Tatiana de Rosnay est venue présenter son ouvrage à la librairie Dialogues le 10 juin 2015.
Même pour ceux qui, comme c’est mon cas, connaissent mal Daphné du Maurier, la vie de cet auteur est une curiosité. Si Manderley for ever donne des informations relativement complètes sur sa vie familiale, ses rapports à ses trois enfants, Tessa, Flavia et Kits, et, jusqu’à un certain point, sur la vie intime de l’auteur, j’ai surtout été intéressée par la présentation que Tatiana de Rosnay a donnée de ce qu’on est tenté d’appeler sa carrière, même si aucun plan réfléchi ne m’a semblé se dessiner.
On se rend compte, en effet, à quel point Daphné du Maurier a été un véritable écrivain. « Véritable écrivain » reste, il est vrai, un jugement de valeur difficile à définir objectivement. Disons que l’on découvre à quel point toute sa vie s’est structurée autour de l’écriture et la publication : après un premier roman publié en 1931, La Chaîne d’amour, la vie d’auteur de Daphné du Maurier a été rythmée par une production dense et régulière, que je connaissais fort mal, une fois cités L’Auberge de Jamaïque (1936), Rebecca (1938), et Les Oiseaux (1952).
De Manderley for ever, ressort également la noirceur de l’univers de Daphné du Maurier, à l’encontre de l’image qu’elle a – bizarrement – laissée, et la diversité de son travail, en particulier marqué par la rédaction de textes biographiques : Le Monde infernal de Branwell Brontë (1960), le frère des sœurs du même nom, Des Garçons en or (1975) sur Anthony et Francis Bacon, ou encore, inaugural, le portait de son père, Gerald, (1934), qui fut comédien de succès.
Car dans la continuité de son père, Daphné du Maurier a elle aussi été un écrivain à succès, et l’image qu’en construit sa biographe soulève le paradoxe de l’écrivain populaire : ses romans ont souvent été adulés par les lecteurs, leurs ventes ont permis à leur auteur de gagner sa vie – même si un mariage très comme il faut avec Tommy Browning aurait pu lui éviter de se poser cette question, à laquelle, manifestement, elle tint. Et pourtant, la presse fut loin d’être unanime et dénigra même souvent ses textes, en raison même de leur succès, semble-t-il.
Écrivain populaire également parce que nombre de ses romans furent portés à l’écran. Et pourtant, là encore, il y a de quoi s’étonner : la plupart des adaptations cinématographiques furent décevantes pour elle, y compris celles d’Hitchcock, rendant les romans d’origine presque méconnaissables.
Mais s’il fut un endroit où Daphné du Maurier ne fut pas du tout populaire, c’est dans son rapport à la presse : Tatiana de Rosnay la montre très discrète, ne supportant pas les interviews et les concédant avec parcimonie. Daphné du Maurier ne tolérait pas non plus les mondanités, surtout royales, ou liées aux obligations professionnelles de son mari. Pleinement consacrée à son travail, elle délaissa d’ailleurs celui qu’elle surnommait « Tristounet », notamment après le tournant de la Seconde guerre mondiale. Il partit alors travailler à Londres, où elle ne voulut jamais le suivre.
Sa biographe fait donc le portrait d’une femme farouche, peu à l’aise avec la sociabilité, l’urbanité – dans tous les sens du terme –, ou peut-être faut-il dire une femme libre. Une liberté qui se paie par un grand malentendu autour de son image de marque, puisqu’elle passe aujourd’hui pour un écrivain pour dames.
Le rôle de son éditeur, Victor Gollancz, fut déterminant, et on ne sait pas bien, à la lecture de ce volume, dans quelle mesure il participa à la construction de cette image de Daphné du Maurier. Il la soutint toujours, orchestra sa réussite, y compris au plan publicitaire – même si l’auteur, elle, n’appréciait pas sa publicité qu’elle jugeait criarde. Daphné du Maurier apparaît donc aussi comme un écrivain sauvage par son mode de vie, mais dont l’œuvre a parfaitement bénéficié des méthodes de marketing de l’époque.
Manderley for ever est une bonne lecture estivale et une belle rencontre. Ce parcours de vie a ceci de particulier que la réussite semble avoir souvent devancé Daphné du Maurier qui n’a accompli aucune démarche pour la faire advenir, et n'a certainement pas recherché la popularité, au sens médiatique du terme. Il m’a toutefois manqué, pour saisir mieux tout le paradoxe de cette existence, des éléments de contextualisation historique et sociale. À force de lire des précisions matérielles, la couleur de certains détails du mobilier de Daphné du Maurier, qui font « effet de réel », mais qui noient le lecteur, on en perd quelque peu la globalité de la vision. Certes, l’auteur vécut à la marge de son époque, mais on ne sait pas trop, finalement, dans quelle mesure son destin a été si exceptionnel que cela. Les indices sont forts, mais sans mise en perspective, on ne peut que le subodorer.