le processus l’intéressait plus que la finalisation de l’œuvre. James Lord a laissé un témoignage passionnant à ce sujet en photographiant à la fin de chacune des dix-huit séances de pose l’état du tableau. Il témoigne que, d’une séance à l’autre, les changements que Giacometti apportait semblaient infimes mais que le travail était réellement intense. Il peignait, grattait, peignait à nouveau, intégrait de nouveaux éléments. Et ne s’arrêtait que lorsque le modèle devait partir. Il prenait rarement la décision d’arrêter une œuvre, mais y était souvent contraint par des conditions extérieures, comme la nécessité de l’expédier pour une exposition ou le besoin du modèle de repartir. Ses œuvres sont parfois encore transformées après avoir été exposées.
Il a eu beaucoup de modèles, mais il aurait pu n’en avoir qu’un seul, puisqu’il ne cherchait pas à représenter la diversité, mais en quelque sorte l’essence de l’humanité.
Dans la lettre qu’il adresse à Matisse en 1947, il écrit : « malgré tous mes efforts, il m’était alors impossible de supporter une sculpture qui donne l’illusion d’un mouvement, une jambe qui avance, un bras levé, une tête qui regarde de côté. Ce mouvement, je ne pouvais le faire que réel et effectif, je voulais donner aussi la sensation de le provoquer. » Comment avez-vous rendu compte de la réflexion de Giacometti sur le mouvement ?
CA : Le rapport de Giacometti au mouvement est présent dès les premières œuvres de la période surréaliste comme la Boule suspendue, cet « objet mobile et muet » comme Giacometti l’écrit et que Dali reconnait comme un prototype des objets à fonctionnement symbolique du programme surréaliste. Sensiblement à la même époque, Giacometti réalise la Femme qui marche, une figure inspirée des mannequins de vitrines chers aux surréalistes que l’on a associée à la fin de l’exposition avec l’Homme qui marche, œuvre par excellence de la consécration. Mises en face à face, les deux sculptures, l’une des années 1930, l’autre des années 1960 résument en quelque sorte l’ensemble du parcours et créent un lien ténu entre deux périodes habituellement considérées comme radicalement opposées. Au fil du parcours de l’exposition on retrouve à plusieurs reprises cette idée d’un mouvement possible mais souvent empêché notamment avec la Femme au Chariot, hiératique et bien ancrée dans un socle cubique mais qui repose sur un chariot potentiellement mobile.
Quel impact la rupture avec les surréalistes eut-elle sur le travail de Giacometti ?
CA. La rupture est consommée quand Giacometti décide de revenir à la représentation du réel et de « refaire une tête » en 1935. Simone de Beauvoir rapporte les propos de Breton - « une tête tout le monde sait ce que c’est » - alors que pour Giacometti, c’est la chose la plus difficile au monde et c’est ce qui va l’occuper principalement dans toute sa seconde période.
Pour autant, s’il n’appartient plus au groupe des surréalistes, il continue à participer à leurs expositions après guerre et conserve les œuvres de cette période dans l’atelier. Il ne renie pas du tout cette période, il est juste passé à une autre phase de sa recherche et en conserve un peu l’esprit dans des œuvres qui opèrent des rapprochement inhabituels. Comme le rapport entre une tête et une figure que l’on retrouve dans La Cage dans les années 1950 ou sur les plateaux paysages : La Place, La Forêt ou La Clairière. Ces anamorphoses de femmes-arbres et de têtes-rochers évoquent encore l’esthétique surréaliste mais se rapprochent surtout de ce qui passe à la même époque dans le théâtre de l’absurde de Beckett, par exemple, avec qui Giacometti est très lié. Il va même réaliser le décor d’une de ses pièces En attendant Godot. La scénographie de Oh les beaux jours rappelle aussi ses sculptures avec ce personnage sortant littéralement de terre, comme les têtes que Giacometti fait surgir de ses sculptures des années 1950.
Dans l’histoire de l’art, des groupes comme celui des surréalistes sont souvent éphémères, mais catalysent la création de leur temps. Un artiste comme Giacometti est à la fois complètement ancré dans les questions qui se posent dans son temps et anachronique, cherchant dans les œuvres du passé ce qu’elles ont d’universel. Giacometti se pose des questions éminemment fondamentales sur la représentation qui dépasse largement son époque. C’est ce qui fait son importance aujourd’hui.
Comment une exposition et a fortiori un catalogue peuvent-ils résoudre ou au moins affronter la difficulté que Giacometti a pu rencontrer lui-même pour appréhender l’ensemble, y compris tous les détails qui composent un ensemble ? Dans un entretien de juin 1962, il confie à André Parinaud, juin 1962 : « Je n’arrive plus jamais à saisir l’ensemble. Trop d’étages ! Trop de niveaux ! L’être humain se complexifie. Et dans cette mesure, je n’arrive plus à l’appréhender. Le mystère s’épaissit sans cesse depuis le premier jour... »
MPB. Un catalogue comme celui-ci n’a pas de vocation encyclopédique, ni monographico-rétrospective. C’est bien une trace de l’exposition qui reste au-delà de celle-ci. Il existe aussi indépendamment d’elle. Il met en valeur le regard porté et ne cherche pas à tout dire, il est ouverture, et défend des parti-pris. Le face-à-face final, celui de cette humanité en marche, est un engagement. Mettre en valeur les croquis, les dessins, également. Montrer les peintures noires rarement présentées, de même.
De plus, cette exposition est inédite en ce qu’elle a été l’occasion de la restauration de quatre pièces : la Fleur en danger et l’Objet surréaliste. Ce fut une aventure car Martial Raysse a été mobilisé par Catherine Grenier pour réinterpréter une pièce manquante de l’Objet surréaliste. Enfin, elle présente deux plâtres des femmes de Venise, montrées uniquement à la Biennale de Venise en 1956.
L'exposition est visible au Fonds Hélène&Edouard Leclerc, à Landerneau, jusqu'au 1er novembre 2015.