Un narrateur qui brûle, des rencontres décisives, la présence palpable des dieux et du démoniaque, la catastrophe de Fukushima, l’art contemporain, l’île de Sein… Conversation avec l’écrivain Valentin Retz à l’occasion de la sortie de son roman, Noir parfait, aux éditions Gallimard, collection L’Infini.
Fabien Ribery : Je le dis de façon un peu provocante, mais le narrateur de votre livre est-il pris d’un délire mystique ?
Valentin Retz : Délire mystique ? Si vous voulez. Mais au sens antique du terme, alors. Le narrateur est touché par le souffle d’un dieu. Il fait l’expérience d’une présence paradoxale. Et ce souffle, cette présence l’obligent à repenser le cadre de ce que tout un chacun définirait comme normal, comme vrai, rationnel ou plausible. Sans explication préalable, il lui semble que la réalité se tord sur son axe. Les choses, les situations, les êtres lui paraissent tout d’un coup renvoyer à une profondeur inédite. Tout un réseau de correspondances transparaît ainsi à travers les apparences et un étrange savoir commence à affluer. S’il y a délire, ce serait donc au sens où il faudrait d’abord traverser la folie pour apprendre à être sage. Et si ce délire est mystique, ce serait – comme l’étymologie du mot l’indique – en vertu d’une relation privilégiée au mystère.
A quoi renvoie le titre de votre ouvrage ? J’ai pensé à quelque mystère alchimique, ou même à la Kaaba.
Le titre renvoie à une notion hermétique, tiré du Koré Kosmou, un des ouvrages du Corpus hermeticum écrit en grec à Alexandrie autour du IIe siècle et que Marsile Ficin traduira pour la première fois en latin au début de la Renaissance. Le noir parfait, c’est la correspondance entre la terre noire d’Égypte et la pupille noire de la déesse Isis. Autrement dit, c’est la coïncidence entre l’en bas et l’en haut, entre la terre et le ciel, entre l’humain et la divinité. Par extension, le vocable désigne également l’art sacré, c’est-à-dire le savoir qui opère cette union.
Vous situez vos recherches dans l’orbe d’André Breton et de la surréalité, c’est-à-dire du dépassement des antinomies, du merveilleux quotidien, et de l’éclatement d’une raison non raisonnante. Le lisez-vous en tant que logicien majeur ?
Si, pour vous, un logicien majeur fait l’expérience d’une raison excédant le cadre de la raison calculante, sans pour autant lui dénier son effectivité, alors, oui, je lis André Breton en tant que logicien majeur. Et tout spécialement Arcane 17, ce livre dans lequel on découvre une majestueuse théophanie de la déesse Isis. Soit dit en passant, dans les premières pages de celui-ci on peut lire une description très poétique d’une colonie de fous de Bassan dans l’île dite des Bienheureux. Or, ce sont précisément ces oiseaux que le narrateur de Noir parfait contemple à la fin du roman, alors qu’il vient de vivre une véritable apocalypse intérieure sur l’île de Sein ; une île bretonne, donc, mais également une île des confins entre la terre et l’océan, entre le ciel et l’horizon…
Plus largement, la surréalité, le merveilleux quotidien, c’est, à mon avis, un formidable élargissement de la conscience. Et ce, jusqu’au domaine des signes, dans cette région où tout fait sens via un réseau fondé sur des rapports de convenance, d’analogie, d’antipathie, de sympathie ou de métamorphose. Ici, l’esprit et le monde apparaissent donc entrelacés et chacun opère comme le miroir de l’autre.
Quant au dépassement des antinomies que vous évoquez, c’est encore autre chose. Ou plutôt, c’est un domaine plus élevé, plus replié, plus intime que le domaine des signes, quelque chose comme une réserve indivisible qui contiendrait tous les possibles du langage.
Quel lien faites-vous entre littérature et sacrifice ?
Vous posez une question à la fois importante et difficile…
Dans les sociétés traditionnelles, comme, par exemple, dans l’Inde védique ou la Grèce archaïque, le prêtre agit en lieu et place de celui qui offre un sacrifice à telle ou telle divinité. Quant à l’offrande proprement sacrifiée, elle incarne l’offrant lui-même par le biais d’un processus de substitution symbolique. Si l’on applique cette répartition des rôles à la littérature, on voit tout de suite que le lecteur occupe la place de celui qui offre le sacrifice exécuté dans le roman. Quant à l’écrivain, il occupe évidemment la place du prêtre. Reste à déterminer quelle instance recoupe alors celle de l’offrande...
Dans une société fondée sur des pratiques sacrificielles, les offrandes minérales, végétales, animales, et parfois même humaines, ont pour vocation de convoquer le monde dans ses diverses modalités. Puis, par le sacrifice proprement dit, que cela soit par la percée du couteau ou par le feu des autels, ces offrandes sont transformées en béance selon une succession d’opérations symboliques appelées rituel, de sorte qu’à travers cette béance, celui qui offre le sacrifice puisse traverser l’écran du monde et entrer directement en contact avec le divin qu’il révère. Or, dans n’importe quelle société traditionnelle s’étant dotée d’une pensée du sacrifice, le monde est envisagé comme une modalité de la Parole divine ; que cette Parole soit celle du dieu à l’origine de tous les autres dans le polythéisme ou celle du Dieu unique qui se révèle dans la Bible et le Coran.
Pour revenir au parallèle entre littérature et sacrifice que vous avez suggéré, on peut donc dire que ce qui sert d’offrande dans un livre, c’est la parole de l’écrivain, dont la transformation sacrificielle au gré des opérations symboliques du texte et de l’histoire doit pouvoir mettre le lecteur en contact avec le divin lui-même. Rien de moins.
Les aventures de votre personnage sont tellement ahurissantes qu’elles en deviennent comiques quelquefois. Comment avez-vous envisagé la place du rire dans votre livre ?
Dans Noir parfait, il me semble que le rire a deux fonctions principales. D’abord, il sert de soupape et permet de rétablir une certaine distance critique, lorsqu’au cœur d’une séquence décisive, la prétention du texte à toucher le divin pourrait devenir risible, si celui-ci ne dénotait le caractère déplacé, pour ne pas dire l’incongruité d’une telle visée. Ensuite, le rire permet d’instaurer une position de souveraineté qui, cependant, ne se prend guère au sérieux. Ce qui, à mon sens, a pour vertu de rassurer le lecteur, même si, de fait, le cadre coutumier de sa réalité est peu à peu redéfini par des séries d’expériences qui doivent l’amener au bout du compte à reconsidérer le sens qu’il peut donner à l’existence, au monde, et donc à sa vie même.
La société se croit seule mais il y a quelqu’un, notamment Antonin Artaud écrivant : « C’est à moi, sempiternel malade, à guérir tous les médecins – nés médecins par insuffisance de maladie. » Votre narrateur est-il un suicidé de la société transformé en voyant ?
Sans aucun doute… Puisque l’expérience qui traverse le narrateur, ce don de double vue qui lui échoie au cours du roman, lui permet justement de traverser cette société qui, depuis 150 ans, n’accepte plus de dehors à elle-même, s’imposant du même coup comme une sphère d’activité non seulement autoréférentielle, mais de surcroît illimitée, à la fois principe et fin des vies qu’elle englobe et qu’elle gère.
Ce que le don de double vue du narrateur va peu à peu lui découvrir, c’est qu’il existe un envers du décor et que la réalité est plus profonde que ne voudraient le laisser croire tous les discours de recouvrements : ceux-là mêmes que la société illimitée s’emploie à jouer les uns contre les autres dans le bavardage incessant des débats, le matraquage publicitaire ou le conditionnement techno-scientifique.
Par décret du destin ou de la Providence, le narrateur que la société aurait dû pousser au suicide se métamorphose donc en voyant. Or, ce faisant, il découvre que l’invisible est la matrice du visible et que tout homme est rattaché d'une façon pleine et entière à ces deux pôles…
Apollon est très présent dans votre livre. Il vous frappe d’ailleurs au lieu-dit Bassæ, titre d’un très beau film de Jean-Daniel Pollet qui vous a très certainement inspiré. Comment ne pas manquer en l’étranger la figure d’un dieu venant à notre rencontre ?
Au vrai, je crois que nous manquons souvent ce genre de rencontre. En effet, j’ai le sentiment que nous sommes sans cesse exaucés à l’aune de ce que nous sommes. Seulement, comme nous parvenons rarement à nous arracher à un certain état de confusion qu’on pourrait dire natif, nous sommes confusément exaucés et nous ratons la rencontre avec le dieu qui vient vers nous.
Ce qui importe avant tout, c’est peut-être de se rendre sensible au domaine des signes que le dieu trame dans nos vies, cet élargissement de la conscience agissant comme une première prise de contact. Puis, à partir des interprétations qu'on a produites au regard des réseaux de signes qu’on a découverts, il faut partir à la rencontre du dieu, quitte à renouveler entièrement ses habitudes s’il le faut, et il le faut presque que toujours. S’installe alors un dialogue entre l’homme et la divinité via le miroir du monde, puis, de réseaux de signes en interprétations, de renouvellements intérieurs en événements extérieurs, la rencontre ne saurait finalement manquer de se produire.
Dans Noir parfait, le narrateur apprend à reconnaître la lumière d’Apollon en procédant de cette manière. Mais cette lumière du dieu païen n’est pas son unique phare. Il fait aussi l’expérience de la lumière que prodigue la sainteté de Dominique de Guzman, le fondateur de l’ordre des frères prêcheurs dominicains. Ce sont donc un dieu et un homme qui viennent à sa rencontre : deux guides qui l’emmèneront vers sa dernière révélation, sorte d’apocalypse intérieure, au cours de laquelle il réalisera qu’homme et divin sont une seule et même chose, pour peu qu’ils se lient dans l'instant.
Un petit garçon accompagne le narrateur, avant que l’on n’apprenne que sa compagne est enceinte. Qu’est-ce qu’un père ?
Un père, c’est d’abord un fils. C’est-à-dire un homme qui s’est reçu d’un autre, qui a des ancêtres, une tradition, une histoire, une langue, toutes choses qui ne sont siennes qu’en tant qu’elles lui ont été transmises. Dans cette optique, un père, c’est donc un homme qui transmet à son fils sa propre condition de fils en l’inscrivant dans un même patrimoine. Même chose pour une mère.
Dans Noir parfait, le fils du narrateur qui l’accompagne un peu partout s’appelle Hermès, car sa mère est d’origine grecque. Il porte donc le nom de la divinité qui, dans la Grèce ancienne, conduisait les âmes des morts aux enfers, afin qu’ils n’errent pas sur la terre comme des ombres en suspens. Or, le roman est dédié aux morts : il s’emploie même à en conduire certains jusqu’à un lieu plus lumineux et plus céleste que celui dans lequel leurs descendants encore en vie les ont contraints à errer sans espoir ou quasiment. Puisqu’en effet ceux-ci ne leur rendent plus de culte, ne les honore d’aucune manière – sans parler de prier pour le salut de leur âme –, tout occupés qu'ils sont dorénavant à s'immerger dans les mondes d’illusions que les réseaux d’informations et les écrans leur imposent. Qui sont ces morts que le livre va conduire en quelque sorte du Purgatoire au premier ciel ? En vérité, ce sont ceux qui sont liés d’une manière biologique ou plus largement symbolique avec le patrimoine que le narrateur et sa femme entendent transmettre à Hermès, dont le nom sert alors de guide et de passage à ses propres défunts…
La géométrie est très présente dans Noir parfait, points cardinaux, lignes obliques, cardo maximus… La liberté est-elle une question de pas de côté et d’inventions zigzagantes ?
Oui, mais à condition de ne pas oublier qu’il faut d’abord se doter d’un cadre avant d’user de cette liberté constituée d’inventions zigzagantes. C’est à cela que la géométrie me sert dans le roman. Elle tisse la trame d’une possible échappée. Et tout d’abord, en dessinant un temple à ciel ouvert...
Au moyen-âge, on orientait la nef des églises selon l’axe est-ouest, axe appelé decumanus. L’axe nord-sud, appelé cardo maximus, servait quant à lui à positionner le transept. L’intersection des deux axes représentant le centre de l’édifice où se trouvait l’autel sur lequel on pratiquait le sacrifice de la messe.
Or, dans la première partie de Noir parfait, quelques jours après que le narrateur eut rencontré Apollon sous la figure d’un pâtre aux alentours des ruines d’un temple grec, celui-ci donne une pièce d’un euro à un mendiant qu'il croise dans une rue parisienne qui servait justement de cardo maximus, et donc d’axe nord-sud aux anciens Gallo-Romains.
Si l’on ajoute à cela le fait que les péripéties du roman conduisent le narrateur d’est en ouest en suivant la course du Soleil, c’est-à-dire qu’elles tracent dans le texte un decumanus en suivant en quelque sorte la flèche d’Apollon, il faut sans doute comprendre que l’aumône d’un euro que fait le narrateur figure un centre, une intersection, un autel sur lequel le sacrifice du roman va pouvoir avoir lieu.
Lisez-vous Jüng ou les physiciens quantiques, qui peuvent nous aider à saisir les lois de la synchronicité et de la « réalité de l’âme », selon la formule de Pauli ? D’Ibn’Arabi à Henry Corbin, ne s’agit-il pas au fond, lorsque l’on est écrivain, de se mettre à l’écoute de l’ « imagination créatrice » ? Vous écrivez, page 74 : « Comme si l’esprit pouvait agir directement sur le monde, comme si le monde était en fait un miroir de l’esprit, et donc comme si le monde et l’esprit ne différaient qu’en fonction d’un infini jeu de reflets insoupçonné. »
Je n’ai guère de dilection pour Jung dont le concept de synchronicité me semble peu à même de penser la Merveille qu’il voudrait désigner. Quant aux physiciens quantiques, je suis persuadé que l’appareillage technique avec lequel ils approchent les zones du réel où l’esprit et le monde coïncideraient tendanciellement les condamne à ne jamais appréhender le lieu où l’un et l’autre pourraient en fait s’unifier, puisqu’ils ne peuvent saisir ce monde des quantas qu’à travers l’œil télescopé de celui qui regarde un objet. Pour le dire autrement, les appareils qu’ils utilisent les contraignent à compter « deux », là où il faudrait penser « un ».
Il en va tout autrement de l’imagination créatrice d’Ibn Arabi qui est une participation active à l’imagination de Dieu lui-même. C’est une pénétration lente, à force d’élévation spirituelle, des forces noétiques du divin avec lesquelles la création est à la fois détruite et recréée à chaque instant.
À mon sens, écrire, c’est donc élever son verbe jusqu’à participer au verbe divin, et donc devenir cocréateur avec le Créateur lui-même. J’en veux d’ailleurs pour preuve les expériences que je peux faire en écrivant, puisqu’il n’est pas rare que je sois amené à vivre des scènes, à rencontrer des personnages qui pourraient être tout droit sortis du texte auquel je suis occupé sur le moment. Oui, combien de fois n’ai-je pas fait l’expérience de ce débordement du texte sur la réalité ! « Comme si l’esprit pouvait agir directement sur le monde, comme si le monde était en fait un miroir de l’esprit, et donc comme si le monde et l’esprit ne différaient qu’en fonction d’un infini jeu de reflets insoupçonné. »
La catastrophe de Fukushima affecte concrètement la peau de votre héros, pourtant à des milliers de kilomètres de là. Comment expliquez-vous cela ?
Dans le roman, ce phénomène découle directement de ce que nous venons d’évoquer.
Mais resituons un peu les choses. Le narrateur de Noir parfait souffre de terribles névralgies autour des yeux et dans le bas des chevilles : il a le sentiment que sa chair brûle de l’intérieur comme si ses nerfs étaient plongés dans le feu spirituel du Purgatoire. Après avoir essayé, sans résultat, toutes les médecines possibles et imaginables, il part en quête de significations et interroge donc celles que pourraient bien recouvrir ses brûlures. Commence alors une sorte d’initiations aux signes et, d’interprétations en événements, il se rend compte qu’il est peut-être le lieu d’un appel. Pour le dire autrement, il se rend compte que ses brûlures autour des yeux l’incitent en fait à opérer une véritable conversion du regard.
Surgit alors son don de double vue qui lui permet tout d’un coup de voir à l’intérieur des cœurs et des âmes. Ce don est médiatisé par une paire de lunettes neuves qui a la vertu d’éteindre ses douleurs névralgiques, mais voilà : voir à l’intérieur des êtres, comme s’il s’agissait de lire en eux à livre ouvert, est finalement une épreuve incandescente. Le narrateur se retrouve donc devant un dilemme shakespearien. Car il doit maintenant choisir entre le feu de sa souffrance et la lumière de sa voyance !
Il se trouve que le moment où sa double vue se manifeste pour la première fois par le biais de ses lunettes à prodiges, eh bien, il se trouve que ce moment coïncide exactement avec la fusion du cœur du réacteur numéro 1 de Fukushima Daiichi. Quelle signification peut-on donner à cette coïncidence ? Tout simplement, qu’il y a un rapport de structure entre les deux événements ! Puisqu’en effet, d’un côté le niveau d’eau du réacteur numéro 1 de Fukushima Daiichi n’a plus été assez élevé pour refroidir les barres de combustible nucléaire qui se sont mises à fondre aux environs de deux mille trois cents degrés, tandis que de l’autre côté du globe terrestre les brûlures névralgiques du narrateur se sont mise à refroidir sous un flot continu de sensations visionnaires.
Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que voir au plus intime des êtres, c’est comme plonger au fond de la matière. Oui, c’est traverser les écrans qui séparent les apparences de l’invisible. C’est tout tenir ensemble, force nucléaire et double vue coïncidant alors dans un unique feu visionnaire.
La littérature au sens fort peut-elle relever d’une prière active ?
Elle ne relève même que de cela. Lorsque je prépare un nouveau roman, il y a comme une période de rénovation intérieure : l’étude, la documentation, l’élaboration de théories, la poursuite de certaines intuitions, tout ce travail de méditation entame le système de pensée dans lequel j’étais pris auparavant, un interstice se fait jour, et la lumière sur le fond de laquelle ce système de pensée se dessinait apparaît tout d’un coup plus nettement. Or, cette lumière, c’est le divin rayonnant depuis le centre de mon âme ; celui que j’interroge dans chacun de mes livres, celui vers lequel je me tourne et je prie en tâchant de trouver une écriture qui saura me tracer un chemin qui doit m'amener auprès de lui, de sorte qu’il me rénove de fond en comble, encore, et encore, et encore, jusqu’à goûter toujours plus intimement sa vie, sa gloire, son infini…
Qu’est-ce que la Parole pour vous ? Une sorte de corium animant de sa chaleur chaque fibre de l’être humain ?
Un corium ? Non, je ne crois pas. Un corium est un magma métallique et minéral constitué d'éléments fondus du cœur d'un réacteur nucléaire. Or, la Parole ne résulte pas de la transformation d’une chose préexistante. Au contraire, elle est le principe des êtres et des choses, le milieu spirituel en qui ils subsistent, mais également la puissance par laquelle ils sont amenés à l’existence.
Les Indiens – encore eux ! – distinguent quatre niveaux de parole. Tout d’abord, la Parole ordinaire, celle dite de communication, avec laquelle les choses peuvent être considérées dans leur utilité fonctionnelle. Puis au-dessus, la Parole intermédiaire, celle qui correspond aux idées, aux moyens de connaissance synthétique grâce auxquels la conscience se donne accès au monde. Vient ensuite, et encore au-dessus, la Parole voyante, celle qui correspond à la lumière de la conscience, c’est-à-dire à cette présence à soi-même sur laquelle se dessine le monde appréhendé par les moyens de connaissances couplées à l’utilité des êtres et des choses. Vient enfin, la Parole suprême, celle qui correspond à la Réalité absolue, sans manière d’être, pure félicité, dans laquelle baignent les trois autres niveaux de la Parole et qui exclut tout moyen d’approche.
Vivre, parler, pour la plupart des êtres humains à l’heure du nihilisme planétaire, c’est donc évoluer dans un monde où la Parole ordinaire est la norme, l’existence coïncidant alors avec une compréhension utilitariste des êtres et des choses. Toutefois, celui qui se mettra en recherche, qui méditera, qui interrogera l’extraordinaire énigme que propose le simple fait d’être vivant, celui-là ne manquera pas de s’élever tout le long de l'échelle de la Parole que je viens d’évoquer dans les coordonnés de l’hindouisme ; quoiqu’une telle notion existe aussi dans le judaïsme et le christianisme avec la fameuse échelle de Jacob ou encore dans l’Islam avec l’ascension du prophète appelé mi’raj.
La peinture est-elle une autre façon d’exposer le mystère ? Roger Gilbert-Lecomte, que vous citez en exergue de votre troisième partie, écrit : « Regarder à se crever les yeux, à éclater le crâne, avec les yeux de derrière les yeux, de derrière la tête, comme un aveugle avec un grand cri lumineux… » Comment entendez-vous cela ?
Je crois que la tradition des icônes dans le christianisme est une tradition fondamentale, et qui peut sans doute nous aider à comprendre cette capacité de l’art en général, et de la peinture en particulier, à exposer le mystère. Comme vous le savez peut-être, la notion de transfiguration est la clef de l’art des icônes. On y trouve une double lumière : celle des réalités matérielles et celle des réalités intérieures. De plus, le point de fuite d’une icône converge toujours vers le regard du spectateur en une espèce de perspective inversée, l’espace représenté sur l'icône s'affranchissant ainsi de toute vision terrestre en trois dimensions.
Il me semble que c’est cette remontée du terrestre au mystère via la lumière de la Parole que Roger Gilbert-Lecomte évoque dans la citation que vous donnez. « Regarder […] comme un aveugle avec un grand cri lumineux » : c’est voir l’invisible mystère, et donc comme un aveugle ; c’est voir avec un grand cri lumineux, et donc par le seul biais de la Parole.
Une partie de l’art contemporain a-t-elle destin lié avec le mal et l’extermination des âmes ? Marcel Duchamp a-t-il ouvert la boîte de Pandore ?
Définitivement, cela me paraît évident ! Marcel Duchamp a opéré un véritable tour de force en décollant l’œuvre d’art du mystère ou d’un quelconque sentiment esthétique, comme le beau, par exemple, qui n’en est après tout qu’une simple dérivée. Avec ses ready-mades, mais pas seulement, il a pris la production industrielle, et en définitive la société, comme seul et unique référent de tout acte artistique. À une époque où la société se conçoit comme une sphère de développement illimitée ne reconnaissant plus de dehors à elle-même, vous imaginez donc la fortune qu’une telle idée allait pouvoir rencontrer. Tous les suiveurs de Marcel Duchamp, tels qu’Andy Warhol ou Jeff Koons, pour ne citer que les plus connus, en ont d’ailleurs tous été très bien rémunérés.
Dans Noir parfait, le narrateur est aux prises avec un de ces artistes qui œuvrent en quelque sorte comme des démons chargés de maintenir les âmes loin de la lumière salvatrice de la Parole. À l’occasion d’une vente privée qui coïncide avec les obsèques d’un cousin suicidé du narrateur, cet artiste a eu l’autorisation de disposer sur l’île de Sein des sculptures hyperréalistes qui jouent de façon perverse avec les angoisses, les désirs et l’inconscient collectif de l’occident mondialisé. Pour lui, il s’agit de montrer le devenir infernal des sociétés occidentales hypermodernes, et de le montrer sans aucune lueur d’espoir, de sorte que tout un chacun puisse se trouver justifier de coopérer activement à sa propre évacuation, pour ne pas dire son extermination. Des questions comme le transhumanisme ou la cybernétique sont alors abordées. Questions fondamentales qui deviendront, j’en suis certain, de plus en plus prégnantes au XXIe siècle.
De mon point de vue, l’art peut donc être le vecteur d’une appréhension du divin à travers sa Parole, et donc le vecteur d’une certaine salvation. Mais aussi bien, l’art peut tout à fait se faire l’auxiliaire du démonisme le plus noir : c’est ce qu’on doit constater tous les jours, pour peu qu’on ait des yeux pour voir. Car l’art a ceci de magique qu’il s’insinue dans le secret des âmes, et qu’il peut donc soit les ouvrir à la lumière, soit les livrer aux ténèbres. Et ce, en y déposant des images, des sensations, des émotions, des symboles qui agiront comme autant d’opérateurs de liberté ou d’esclavage, mais également comme autant de révélateurs des bonnes ou des mauvaises intentions de l’artiste.