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Jean-Marie Schaeffer, L’expérience esthétique, Gallimard Essais, 2015, 366p.

En 2003 parut chez Stock un livre qui fit date, L’art à l’état gazeux, Essai sur le triomphe de l’esthétisme, par le philosophe et professeur globe-trotteur Yves Michaux. Il s’agissait d’analyser un phénomène prégnant, au cœur de nos sociétés contemporaines : la substitution de la notion d’œuvre au sens classique, dont il ne subsisterait plus qu’une sorte d’éther, par un ensemble de formes artistiques en surproduction (installations, performances, théâtre permanent, tatouages, maquillages, packaging, prolifération du design et du chic, procédures ou dispositifs divers) relevant d’un nouveau régime de l’art, structuré selon les normes de l’impératif du beau trouvant idéalement dans le corps humain façonné selon le goût du jour (les pulsions de la mode, la publicité) un aboutissement glorieux.

L’esthétique remplace donc l’art, quand la rencontre recherchée avec les objets du monde est avant tout hédoniste et de pure réplétion narcissique : « L’expérience esthétique apporte, comme elle l’a probablement toujours fait à un degré ou un autre, du plaisir et une satisfaction sensible. »

Cependant, qu’est-ce que, concrètement, scientifiquement si l’on veut, une « expérience esthétique » ? Comment la décrire en son processus fin ?

Dans L’expérience esthétique, livre impressionnant de rigueur - comportant notes, glossaire, bibliographie, index des noms - Jean-Marie Schaeffer, directeur d’étude à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, mène l’enquête, convoquant dans sa recherche aussi bien les théories cognitives que la psychologie des émotions, bien davantage que les philosophes de l’ontologie de l’art (le plus souvent opposés, qu’il s’agisse de Heidegger ou Gadamer, au subjectivisme esthétique), ou la psychanalyse (oubliée, c’est-à-dire évacuée). Tout simplement aussi, parce qu’une telle expérience, à la fois singulière et banale, déborde largement le cadre du domaine artistique. Le terme « esthétique » référera ici à « un type d’expérience et non pas à un type d’objet. Un événement ou objet, quel que soit son statut ontologique, sera qualifié d’ « esthétique » dès lors que son usage est esthétique, et vécu sur un plan d’« immanence heureuse ».

Jean-Marie Schaeffer pense ample, relevant l’universalité anthropologique de l’expérience esthétique abordée comme dynamique attentionnelle, pour questionner la phylogenèse de la relation esthétique, chez les humains, comme chez les animaux (exemple des oiseaux à berceau d’Australie ou de Nouvelle-Guinée). Elle est d’abord « fait psychologique total » - constat faisant la force de cet ouvrage - nécessitant la conjonction polyphonique de l’attention, de l’émotion et du plaisir – notions formant des titres de chapitres - dans une sorte de saturation appelée « signalisation coûteuse », bien loin de la thèse de Kant (se reporter au glossaire) du « plaisir esthétique » pensé comme « plaisir désintéressé ».

Mais, qu’est-ce qu’une expérience ? «  L’expérience (Erfahrung) est l’ensemble des processus interactionnels de nature cognitive, émotive et volitive qui constituent notre relation avec le monde et avec nous-mêmes, ainsi que l’ensemble des compétences acquises par la récurrence de ce processus. »

 

 

Puisant abondamment dans les travaux de Gérard Genette (L’œuvre de l’art, t. II : La relation esthétique, Seuil, 1996), Jean-Marie Schaeffer, dont les exemples sont très variés (Playtime, de Jacques Tati, Leda and the Swan, de Cy Twombly, Paysage de Normandie, de Bonnard, L’Adoration des mages, de Ghirlandaio, Les aventures de Tom Sawyer, de Mark Twain, parmi bien d’autres) montre que toute expérience esthétique réussie « réside dans sa capacité à piéger l’attention », laissée ouverte à son renouvellement par l’émotion et le plaisir ne cessant de se compléter et se relancer.

Contre les risques de réductionnisme biologique (l’homme ne serait qu’un animal comme un autre), Jean-Marie Schaeffer précise en conclusion ce qu’est la création artistique, proprement humaine : « Elle exacerbe la surcharge poïetique par rapport à la destination pratique des artefacts et la surcharge herméneutique par rapport à l’usage communicationnel des signes. »

En d’autres termes, l’œuvre d’art n’est pas paraphrasable, et ne transmet in fine qu’elle-même, son mystère impartageable étant, comme chez Bataille, le fondement de toute communauté véritable.

Alors, appellera-t-on aussi « esthétique » ce besoin de rite et de mise en forme de la vie, tel que l’a décrit Nicolas Bourriaud dans son Esthétique relationnelle (Les Presses du Réel, 2001), expression choisie pour désigner l’obsession de l’interactivité traversant aussi bien notre époque que les travaux de quelques-uns des grands noms de l’art des années quatre-vingt-dix (Pierre Huyghe, Philippe Pareno, Dominique Gonzalez-Foerster…) ?

Et retrouvons ici Yves Michaud, prédécesseur de Nicolas Bourriaud au poste de directeur de l’Ensba (Beaux-Arts de Paris), dans son Narcisse et ses avatars (Grasset, 2014), abécédaire aussi drôle et malicieux qu’implacablement lucide (« Com remplace Espace public », « Hédonisme remplace Bonheur », « You Tube remplace culture », « Zapping remplace Attention »…). Lettre E : « Expérience remplace sujet » : « Faire une expérience, c’est aujourd’hui vivre une expérience, la ressentir, faire corps avec elle. Un séjour touristique dans le désert, une soirée dans un club, une séance de méditation, un massage, mais aussi des actes de consommation plus ordinaires comme déguster un expresso, boire un grand cru ou acheter des vêtements dans un centre commercial – autant d’expériences. On ne court plus un risque – sinon qu’une bande salafiste attaque votre caravane ou que votre paquebot de croisière s’échoue sur des rochers. On ne produit plus l’expérience : on l’achète toute faite – dimension commerciale essentielle – et on la vit en s’y plongeant après avoir largué les amarres. »

Et si, mon amour, nous passions nos vacances à Ibiza ?

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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