Entretien réalisé à l’occasion de la venue de Michel Serres à la librairie Dialogues, le 10 juillet 2015, pour la présentation de son ouvrage Le Gaucher boiteux, éd. Le Pommier.
Quel espoir y a-t-il que l’homme se mette (ou se remette) à penser, à inventer, et abandonne la pensée linéaire, dialectique, la pensée par imitation?
Là, c’est moi qui suis polémique. L’université, aujourd’hui, ne favorise pas l’invention, car elle est chargée d’enseigner, de continuer la culture telle qu’elle est. Or inventer, c’est bifurquer. Au CNRS, un savant s’appelle un « chercheur », il est censé trouver du nouveau.
Au Moyen Âge, savez-vous comment on appelait un savant? Un trouveur! Soit, en langue d’oïl, un trouvère, et en langue d’oc, un troubadour. Et moi qui viens de là, je suis très fier de la plus grande invention des troubadours: l’amour!
« Je ne connais aucune méthode qui ait jamais ouvert à quelque invention; ni aucune invention trouvée par méthode » (p. 97) – mais comment vivre dans un univers d’institutions sans appliquer de méthode? Doit-on rester toujours à la marge?
Oui, presque toujours. Ma spécialité, c’est l’histoire des sciences et des techniques. Dans ce domaine, on remonte à l’inventeur, et on constate qu’il est souvent solitaire, que la société ne l’a pas reconnu, parce que son travail n’est pas lisible. Par définition, l’invention est imprévisible. Lorsque l’ADN a été découvert, des professeurs de biologie continuaient à dire que la molécule n’existait pas, que ceux qui l’avaient découverte étaient des faussaires.
Ce fut la même chose pour la théorie des plaques. Les réelles nouveautés ne sont pas lisibles. C’est pourquoi les inventeurs ont souvent une existence peu réussie.
Vous évoquez le cheminement sans plan, l’inverse de ce qu’on appelle la méthode (p. 96), mais comment alors sortir de la forêt? Ne faut-il pas suivre Descartes?
Je pense que Descartes ne s’est jamais perdu dans une forêt! Il enseigne à suivre une ligne droite. Or une ligne droite relie un point à un autre, et dans une forêt, aller d’un point à un autre, c’est aller d’un arbre à un autre. La ligne droite est impossible, mais Descartes ne pouvait pas le savoir, c’était un citadin!
Pour penser, je crois qu’il faut désapprendre, et s’intéresser à la docte ignorance.
Vous employez les termes « inventer » et « découvrir » indifféremment?
En effet, je ne fais plus la nuance entre « inventer », au sens de créer, et « découvrir » au sens de trouver ce qui était déjà là. Cette distinction fondait jadis la différence entre le sujet et l’objet. Or je suis persuadé, et je le montre dans la première partie de mon livre, que le monde lui-même invente. Depuis le Big Bang, il ne cesse d’inventer des étoiles, des galaxies nouvelles. À un moment donné, une molécule apparaît, et c’est la vie qui naît. Notre modèle, c’est l’univers.
Et l’homme a figé tout cela? Car vous écrivez que nous référons le pouvoir au Louvre et l’éducation aux lycées parce que nous imitons le loup dans ses pratiques de politique et de pédagogie: « La meute enseigne l’Etat et l’école » (p. 16).
Ce n’était pas du tout négatif, au contraire! Ceux qui se plaignent que l’homme soit un loup pour l’homme ne connaissent pas le loup. La louve, surtout, est exceptionnelle du point de vue de la transmission des conduites. Voyez aussi le Rocher du Conseil, dans Kipling. Le loup est un excellent pédagogue, il a une très bonne organisation politique, très complexe. Je souhaite, moi, que l’homme soit un loup pour l’homme!
L’idée que le monde nous construit, celle selon laquelle « je pense donc je suis universel » (p. 30) va à l’encontre du fameux individualisme dominant. Comment l’humanité pourrait-elle retrouver le chemin de cette universalité?
Mon dernier chapitre sur l’âge doux est la suite de mon ouvrage sur Petite Poucette [éd. Le Pommier, ndlr.]. Il comporte cette fable végétale, sur le sapin et l’érable. Le sapin est pointu parce que sa cime dégage une substance toxique qui empêche les branches de se développer. C’est une métaphore de notre monde pyramidal. D’ailleurs, voyez les pyramides d’Égypte, la Tour Eiffel, c’est une forme très courante.
Aujourd’hui, nous passons à la structure ronde de l’érable, qui n’a pas un sommet, mais est en forme de boule. La configuration en réseau, celui des nouvelles technologies, induit des conduites très différentes, qui font se déplacer les intermédiaires et les preneurs de décision. Voyez le problème des taxis [cf. le mouvement contre l’entreprise de VTC Uber Soft]: aucun État ne pourra rien faire contre des initiatives de ce genre. Aujourd’hui, les rapports se font d’individu à individu.
Est-ce la fin du règne du sapin?
Comment imaginer une politique nouvelle, étant donné les relations des gens les uns avec les autres? Je dirais qu’aujourd’hui, le règne du sapin a beaucoup de mal.
Au Poulailler, vous préparez un numéro sur la transmission. Il faut bien avoir en tête qu’il n’y a pas si longtemps, quand je téléphonais, je contactais la demoiselle de la Poste, qui me mettait en contact avec vous. Aujourd’hui, de nombreux intermédiaires ont disparu. Mais celui qui a inventé la plateforme des rapports, comme Google, a tous les pouvoirs.
Nous nous serions mis à penser parce que nous sommes faibles de nature. Comment entretenir cette faiblesse?
La définition de l’homme est celle d’un être sans habitat. Une bête, lorsqu’elle naît, est immédiatement adaptée à sa niche écologique, à ses conditions environnementales. Le crabe reste toute sa vie dans sa portion de littoral. Nous n’avons pas d’habitat, nous n’avons que des isbas, des igloos, qui sont des auxiliaires culturels. Notre inadaptation est notre gaucherie fondamentale. Le premier et le plus grands des inventeurs était Héphaïstos, le boiteux.
Comment redonner sa place au corps sans sombrer dans l’animalité?
En définissant autrement la philosophie. Pour moi, ce n’est pas l’amour de la sagesse, mais l’art des sages-femmes, qui accouchent le nouveau monde.
Voyez Archimède, c’est son corps qui a trouvé. C’est le corps qui invente. Quand on conduit et qu’on change de vitesse, on ne pense pas à tous les théorèmes, à la thermodynamique. Le geste est le formidable intégrateur de mille et une fonctions. Le corps sait plus de choses qu’on ne le croit. J’étais à San Francisco lors du tremblement de terre de magnitude 7,2. Un tremblement de terre, c’est une trentaine d’after shocks. À chacun d’eux, on s’appelait avait un ami et on évaluait – avec une grande exactitude.
C’est de l’ordre de l’intuition, au sens bergsonien du terme?
Le corps est d’une grande finesse. Une fois, je déjeunais avec mon ami Jacques Monod. Je remarquai qu’il avait mal aux reins [Michel Serres effectue une torsion du bassin], et lui demandai ce qu’il avait. Il me répondit: « C’est à force de travailler sur l’ADN! »
Selon vous, la littérature précède la philosophie, mais comment faire pour passer de l’une à l’autre?
Il y a une grande différence entre la philosophie de langue française et celle de langues anglo-saxonnes. La philosophie de langue anglaise est très technicisée. La philosophie allemande est très métaphysique. En France, au lieu d’écrire un traité du hasard et de la fatalité, Diderot écrit un roman, Jacques le Fataliste. On a une vieille tradition philosophique proche du récit. Chaque roman est l’expérience imaginaire d’un cas possible.
Or la science ne fait que cela, et il ne faut surtout pas donner à l’imagination un rôle mineur.
Puisque vous parlez de fatalité justement, vous écrivez: « transcendant, Dieu, s’Il existe, contrôle; immanent, incarné, contingent, l’homme pilote. » (p. 124) Nous ne sommes donc pas totalement libres?
C’est une des notions dont je suis le plus content dans ce livre, le double pilotage. Quand l’enfant apprend à marcher, il ne cesse de tomber, car il ne regarde pas ses pieds. Or l’homme a deux yeux, un pour ses pieds, l’autre pour son but. Sur un bateau, il y a l’homme de quart et l’homme à la barre. En avion, un pilote et une tour de contrôle. Il faut les deux entrées, une locale et une globale, et si elles fusionnent, c’est la catastrophe.
« L’instabilité précède l’existence » (p. 77): comment s’assurer que la boiterie ne soit pas un handicap?
Elle l’est presque toujours, mais c’est la faiblesse qui fait la grandeur de l’homme. Tarzan, le super-héros avec son petit pagne, ne survit pas trois minutes dans la jungle.
Pour aller plus loin, retrouvez l'interview de Michel Serres réalisée par Natalia Leclerc pour Le Poulailler, à propos de son ouvrage Yeux.