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Entretien avec Pascal David, professeur de philosophie à l’université de Bretagne Occidentale, à propos et à partir de son livre, Essai sur Heidegger et le Judaïsme, Le nom et le nombre, Les Editions du Cerf, 2015

Votre livre, consacré à la rencontre entre la philosophie de Heidegger et la pensée juive, est sous-titré « le nom et le nombre », soit l’arraisonnement par la pensée calculante de la pensée méditante. Que recouvrent ces deux expressions qui structurent votre ouvrage ?

La distinction entre pensée méditante et pensée calculante, qui n’est pas une opposition absolue, a été mise en place par Heidegger en particulier dans un texte que l’on trouve dans Questions III, traduit en français sous le titre Sérénité, en disant que chacune des deux a sa légitimité propre. Il faut donc se garder de durcir l’opposition. La pensée n’est pas que pensée méditante, qui serait rejet de l’autre. Le risque est que la pensée calculante prenne le pas sur la pensée méditante et absorbe toute la pensée, que la pensée méditante soit phagocytée par ce que Heidegger appelle l’essence dévorante du calcul. On peut traduire la pensée calculante par la pensée comptable, des rechnende Denken en allemand, pensée qui fait tout entrer en ligne de compte, c’est-à-dire pour laquelle il n’est rien qui ne soit incalculable, y compris l’être humain. J’ai risqué une formule dans cet ouvrage qui dit qu’il est humain d’avoir à tenir compte d’un certain nombre de paramètres, à condition que ce ne soit pas de l’humain qu’il est tenu compte. Le risque de notre époque est de faire entrer l’humain en ligne de compte comme quantité négligeable ou non, superflue ou non, comme variable d’ajustement. La tâche aujourd’hui de la pensée pourrait être celle de la préservation de l’incalculable. Pour qu’il y ait pensée calculante, il n’est pas nécessaire qu’on manipule des chiffres, qu’il y ait des nombres. Cela interfère dans un rapport humain, que l’on parle par exemple de la gestion des ressources humaines, du ramassage scolaire, que l’on demande à l’entrée d’un centre hospitalier d’évaluer sa douleur sur une échelle de zéro à dix, ou même si l’on offre quelque chose à quelqu’un dans l’espoir de recevoir quelque chose en retour, thèse de Marcel Mauss disant que le don n’est qu’un forme déguisée de l’échange, donc qu’il n’existe pas, que tout est pensée calculante. Inviter une femme au restaurant dans l’espoir d’en obtenir quelques faveurs ressortit à la pensée calculante. Elle est donc ce qui fait tout entrer dans un calcul, y compris l’existence humaine, et ce qu’ignore cette pensée superbe de René Char disant que le poète est la partie de l’homme qui est réfractaire aux projets calculés, pas le poète au sens de celui qui écrit des vers, mais le poète en chacun.

Quelles sont les forces en présence aujourd’hui pouvant conduire à une Renaissance, dont le socle serait lincalculable ?

D’abord les ressources de la pensée humaine autres qu’occidentales, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’ait pas ses ressources propres, en particulier ce qui demeure pour elle terra incognita, le judaïsme. Si la Bible a été traduite en grec, en latin, en allemand, en français, c’est toujours à partir de ses traductions qu’elle a été intégrée, interprétée, peut-être défigurée, en tout cas l’objet d’une réappropriation par le christianisme qui est resté sourd, ou n’a pas manifesté d’intérêt pour la manière dont imperturbablement le judaïsme a continué son chemin à l’ombre de la croix depuis deux mille ans, par la Torah orale qui a succédé à la Torah écrite, par le Talmud, par la Kabbale. Il y a ici une ressource pour la pensée occidentale qui demeure ignorée. C’est pourquoi mon essai porte sur l’étrange convergence entre certains aspects de la pensée de Heidegger et certains aspects de la pensée du judaïsme, en particulier ce qu’un auteur contemporain, Stéphane Zagdanski, appelle la désobnubilation du judaïsme à l’égard du calcul. Je reprends aussi son excellente formule qui dit que le nombre n’est que l’ombre du nom, ce qui me semble rejoindre de façon étroite et troublante la pensée de Heidegger concernant la pensée calculante et la pensée méditante, c’est-à-dire la pensée en quête d’un sens. En effet, on peut dire toujours plus, toujours plus de croissance, toujours plus haut, toujours plus fort, mais quel est le sens de cette course au gigantisme, qui n’est que l’un des aspects de la pensée nihiliste ? D’une certaine façon, on peut aller jusqu’à dire que la pensée calculante, qui est aujourd’hui omniprésente, non seulement risque de se substituer à la pensée méditante, mais qu’elle constitue une fuite devant la pensée, c’est-à-dire devant la question du sens. J’ai nommé le judaïsme comme source ou ressource possible dans la préservation de l’incalculable, mais on peut penser aussi à la poésie, l’habitation poétique de la terre dont parle Hölderlin. On peut également se référer à d’autres traditions, que ce soit en Chine, en Russie, en Afrique, en Amérique latine, qui nous permettraient d’échapper au carcan et au formatage de l’uniformisation qui s’appelle aujourd’hui mondialisation ou globalisation, triomphe de la pensée calculante à laquelle rien ne peut plus échapper. La mondialisation est une disparition du rapport au monde.

Pour Hölderlin, le calcul envisagé dans sa force transfigurante, son mystère mathématique, est l’essence même de la poésie, qu’il oppose au compte, domaine des barbares.

Oui, c’est la raison pour laquelle j’ai hésité à traduire das rechnende Denken par la pensée caculante, expression qui n’est pas de moi, à cause du sort que Hölderlin a réservé au mot « calcul », objet de mon troisième chapitre, « Compte ou calcul ? » Je me suis posé la question de traduire plutôt par « pensée comptable », ce qui serait peut-être plus proche, au sens où l’on dit compter, tenir compte de, prendre en compte, expression qui a remplacé prendre en considération. La logique poétique selon Hölderlin se tient dans une métrique telle qu’on l’observe en particulier dans l’Œdipe et l’Antigone de Sophocle. Le mot « calcul » n’est pas du tout à entendre essentiellement comme négatif.

On peut penser à l’éloge des mathématiques que fait Lautréamont dans Les chants de Maldoror.

Oui, aussi à la Genèse d’un poème, titre donné par Baudelaire au Philosophy of composition d’Edgar Poe, où il montre qu’il a composé son poème Le Corbeau avec une rigueur toute mathématique. Il n’y a pas d’hétérogénéité entre le poétique et les mathématiques, d’autant qu’il ne faut pas réduire les mathématiques au calcul, ce qui serait une vision très réductrice. Descartes par exemple donne comme objet aux mathématiques l’ordre et la mesure.

Le désordre aujourd’hui ne ressort-il pas notamment d’une utilisation forcenée de la statistique ?

La statistique a son intérêt, mais il ne faut oublier ni ce que dit Walter Benjamin, c’est-à-dire que « toute vérité a sa demeure, son palais ancestral dans la langue », ni ce qu’Ernst Jünger écrit, qu’ « il ne faut jamais voir les choses avec le regard de la statistique », deux citations mises en épigraphe de mon livre. L’utilisation forcenée de la statistique nous englue dans la pensée comptable. Heidegger nous fait remarquer dans Être et temps qu’une heure ne fait pas nécessairement soixante minutes et que passer un mauvais quart d’heure peut durer parfois plus, ou moins, longtemps, et que la belle notion de siècle telle qu’on l’a dans les langues romanes, au sens du siècle de Périclès, du siècle d’Auguste, du siècle de Louis XIV, ou du siècle d’Or en Espagne, n’est pas pile de cent ans. On pourrait considérer que le XXème siècle a commencé en août 1914, ou en 1912 avec le naufrage du Titanic, ce qui est une vision qualitative et non uniquement quantitative de l’histoire. Ce qui est inquiétant dans le règne de la statistique est que les statistiques ne portent que sur les grands nombres. La statistique s’est d’abord appelée en Angleterre arithmétique politique, donc c’est avant tout de la pensée calculante de pourcentages qui fait abstraction de l’individu dans sa singularité, dans son irremplaçabilité ou insubstituabilité. Il y a donc quelque chose qui constitue un danger dans l’emploi que l’on peut faire des statistiques. Il y a les statistiques du chômage et il y a la question des chômeurs.

J’entends à travers vos propos une véritable inquiétude d’ordre politique, et la nécessité de réouvrir le politique par le philosophique, ce à quoi cherche indéniablement à contribuer votre ouvrage. En faisant, de plus en plus, par le biais des armes médiatiques, de Heidegger un paria, ne se prive-t-on pas de façon absurde d’une pensée de secours dans une époque de grand péril ?

Mon livre trouvera peut-être un jour un écho, notamment à cause des controverses et des polémiques qui se demandent jusqu’à quel point, et dans quelle mesure Heidegger aurait cédé aux démons de l’antisémitisme. Je pense que la question est très mal posée, et que, sur le fond, malgré quelques déclarations litigieuses au sujet desquelles il faudrait se demander si, en reprenant quelques clichés antisémites éculés, Heidegger ne les met pas par là même à distance, on cherche à tout prix à la mettre au ban, à l’index, en estimant avoir trouvé quelques bordereaux compromettants, comme on disait en France sous l’affaire Dreyfus. Je pense que la question n’est pas là, qu’elle porte plutôt, d’une part sur l’incompatibilité entre toute grande pensée, comme c’est le cas de celle de Heidegger, et l’antisémitisme, et d’autre part sur la convergence sur des points qui restent à montrer. Certes, je ne suis pas le premier à le faire. Il y a eu en 1990 un ouvrage de Marlène Zarader, La Dette impensée. Heidegger et l’héritage hébraïque, et les travaux de Stéphane Zagdanski par exemple. J’ai cherché à voir de plus près en quoi se dessinait cette convergence entre Heidegger et l’esprit du judaïsme à propos de la thématique du nom et du nombre, que je rattache donc à la distinction que fait Heidegger entre pensée méditante et pensée calculante.

Les lecteurs rendus furieux par les journalistes, qui n’ont, au mieux, lu des Cahiers noirs que quelques citations tronquées, seront étonnés de découvrir qu’Heidegger et la pensée juive convergent sur la question de lincalculable.

Oui, je crois qu’on n’a pas pris en compte la mesure de deux choses au moins. Les Cahiers noirs, ou Carnets noirs, en raison de leurs couvertures en toile cirée, sont parus en Allemagne en 2014. Il s’agit de trois gros volumes d’environ mille-quatre-cents pages. On a monté en épingle sur l’ensemble de ces pages treize citations détachées de leur contexte, diffusées avant même la parution du livre en Allemagne. Qui, en France, parmi ceux qui se sont exprimés sur Les Cahiers noirs, a lu effectivement ce bon millier de pages en allemand ? Personne ne semble avoir remarqué que la cible, s’il est permis de parler ainsi, des Cahiers noirs, est bien moins le judaïsme que le christianisme dans son visage romain entendu comme volonté d’hégémonie. Là, il y aurait non pas treize citations mais des dizaines et des dizaines de pages. Sur tout cela, la presse française a fait silence de façon assourdissante, pour des raisons qui m’échappent. D’une part, ce n’est pas du tout le judaïsme mais le christianisme qui se trouve visé par les analyses de Heidegger, tandis que le judaïsme peut en faire les frais à titre de dommages collatéraux en quelque sorte. Ce n’est pas lui qui se trouve mis sur la sellette, comme l’est le catholicisme, ou le christianisme plus généralement. D’autre part, on n’a pas pris la mesure de l’importance réservée par les thématiques des Cahiers noirs à la question de l’incalculable, ce que Heidegger appelle das Unberechenbare, ce qui n’est pas susceptible d’entrer en ligne de compte. De ce point de vue, je crois important de souligner, et je le cite d’ailleurs, qu’il y a un très grand historien américain, Timothy Snyder, auteur de Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, traduit en français en 2012, qui explique que ce n’est pas le dernier mot du travail de l’historien de chiffrer le nombre des victimes des meurtres de masse, dont la Shoah, du XXème siècle, et qu’il faut retrouver derrière chaque nombre un nom. Six millions de morts, c’est six millions de fois une personne.

Ce que fait d’une certaine manière Lanzmann dans le générique de fin de Sobibor, listant de façon douloureuse et interminable les convois ayant amené à la mort des centaines de milliers de juifs. 

Oui, donc revenir au nom, comme dans Yad Vashem. Si nous ne retournons pas au nom, dit Timothy Snyder, alors Staline et Hitler auront gagné.

Lacan disait bien qu’ « au fond Hitler était un précurseur ». On peut ainsi se demander si le nazisme fut l’acmé du nihilisme, ou simplement l’un de ses moments particulièrement aigus.

Je crois que c’est ainsi que Heidegger l’a compris, articulé à la question posée par Nietzsche, qui se croyait prédisposé à être le penseur du nihilisme, terme qu’il a trouvé chez les écrivains russes, et ce n’est peut-être pas un hasard, d’abord dans la préface au Pouchkine de Dostoïevski. Nietzsche avait des ascendances slaves.

Pouvez-vous déployer quelque peu ce terme si important pour désigner cette nouvelle ère de lhumanité dans laquelle nous vivons un mourir sans rédemption possible, et dont le ravage permanent semble être la loi ?

Nietzsche compare le nihilisme à la croissance d’un désert. Souvenons-nous de sa fameuse formule : « Le désert croît. » Il dit que le nihilisme est l’hôte le plus inquiétant entre tous, qui se tient sur le seuil de la porte. Heidegger ajoute qu’il a déjà franchi le seuil de cette porte. Pour Nietzsche, il s’agit de la dévaluation des valeurs suprêmes, c’est-à-dire qu’au-delà il n’y a rien, et que le ciel est vide. Il n’y a plus, comme dit Baudelaire, que « l’azur du ciel immense et rond. » Cette question du nihilisme s’articule à la mort de Dieu, que Nietzsche annonce dans le Gai savoir, titre qu’on pourrait interpréter comme le savoir qui assume le deuil, la mort de Dieu, en dépassant la douleur de sa mort. Heidegger nous demande si le vacarme des machines ne couvrirait pas aujourd’hui la voix de Dieu. C’est une citation du petit texte autobiographique intitulé Chemin de campagne. Tout cela est lié. Heidegger a fait des cours sur Nietzsche entre 1934 et 1941-42, donc pendant tout le Troisième Reich, dans l’idée, comme il le dit lui-même en 1945, d’exercer une résistance spirituelle au nazisme, donc d’arracher la pensée de Nietzsche à la récupération qu’en faisaient les nazis comme idéologue officiel, même s’il y a chez lui un certain biologisme, qui peut prêter le flanc à cette récupération. Nietzsche disait qu’il fallait chasser les braillards antisémites du pays. Heidegger interprète la question centrale du nihilisme chez Nietzsche comme n’étant pas un courant parmi d’autres dans la pensée contemporaine, mais la lame de fond de toute l’histoire de la métaphysique. L’entreprise de Heidegger, colossale, est celle de la reprise de toute l’histoire de la pensée occidentale depuis Platon. On pourrait dire « l’humble et colossal Heidegger » comme Cézanne disait « l’humble et colossal Pissarro ». Il y a le nombre des morts, affolant, effrayant, atroce, dans les terres de sang et dans les camps. Et puis il y a ce que Stéphane Zagdanski appelle dans Fini de rire « la dimension métaphysique du crime ». Il va jusqu’à dire que cette dimension n’aurait pas été moindre quand bien même l’antisémitisme criminel du nazisme n’aurait fait qu’un seul mort, ce qui va très loin. Cela ne veut pas dire du tout, ce serait un très grave contresens, qu’il n’y ait pas une horreur du meurtre de masse en tant que tel, lorsque c’est toute une communauté qui est exterminée, ou un très grand nombre de ses membres, mais que la dimension métaphysique du crime n’est pas liée en tant que telle au nombre des victimes.

Pour tenter de défaire le nihilisme, faut-il défaire l’histoire de la métaphysique, et revenir à l’initial, au premier commencement de la philosophie ? Si nous nous situons dans une période de transition, la pensée de Heidegger telle qu’exprimée dans Les Cahiers noirs et Les Apports à la philosophie, De l’avenance n’est-elle pas une arme majeure ?

Effectivement, je retiens ce mot de « transition ». Heidegger pense exactement en ces termes de transition ou d’interstice le rapport entre toute la tradition occidentale sous le nom de métaphysique à laquelle nous appartenons depuis plus de deux millénaires et ce qu’il appelle l’autre commencement, qui ne consiste pas à prendre congé, mais à repenser le premier commencement. Je consacre l’ouverture de mon livre intitulé « Transmettre » à cette question. J’écris page 13 : « Que faire en cet interstice où nous venons trop tard pour les dieux et trop tôt pour l’être ? »

Pourquoi avoir justement choisi de commencer votre livre par une ouverture consacrée à la transmission ?

Je crois important de penser la période de transition dans laquelle nous vivons autrement que sous le terme de « faire », qui sature le moindre de nos espaces de pensée, et qui est en rapport étroit avec le nihilisme. On dit faire l’amour, faire un enfant, faire le Maroc ou la Turquie. On demande face à une œuvre d’art : « Qu’est-ce que ça vous fait ? » Tout est envisagé en termes d’efficience, d’efficacité, de faisabilité. L’être humain est aujourd’hui parfaitement envisagé comme faisable, par clonage reproductif par exemple, par manipulation génétique. Il y a une lettre à mon avis très importante de 1968 de Heidegger à Hannah Arendt [Pascal David a traduit chez Gallimard le volume de leur correspondance publié en 2001] : « Quels enfers l’être humain doit-il encore traverser pour comprendre qu’il n’est pas tel qu’il serait susceptible de se faire lui-même ? » L’idée d’autoproduction de l’humain est d’une certaine façon le comble du nihilisme. Il serait devenu entièrement du faisable et du manipulable. J’aime beaucoup la première phrase de Maurice Merleau-Ponty dans L’œil et l’esprit, son testament spirituel, quand il dit que la science manipule les choses et renonce à les habiter. D’une certaine façon, c’est une manière de remettre en tension penser calculante et pensée méditante.

La Gelassenheit heideggerienne, le laisser être ou le laisser venir à, et le dialogue entre Heidegger et un Japonais, ne sont-ils pas des réponses à la fureur du faire ?

Gérard Guest propose la traduction d’acquiescence pour comprendre Gelassenheit que Heidegger définit comme étant la simultanéité d’un oui et d’un non à la technique moderne, c’est-à-dire que nous ayons un rapport plus libre avec les objets techniques, que nous ne nous dispensions pas de les utiliser, un micro par exemple, un téléphone portable, une télévision, mais que nous ne les laissions pas envahir nos êtres. Heidegger a utilisé dans les années 30 le terme de Machenschaft pour désigner toute cette faisabilité et cette fabrique de l’humain, ce règne de l’efficience, dans un monde où le nihilisme se définit comme cette manière de voir les choses, telle qu’il n’y ait rien qui n’échappe au domaine de la faisabilité. Lorsque j’ai fait des séminaires au Mexique sur la pensée de Heidegger, je disais que nous vivions dans un monde où il n’y a rien qui ne soit susceptible d’être fait. Le faisable en ce qui concerne l’humain n’est jamais loin du taillable et corvéable à merci.

L’ingénierie du vivant est une ingénierie de la mort, une fabrique de déchets.

Oui, il s’agit de l’être humain envisagé comme un produit. Sylviane Agacinski a écrit des choses qui méritent d’être lues sur la question de la gestation pour autrui. Nous pouvons être inquiets.

Peut-on rapprocher la Gelassenheit du non-agir taoïste ou de la pensée des régimes telle que développée par Jean-François Billeter dans son approche de Tchouang-Tseu ?

J’ai évoqué aussi la possibilité du réveil, ici, en Chine, en Russie ou ailleurs, de très anciennes traditions qui pourraient constituer des ressources pour la pensée occidentale, comme le zen ou le tao par exemple. En Italie, mais aussi au Japon, la pensée de Heidegger suscite un grand intérêt, et cela depuis les années 30. Certains disent que le Japon aujourd’hui est devenu l’Extrême-Occident. Heidegger met en garde son interlocuteur dans Dialogue avec un Japonais contre tout risque d’occidentalisation du monde nippon, qui pourrait être davantage attentif à ses propres richesses, plutôt qu’à se laisser mondialiser.

Qu’entend selon vous Heidegger dans son fameux entretien de 1966 au Spiegel quand il énonce : « Seul un Dieu peut encore nous sauver », ou quand il évoque la possibilité de la présence des dieux dans Les Apports à la philosophie, De l’avenance ?

C’est une question évidemment très difficile. Cette interview au Spiegel n’a été publiée, selon les volontés de Heidegger, qu’au lendemain de sa mort, en 1976. Je crois qu’on peut comprendre quelque chose à ce propos du « Seul un Dieu peut encore nous sauver » en pensant que ce n’est pas nous qui l’attendons, mais lui qui nous attend, c’est-à-dire un décentrement complet de notre manière de penser, en mettant l’accent non pas sur ce qui vient de nous, comme dans le régime de la technique moderne, mais ce qui vient à nous, c’est-à-dire accueillir la possibilité que quelque chose vienne à nous, et non pas de nous. Dans un monde où il n’y a rien qui ne se fasse, l’essentiel n’est pas ce qui vient de nous, mais ce qui vient à nous. Je crois que c’est cette structure-là, à savoir que ce qui nous regarde n’est pas nécessairement ce que nous regardons, qu’il importe de considérer, et que Heidegger appelle Ereignis. Ce que François Fédier traduit par « avenance » est justement ce qui vient à nous, et non de nous. Heidegger dit parfois que le futur est la privation d’avenir, formule très forte, parce que cela fait comprendre que l’avenir est ce qui vient à nous, et non la programmation du futur sur la lancée du présent. Le futur est le monde tel qu’il sera, quand l’avenir est le monde tel qu’il pourrait être. Cette réserve de possible est contenue dans la notion d’avenir, donc de surprise.

A certains égards, si les dieux ne viennent pas à nous, c’est peut-être parce que nous ne savons pas comment les accueillir, parce que notre rage et nos ressentiments ont bouché tout accès du libre en nous. Pourquoi Heidegger a-t-il rompu avec le catholicisme ? S’agissait-il d’abandonner la veritas romaine pour revenir à l’alètheia grecque, donc à un rapport beaucoup plus souple avec la vérité ?

Je ne sais pas si on peut mettre la rupture de Heidegger avec le catholicisme en rapport avec une démarche purement philosophique ou philologique puisque vous parlez de l’alètheia, mot grec traduit en latin par veritas, terme apparenté au verrou, tel un dogme, ce qui donnera bien plus tard l’infaillibilité pontificale comme figure de la vérité. En un sens l’alètheia grecque est elle aussi une clef, mais apéritive, comme le dit un fragment de Pascal, c’est-à-dire non pas le verrou mais la clef des champs, qui ouvre. C’est en 1919 qu’a lieu la rupture de Heidegger avec ce qu’il appelle le système du catholicisme quand il épouse la protestante Elfride Petri. Cette rupture engage plus de choses que le fait de ne plus pratiquer, parce que cela suppose de ne plus payer le denier du culte. C’est une démarche administrative, officielle en quelque sorte. Cette rupture, Heidegger la présente d’abord comme douloureuse, parce qu’il a eu une enfance hyper catholique, élevé à l’ombre de l’église Saint-Martin, à côté de chez lui. Cet univers lui est apparu étouffant, et il a tenu à rompre. Rupture signifie ici que, au fond, ce n’est pas tant Heidegger qui a rompu avec le catholicisme, que le catholicisme qui a rompu avec lui-même, ayant été infidèle à sa vocation, la vie chrétienne, qui peut être celle de Mère Teresa, l’Abbé Pierre ou saint François d’Assise. Rupture chez Heidegger ne veut pas dire tourner la page. C’est un peu comme la rupture du narrateur avec Albertine dans La Recherche du temps perdu de Proust. Il écrit, je crois, dans Le Temps retrouvé : « On ne se remet pleinement d’une souffrance qu’a condition de l’avoir éprouvée pleinement. » Rompre avec le christianisme est une façon pour Heidegger de tenter de l’éprouver pleinement, en prenant ses distances avec le césaro-papisme ou l’augustinisme politique, cette idée que l’État ou l’empire n’est plus pour l’Église un ennemi mais un instrument servant à la réalisation de ses desseins, c’est-à-dire à la christianisation du monde, en raison du prosélytisme chrétien.

Son enterrement n’est-il pourtant pas catholique ?

Personnellement, je n’y assistai pas, mais je ne le crois pas, même s’il y avait un prêtre effectivement à son enterrement. Il y a sur la tombe de Heidegger une étoile, et non une croix. Chez lui, la rupture est un approfondissement, qui ne met pas fin à une préoccupation du rapport de l’homme au divin, d’autant plus présente, pressante, aujourd’hui. Dans une lettre à un jeune étudiant qu’on trouve dans Essais et conférences, Heidegger dit que les dieux grecs, les prophètes juifs, et la figure christique gardent en réserve une plénitude du divin.

Pascal David, crédit photo : Mélina Jaouen

Votre participation aux côtés d’un grand nombre de gens très prestigieux, Jean-Claude Milner, Gérard Bensussan ou Peter Trawny par exemple, au colloque « Heidegger et le juifs », organisé par la Règle du Jeu de Bernard Henri-Lévy et la BNF il y a quelques semaines,  a-t-elle modifié votre regard, votre façon de penser l’œuvre du philosophe allemand ?

Je dois avouer que je n’ai pas assisté à toutes les interventions. C’était sur quatre jours, ce qui fait beaucoup. J’attends de voir écrites ces interventions, puisque les actes du colloque seront publiés. Je pense que je pourrai mieux apprécier à la lumière de ces écrits ce qui a été dit, ou pas dit. Il faut laisser du temps pour que tout cela puisse faire son chemin. Le travail des Cahiers noirs demande du temps. Cela ne peut pas être immédiatement reçu, c’est comme une rivière souterraine. René Char disait que la poésie aussi suivait son cours de façon souterraine. On ne peut pas dire à la fin d’un colloque quel en a été ce qu’on appelle aujourd’hui l’impact, et qui ressort justement d’une pensée calculante.

Vous citez de manière récurrente et de façon peut-être inattendue aujourd’hui le nom du philosophe Alain, associé à celui de Pierre Legendre. Pourquoi une telle insistance sur ces deux noms ?

Vous avez bien relevé qu’effectivement je me réfère à ces deux auteurs, qui ne sont pas toujours en odeur de sainteté aujourd’hui, parce que les questions qu’ils posent à notre monde me semblent très éclairantes, en particulier Alain en matière d’éducation, et Pierre Legendre quant à la question de l’inestimable objet de la transmission, pour me référer à l’un de ses très beaux titres. En tant que juriste agrégé de droit romain, et à partir de la psychanalyse, il envisage le rapport entre père et repère. Je pense à son livre Les enfants du texte, c’est-à-dire comment le texte peut nous enfanter. Il est possible qu’aujourd’hui nous devenions les orphelins du texte, qui peut être le droit romain, la Torah, autre chose, mais qu’il y ait un texte dans le rapport auquel l’être humain puisse être institué. Cette pensée de Pierre Legendre éclaire de manière neuve et inattendue les écrits d’Alain, lorsqu’il dit que l’enseignement doit être absolument retardataire, c’est-à-dire ne pas harceler les jeunes avec les dernières nouveautés, mais rouvrir, ce qui est le sens de la transmission, le premier mot de l’homme. Ce n’est pas une vision rétrograde des choses. Alain dit : « L’enfant a besoin d’avenir. Ce n’est pas le dernier mot de l’homme qu’il faut lui donner, mais plutôt le premier, c’est ce que font merveilleusement les anciens auteurs. » C’est aussi le sens du combat mené par la regrettée Jacqueline de Romilly envers les humanités.

Sa position traditionnelle concernant la défense de l’apprentissage des langues anciennes fait presque d’elle une révolutionnaire aujourd’hui.

Exactement, dans l’importance de ce qu’elle appelle « la triade sacrée du grec, du latin et du français », son insistance sur la sauvegarde des enseignements littéraires. Il faut appeler un chat un chat. L’hégémonie qu’exerce aujourd’hui la pensée calculante ou comptable n’est pas pour rien, pour ne pas dire est pour quelque chose, dans le fait que tout ce qui est du domaine des enseignements littéraires, c’est-à-dire du rapport à la parole, aux langues anciennes, demande à être sauvegardé de façon urgente. La solution n’est pas d’entrer béatement dans l’univers du tout numérique, comme c’est la forte tendance aujourd’hui. Cette manière de redorer par le numérique le blason des lettres classiques ou modernes en perte de vitesse est-elle une façon de procéder acceptable ? Pour moi, les humanités ne sont pas les humanités numériques, elles ont un rapport au nom, et pas au nombre.

Bien sûr, puisque le chiffrage et le codage agissent en permanence sous le nom.

Pierre Legendre et Alain nous permettent de questionner ce qu’il reste aujourd’hui de la transmission dans un univers de plus en plus porté sur la communication. L’école ne doit pas être le lieu de la communication, mais par définition le lieu de la transmission, à condition que la transmission soit une liberté qui nous est donnée dans une manière de nous rapporter au passé, qu’elle ne soit pas un carcan. Comme dit très bien Lévinas que je cite, la transmission n’est pas une pétrification du savoir acquis, une congélation du « spirituel susceptible de se déposer de façon inerte dans la conscience et de passer ainsi figé d’une génération à l’autre. » La transmission, dit-il, est « reprise, vie, attention, renouvellement, modalités sans laquelle le révélé, c’est-à-dire une pensée authentiquement pensée, n’est pas possible. » Elle est donc réactivation du sens.

C’est aussi l’idée derridienne de l’héritage comme réinvention du legs, autrement dit l’idée qu’hériter vraiment, c’est réinventer son héritage.

Oui, mais avant Derrida, j’ai trouvé une formule extraordinaire dans Monsieur Croche de Debussy, où le musicien dit son rapport à la tradition française, en particulier Rameau et Couperin, qu’il n’a fait au fond que réveiller quelque chose d’endormi, que se réapproprier un héritage. Voici ce qu’il disait modestement : « On me qualifie de révolutionnaire, mais je n’ai rien inventé, j’ai tout au plus présenté les choses anciennes d’une nouvelle manière. » C’est peut-être la meilleure définition possible du verbe « transmettre ».

Comment alors enseigner dans une université de plus en plus investie dans la rentabilité, le chiffre, le classement, et tenir une position concernant l’incalculable sans en souffrir chaque jour ?

Sans en souffrir, c’est difficile, il faut être héroïque, mais je pense qu’il faut savoir parfois aller à contre-courant pour préserver l’essentiel, que l’enseignement du droit, des lettres, de la philosophie, de l’histoire de l’art, et je n’exclus nullement les mathématiques et les matières scientifiques, peut justement préserver l’essentiel dans le souci d’une sauvegarde de l’incalculable, c’est-à-dire que tout n’est pas du ressort de la pensée comptable ou calculante. La transmission qui peut s’opérer et qui s’opère dans ce lieu institutionnel qu’est l’université a un sens. Elle est possible, mais je ne dis pas qu’elle soit facile, comme une bouffée d’air, un îlot. La transmission, cela n’est pas chiffrable.

Envisager l’enseignement comme une pensée du retour à l’initial, et continuer à défendre la philosophie de Heidegger à une époque de tentative d’effacement de son nom, semblent une gageure, qui demande très certainement d’avoir des alliés au sein de linstitution.

Oui, tout à fait, et je suis très loin de considérer que je suis le seul à faire mon métier, très loin de là. Les ressources sont celles que la tradition nous offre. Elles sont là. La question de la transmission est de faire comprendre qu’il n’y a pas que des documents, mais qu’il y a aussi des monuments. La communication livre des informations, tandis que la transmission nous met en rapport avec des traces. Le but de l’enseignement est de mettre les étudiants en rapport avec des traces, dans l’incalculable de ce qui va naître de leur propre rapport avec ces traces, en faisant confiance à leur propre pouvoir de création et de transfiguration. Je crois que Kant énonce quelque chose d’essentiel sur l’éducation, lorsqu’il dit que le grand principe de l’éducation est de ne pas seulement éduquer les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après l’état à venir, possible, et meilleur. En quelque sorte, Kant nous dit que la modalité véritable de l’éducation n’est pas le réel, présent ou futur, mais le possible, l’avenir et non pas le futur, c’est-à-dire qu’il faut viser le monde tel qu’il pourrait être à partir des enfants, les nouveaux venus. Aujourd’hui, les débats sur l’éducation sont la plupart du temps des faux débats qui s’enlisent sur de fausses questions : « Faut-il augmenter le nombre d’heures consacrées à l’informatique et les cours d’anglais dès le primaire pour adapter le mieux possible les enfants au monde du demain ? » J’affirme qu’on est alors à côté de la plaque, totalement, parce que Kant ne dit pas qu’il faut faire du petit Emile, appelons-le ainsi, un futur inadapté, mais qu’on ne doit pas seulement l’éduquer en fonction de l’état présent du monde. On peut mettre cette vision kantienne en rapport avec une formule du Talmud qui dit que le monde ne subsiste qu’à travers la buée qui sort de la bouche des enfants qui étudient la Torah. C’est un peu la même idée, dans une autre perspective évidemment. Que les enfants contribuent à un monde meilleur, à venir, possible.

On peut rapprocher Kant et Schelling dans leurs réflexions concernant l’apprentissage de l’hébreu, afin de lire dans le texte premier la Bible, mais on peut penser aussi au nom de Schiller quant à l’importance d’une éducation à la beauté, qui est une façon de mettre en rapport les âmes, de les lier.

J’ai fait ma thèse de philosophie sur Schelling, et j’ai cotraduit récemment aux Presses Universitaires de Rennes, avec Alexandra Roux, le très beau dialogue de Schelling qui s’intitule Clara. Effectivement, Schelling, auteur d’une philosophie de l’art, dit que l’art s’adresse à l’homme tout entier, tandis que la philosophie ne s’adresserait qu’à un fragment de l’homme.

Ce qui n’est pas une position cézanienne, puisque selon le contemplateur de la Sainte-Victoire, l’art ne sadresse qu’à un nombre très restreint d’individus, même s’il ne faut pas omettre un chemin de conciliation très certainement possible par l’éducation.

Ma question est de savoir comment faire droit à la sensibilité au beau dans le cadre de l’enseignement philosophique. Est-il possible que l’enseignement de la philosophie ne s’adresse pas seulement à un fragment de l’homme mais à l’homme tout entier ? Je tente de répondre concrètement à cette question dans le cadre de mon enseignement, en mettant en rapport ce qu’écrit Schelling avec ce que dit Schiller, son illustre contemporain, vous l’avez justement mentionné, dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, qui rejoint l’idée d’église esthétique de Hölderlin, et avec ce que dit Kant dans la troisième critique de La Faculté de juger, à savoir que le rapport au beau est absolument indispensable dans l’éducation. Il y a toute une tradition dans la pensée allemande de l’éducation esthétique, idée dégagée par Kant, dont Schiller et Schelling ont été des lecteurs enthousiastes, à savoir que le beau est irréductible à l’agréable, et qu’il y a dans le rapport au beau une interférence avec le rapport à autrui, le rapport de chaque sujet au  beau, et de chaque sujet à chaque sujet. Kant s’oppose ici à Voltaire, puisque pour ce premier le beau est moins relatif qu’il n’est relation, c’est-à-dire virtuellement à l’humanité tout entière, idée qui n’est pas celle de Voltaire dans l’article « Beau » du Dictionnaire philosophique. Cette pensée de l’éducation esthétique est vraiment une façon de penser comment évincer le racisme, cette haine d’autrui, l’antisémitisme par exemple, qui est nécessairement dans la laideur. Kant montre très bien que le rapport à autrui et le rapport au beau vont de pair, qu’une communauté humaine se dessine dans la communion du beau qu’il appelle universalité subjective. Je pense que le rapport au beau est vital pour toute éducation, et toute communauté humaine digne de ce nom.

Avez-vous découvert Schelling à travers la méditation que fait de son œuvre Heidegger, notamment sur L’essence de la liberté humaine ?

J’ai fait ma thèse assez tardivement, puisque j’enseignais déjà en classe terminale en Gironde. J’ai découvert à peu près en même temps Schelling et Heidegger en hypokhâgne, grâce à l’enseignement de François Vezin au lycée Balzac de Paris en 1973, juste après le putsch de Pinochet au Chili. J’ai commencé à lire Heidegger un peu, beaucoup, énormément, tout en continuant à lire Schelling, et ce n’est que tardivement que j’ai découvert le cours de 1936 de Heidegger sur le traité de 1809, L’essence de la liberté humaine. Il y a un autre cours de Heidegger sur ce texte, qui est assez différent, où il parle beaucoup de Kierkegaard, que j’ai traduit en français, et dont la traduction va paraître en octobre 2015 chez Gallimard. Ces deux auteurs ne m’ont jamais quitté.

Pour terminer provisoirement notre discussion, qu’est-ce qu’un homme pour Heidegger ?

C’est une très belle question. Je répondrai qu’un homme pour Heidegger n’est pas un homme, mais un être humain. Il y a une question classique en toute anthropologie, même si c’est Kant qui la pose de cette façon : « Was ist der Mensch ? » - Qu’est-ce que l’homme ? Quid est homo ? Cette question suppose déjà que l’homme est un « qu’est-ce que », comme on le dirait d’un crayon ou d’un immeuble. La notion d’homme est un peu gênante, je préfère parler d’être humain. Humanus, être humain en latin, ne vient pas de homo mais de humus, la terre, supposant l’idée d’humilité. Le terme homo, hominien, évoque davantage l’espèce biologique. Or, le propre de la pensée de Heidegger est de ne plus viser l’homme à partir de son animalité, comme animal doué de raison, comme le fait toute la tradition métaphysique, mais en vue de son humanité. Pensons à la Lettre sur l’humanisme au lendemain de la guerre. La question véritable n’est donc pas « qu’est-ce qu’un homme ? » mais « qui est l’être humain ? », avec un double déplacement de homme à être humain, et de quoi à qui. Dans la tradition juive, il y a encore un autre renversement, puisqu’on dit que l’homme est un « qu’est-ce que », et on fait de l’être humain une torche interrogative, belle expression de René Char, alors qu’un triangle ne se demande pas a priori ce qu’est un triangle. L’être humain n’est peut-être lui-même qu’à se demander qui il est. Il y a un beau distique d’Angelus Silesius, contemporain de Leibniz: « Je ne sais pas ce que je suis, et je ne suis pas ce que je sais. » Il y a donc un mouvement d’échappement permanent, qui me semble signifier qu’il n’y a jamais d’identification entre celui que l’homme se sait être, et celui qu’il est. Au fond, c’est aussi la question posée par le titre du livre princeps de Primo Levi,  Si c’est un homme, qu’on pourrait mieux traduire par « Si cela est un homme », c’est-à-dire ce à quoi le système concentrationnaire réduit aussi bien du reste ses bourreaux que ses victimes. Le caractère exemplaire des écrits de Primo Levi est de nous interroger sur la destruction de l’humain en l’homme, dont les camps seraient en quelque sorte le laboratoire, mais dont il n’est pas dit qu’il ne se poursuit pas sous d’autres formes dans le monde d’aujourd’hui.

On peut songer à la figure du camp comme paradigme du temps présent tel que développé par Giorgio Agamben. La réponse du kapo à Primo Levi disant que dans le camp « il n’y a pas de pourquoi » peut d’ailleurs être pensée comme la symétrie inverse de la même expression sous la plume d’Angelus Silesius écrivant : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit », qui désigne alors la merveille, et non plus l’extermination du sens et des corps.

Oui, exactement. La dimension de la parole est exclue dans le camp, où la relation humaine n’est plus une relation de parole, et efface le nom sous le matricule.

Le logos n’est pas la ratio.

Voilà, oui. « Oui » en langue d’oïl, du latin hoc ille : c’est cela même !

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Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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