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André Gide et Francis Jammes, Correspondance, Tome 1, 1893-1899, Gallimard, 2014, 399p

Pour plusieurs générations d’écrivains, l’œuvre d’André Gide fut une référence incontestée, un amer, un exemple de littérature absolue : André Pieyre de Mandiargues et Françoise Sagan adoraient Les Nourritures terrestres, Georges Perros possédait une lettre du maître vénérée comme une relique, les anticolonialistes trouvèrent dans Le Voyage au Congo une objectivité proche du réquisitoire, et Marcelin Pleynet considère aujourd’hui encore le Journal comme une œuvre importante.
La correspondance de l’auteur de Paludes, en majeure partie publiée, fut abondante, incessante, tant le grantécrivain – orthographe que j’emprunte à l’ironiste Dominique Noguez – aimait à construire patiemment ses réseaux et soigner son influence. La publication de ses lettres à François Mauriac, Jacques-Emile Blanche, Dorothy Bussy, Jacques Copeau, Valery Larbaud, Elie et Marc Allégret, Paul Valéry, Jean Paulhan, Paul Claudel, Jacques Schiffrin, Maurice Denis, Aline Mayrisch, Edmond Jaloux, sont désormais autant de recueils disponibles pour qui souhaite mieux comprendre l’ampleur et la complexité d’un des éminents représentants de l’esprit français, auquel contribue la toujours très active Association des amis d’André Gide, fondée en 1968, autre temps, autres mœurs, mais une passion qui traverse les modes.
On doit ainsi à Pierre Lachasse, secrétaire général de cette association, la préface éclairante des lettres à Francis Jammes aujourd’hui publiées dans leur intégralité – un deuxième tome viendra bientôt – l’édition de 1948 de Robert Mallet ne comptant que 280 lettres sur les 554 du corpus actuel.
Née d’une amitié de nature essentiellement littéraire, cette correspondance semble marquée d’une tension constante entre « le jeu de rôle et la sincérité ». En 1949, André Gide déclare à Jean Amrouche, qui l’interroge à ce sujet : « Nous jouions un personnage l’un vis-à-vis de l’autre. »
Pourtant, l’admiration de Gide pour le poète de Vers, livre qu’il transmettra à Henri de Régnier qui en fit également l’éloge, n’est pas feinte en ces premières années d’une amitié (elle durera plus de quarante ans) où chacun ressent la nécessité de trouver en l’autre une confirmation de ses audaces formelles.

L’un, isolé dans le Sud-Ouest de la France, est un catholique « dédoré » (expression de Mallarmé), bientôt amoureux d’une jolie petite femme (Amaryllia), l’autre, protestant, homosexuel voilé, reçoit à Paris les honneurs. Jammes l’imagine pourtant à son image (idéalisée) en apôtre ou héros de pastorale - « pâtre des berges, cueilleur de narcisses dans la vallée d’une Suisse idéale, et pur comme l’adolescent qui est digne de recevoir entre ses bras la Lucie, ta joue posée sur ses cheveux sagement divisés » - héritier du René de Chateaubriand.

Très vite, les positions sont établies : « Je vous verrai progresser et devenir célèbre, du coin de mon feu, moi qui, sans doute, loin de tout et de vous, resterai dans l’ombre comme un grillon, doré par la suie, et que bien peu écouteront. »
Les aveux touchent : « Je vous écris au réveil d’une atroce nuit où j’ai pensé crever, ces nuits que vous ne connaissez probablement pas, où l’on s’éveille lentement en sursaut avec l’étouffante impression que l’on a le cerveau cramé, pris à la vieille casserole du crâne obsédé. Horrible, vous dis-je. » (Francis Jammes, le 6 juillet 1895)

La correspondance, fondée sur la communication des absents, entraîne le désir d’épanchement, et devient un besoin : « Je vous écris surtout pour que vous m’écriviez… » (Gide, juillet 1895)
Au-delà des échanges empathiques, l’admiration de Gide pour les vers de son ami ne se dément jamais : « Si ma fiancée n’aimait pas vos vers, je ne l’épouserais pas. »
Mais Les Nourritures terrestres, d’abord célébrées, déçoivent finalement le héraut d’Orthez, livre trop voluptueux, trop hautain, trop terrien : « Cette exposition de luxe moral et d’égoïsme est une insulte à ceux qui, pareils à moi, vivent dans l’ombre amère » (lettre 45, du 7 février 1896)
Le personnage de Ménalque, trop orgueilleusement sensuel et emphatique, les oppose - « Tu nous as servi là de l’Anatole France aristocratique, du Barrès intelligent, de l’Henri de Régnier souple » - quand Jammes aimerait que son ami corresponde davantage à son imagerie : « Je t’admire. Tu es une sorte de religieux. Tes bras et ta tête en arrière ont l’air de lire un livre pieux. »
Mais, saint d’une Arcadie rêvée, Gide ne l’est pas, qui sera élu maire de La Roque-Baignard le 17 mai 1896, où l’on joue au loto, plus qu’on ne versifie.
Le goût partagé de la nature en son paradis de présence – Jammes appelle cela naturisme, dont les maîtres sont pour lui Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre - les aura pourtant unis : « Cher ami, je pense que nos pensées se fondront dans un commun amour de la nature… Ici, il fait éperdument beau et mes sens et mon âme s’affolent ; je bois la lumière comme un vin trop tiède et ma sagesse en est déconcertée. » (Gide, alors à Rome, janvier 1896)
Ou : « Cher ami, j’aime ton âme délicieuse ; je la veux inviter à des entretiens délicats. Je ris en t’écrivant car devant moi le ciel est admirable et je trouve tout si beau que je suis plus près du sanglot que de la mélancolie. » (Gide, à Tunis, début mars 1896)
On croisera dans la traversée de ces lettres Albert Samain, Félix Fénéon, Paul Fort, Pierre Louÿs, Marcel Schwob, Jean Lorrain, François Coppé, Francis Vielé-Griffin, Gustave Kahn, Léon Bloy, Georges Rodenbach, monde littéraire aujourd’hui quasiment englouti, pour une grande part désuet, insupportable, mais aussi exaltant – chacun fera son tri – en tout cas constitutif de la République des lettres à la française et de l’historial de notre langue.
Le 13 janvier 1947, Antonin Artaud, invité à faire une conférence qui doit marquer son grand retour parmi ses pairs, laisse tomber ses feuilles sur les planches du Vieux-Colombier. Gide monte sur scène, les ramasse, et embrasse le poète.
Deux hommes qui, apparemment, n’ont rien à voir, brûlent pourtant un instant ensemble.
Mai 1893, première lettre d’André Gide à Francis Jammes : « Sentir est une éducation et nous devons éduquer les autres. »

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Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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