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Conversation avec le peintre et graveur Roland Seneca à l’occasion de la sortie de son dernier livre aux éditions Fata Morgana, Morceaux pour faire un corps.

Fabien Ribery : Morceaux pour faire un corps est votre deuxième livre publié aux éditions Fata Morgana. Quelle importance revêt pour vous la publication ?

Roland Seneca : J’ai toujours aimé les livres, et j’ai toujours aimé en faire dès que j’en ai eu l’occasion. La Horde, commande de Bernard Guillemot, aux éditions Calligramme de Quimper, a été mon premier livre. Mes livres ne sont pas ce que sont presque toujours les livres pour les artistes, c’est-à-dire des monographies qui rassemblent leurs travaux. Comme les écrivains font des livres avec des mots, je fais des livres avec des dessins ou des peintures traitant d’un sujet, ce qui est inhabituel.

Qu’est-ce qu’un corps ? Est-il impossible de dessiner le corps en entier ?

J’utilise le mot corps parce que j’ai commencé à en traiter dans sa définition. Le peintre s’occupe de la surface des choses. Quand il peint un corps dans son entier, il se pose la question : « Qu’est-ce qu’un homme ? » D’autre part, le corps est pour l’essentiel le sujet de la peinture occidentale. Si l’on ne veut pas se contenter de faire des variations d’images déjà faites sur le corps - ce qui représente presque la totalité des images actuelles sur le corps, dans la bande dessinée, etc. – mais en donner une image rendant compte de sa présence réelle et émouvante dans le monde, il me semble que ce corps n’advient à nous que par morceaux. On ne peut plus donner aujourd’hui une définition arrêtée de l’homme.

Votre recherche plastique est d’ordre ontologique. Votre approche de l’être procède-t-elle d’une sorte de stupeur, voire d’effroi, face à ce qui vient ?

Oui, je m’intéresse à l’être et aux questions que pose le fait que nous soyons là. Dans des entretiens radiophoniques, le vieux Claudel, qui a alors 80 ans, dit qu’il est reconnaissant à Mallarmé de s’être posé la question devant le monde : « Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Les théories du corps-machine de Gilles Deleuze et Félix Guattari, ou du corps sans organe d’Antonin Artaud vous inspirent-elles, ou y trouvez-vous la confirmation de vos travaux ?

Je me demande si j’ai compris quelque chose à ces théories du corps-machine. Quant à Artaud, c’est un homme qui a toujours souffert, et dans un premier temps souffert d’une impossibilité de dire ce qu’il vivait. Il a par ailleurs écrit des pages lumineuses sur la peinture et sur celle de Van Gogh en particulier. Je pense que le corps est une merveille. "Je pense" n’est pas le mot. Je suis émerveillé par le corps du monde, une pierre, une feuille,  une grenouille, une tête d’homme… Notre imagination ne peut pas imaginer une beauté d’un autre ordre. La production artistique, comme les autres d’ailleurs, n’imagine rien. C’est une façon d’habiter le monde.

Dessinez-vous afin d’apprivoiser une sorte d’hébétude existentielle ?

Quelle drôle de question ! Non, je dessine pour comprendre, le monde, moi. C’est devenu comme une seconde vie, une manière de rendre grâce.

On manque parfois la dimension d’humour, presque pataphysique, dans votre œuvre, entre Ubu Roi et l’ironique énergie du vivant. Qu’en pensez-vous ? N’y a-t-il pas du grotesque dans vos recherches ?

Ce n’est pas à moi de dire s’il y a de l’humour dans mon travail. J’aimerais qu’il soit parfois drôle, voire hilarant. J’aimerais mettre du rire dans la peinture. J’ai dans un titre qualifié une fois le corps de grotesque, mais c’était dans une acception différente qui référait au genre de la peinture grotesque au XVIIIème siècle.

Quel est votre rapport à l’attente quant à votre processus créateur ?

L’expérience m’a fait comprendre que j’étais incapable de désirer une forme, une couleur, que mon désir était celui du dessin, et que le travail consistait à travailler sur soi pour être à l’écoute. A l’écoute de quoi ? de ce qui peut advenir. Citons Heidegger : « Attendre est en son maître essentiellement autre que toute manière de s’attendre à, qui est au fond incapacité d’attendre. »

Vous avez beaucoup lu et médité Heidegger. Que vous apporte la fréquentation de ce philosophe ?

N’exagérons rien, je ne suis pas philosophe, et je me garderais bien de parler de Heidegger. Mais quand j’arrive à le lire, c’est comme une message de l’esprit, ça ouvre…

Elie Faure, que vous aimez citer, évoque « l’esprit des formes ». Chaque morceau de corps pense-t-il ?

Elie Faure, oui. C’est un autre monde, mais j’étais émerveillé par sa capacité à comprendre le monde des formes. Chaque morceau de corps ne pense pas, mais on pense avec l’entièreté du corps. « Bête comme ses pieds », non, ça ne va pas. En tout cas, je dessine avec tout mon corps, avec toute l’écoute de mon corps.

Comment avez-vous composé votre livre ? La gravure est-elle une autre façon de dessiner ?

Je n’ai pas composé mon livre, il est la résultante d’une somme de travail dans un certain temps. Qu’il y ait des aménagements au final, c’est certain, mais c’est pour mieux convenir au regardeur, et ça ne compromet pas le sens. Ce livre est un livre de dessin, pas de gravure. 

 

La gravure, c’est du dessin, mais quand le dessin surgit d’un combat avec le métal (le cuivre, le bois), ça change la donne.

François Lunven, Fred Deux, font-ils partie de votre famille de graveurs, ou êtes-vous réfractaire à toute idée de famille de ce type ?

J’ai beaucoup admiré François Lunven. J’ai fait un livre de ses dessins, le seul je pense. Fred Deux, c’est autre chose – une goutte, plus une goutte, plus une goutte, au bout du compte (du conte), ça fait une stalagmite – c’est pas mal. Il y a des familles d’esprit, c’est sûr.

Que signifie pour vous l’expression, « peindre pour arracher la peau » ?

Strip-tease de la petite bayadère. Le peintre s’occupe de la surface des choses – l’intérieur, l’extérieur. Ce qui est en dessous est-il plus important que la surface ? Le grand peintre peint les deux. Pensez à la Flore de Titien, la peau, la chevelure qui se mêle à la peau, et le réseau de veines à peine bleutées sous la peau.

Pourquoi évoquez-vous le mythe du Golem ?

C’est la question du démiurge, mais les choses ne se font pas à partir d’idées.

Vous écrivez : « Non, la peinture n’est pas comme un bon fauteuil. C’est un fauteuil à engloutir. » Qu’entendez-vous par là ?

C’est une réponse amusée à la phrase de Matisse, « La peinture, c’est comme un bon fauteuil » - on peut sans doute être un très grand peintre, et dire des bêtises. Je vois plutôt la peinture comme quelque chose qui creuse.

Votre travail est très sexué. Vous inventez des formes (ou des formes s’inventent) qui sont androgynes, propices aux accouplements les plus inédits. Etes-vous un artiste transgenre, ce qui vous propulserait, si l’on en prenait conscience, à la une de tous les festivals LGTBI de la planète ?

Comme la peinture s’occupe du corps, elle s’occupe du sexe. C’est la moindre des choses pour être vivants, mais sans plus. D’autre part, j’aime voir comment les fonctions du corps invitent au mimétisme dans la production des objets qui nous entourent. Presque tous les objets de notre environnement sont bâtis sur l’interpénétration. Mais, le transgenre n’est pas mon genre.

Votre œuvre est-elle pour demain ?

Je me garde la réponse.

Des écrivains tels que Bernard Noël ou Claude-Louis Combet ont écrit pour vous. En quoi votre univers pictural les a-t-il touchés selon vous ?

Bernard Noël a très peu écrit sur moi. C’était sur ma demande. Entre Claude-Louis Combet et moi, il s’agit d’une collaboration de plus de quarante ans. Rien n’est plus important à mes yeux que les rapports entre un écrivain et un peintre. La peinture ne regarde pas seulement, elle fait parler, elle invite l’autre à en parler. Le sommet du genre est pour moi Le Suicidé de la société d’Artaud.

Votre livre est dédié à votre femme, Gaëlle. L’amour fou vous aura-t-il permis de mener à bien votre œuvre ?

Oui, ce livre est dédié à ma femme, comme plusieurs autres. Elle est mon premier regardeur, lucide et sans complaisance aucune. C’est une grande aide.

Vos dessins vous surprennent-ils encore ?

S’ils ne me surprenaient pas, à quoi bon ? et comment alors avoir une chance d’intéresser l’autre ?

Qu’entendez-vous par « la pensée colorée », titre d’un de vos livres importants ?

La peinture pense avec des formes et des couleurs. Elle pense, c’est-à-dire qu’elle organise le monde.

Le bleu de Philippe de Champaigne vous touche au suprême. Pourquoi ?

Oui, il y a quelque chose de très bouleversant dans les bleus de Philippe de Champaigne, liés à la transparence. La peinture devrait être transparente, mais ça s’appelle alors vitrail.

Le nom de Paul Claudel, que vous citiez précédemment, revient souvent dans nos conversations. Pourquoi ?

Claudel est une source. Il est le découvreur de Rimbaud. Dans son Art poétique, il montre parfaitement l’imbrication du corps et de la langue.

Etes-vous un peintre chrétien ?

La peinture occidentale est chrétienne : le voile de Véronique, les icônes, les enluminures, les grandes crucifixions, le corps d’Adam et Eve, les gisants, Marie Madeleine repentante, le visage, les vitraux. Pour finir, Cézanne va à la messe tous les dimanches. Il me semble que de ce côté, je suis chrétien.

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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