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Entretien en hommage à Michel Tonnerre décédé à Lorient le 3 juillet 2012.
C’est dans la cité de Georges Perros que je vois pour la première fois en concert Michel Tonnerre. Des marins pêcheurs en larmes, des durs à cuire chantant « mon p’tit garçon » ou « sillon de talberg » la main sur la poitrine, des enfants fascinés regardant trembler les tatouages de leur père, nul doute, je suis bien arrivé en Bretagne, et ne repartirai pas.
C’est à mon arrivée à Brest que je rencontre dans un bar Valier, chantant seul, torse nu, guitare rageuse, un répertoire qui m’émeut immédiatement. Je reconnais en lui un fils du barde lorientais, nous discutons : « ce n’est pas en fréquentant les salons que Michel Tonnerre est devenu efficace, mais sur scène, face à des gens méfiants, avec le pari fou de les rendre meilleurs. » ou encore : « le vrai esthète sait bien que ses albums mal fagotés contiennent les dernières grandes chansons françaises . »
Récemment un coup de fil de Valier :  « Je viens de sortir mon dernier album, autoproduit, à vingt exemplaires pour le moment, tu le veux ? » Moins d’un quart d’heure plus tard, nous nous voyons. J’achète son disque – merveille de chansons en français (des compositions personnelles, des reprises, un texte de Chateaubriand mis en musique) et breton (des cantiques), dont quelques-unes, accompagnées à la harpe par la très émouvante Anne Auffret – et lui propose le principe d’un entretien.

Hermès Trismégiste est aussi breton.

Fabien Ribery : Quand et comment as-tu rencontré Michel Tonnerre ?

Patrick Chevallier : La première fois que j’ai entendu une chanson de Michel Tonnerre, c’était

« Quinze marins », chanté par un groupe de chants de marins dans un troquet du Croisic. J’avais un début de vingtaine. La chanson m’avait secoué. Je pensais que c’était un traditionnel, mais j’ai appris plus tard que non. C’était la chanson de L’île au trésor du fameux écrivain Stevenson, mise en musique par Michel Tonnerre justement.

Dix ans passent, je travaille à Hennebont et me rend parfois à Lorient. Je vais au Velvet, un café un peu branché musique, comme on dit à l’époque. C’est là que j’entends pour la première fois la voix du maître, avec « Vire au cabestan » sur l’album L’oiseau noir qui vient de sortir. Le serveur m’apprend que ce chanteur est Michel Tonnerre, m’avertit qu’il n’en a sans doute plus pour très longtemps puisqu’il est très malade, et que, malgré les mises en garde des médecins, il continue de boire. En 2000 j’habite Paris. Je viens camper l’été à Larmor-Plage avec ma fiancée de l’époque.

Un soir, une voix tonitruante parcourt le camping, c’est Michel Tonnerre qui donne un concert tout à côté, dans un théâtre de plein-air installé devant la rade de Lorient, un des plus beaux concerts auquel j’ai assisté. D’ailleurs personne ne s’y trompe : il y a là environ un demi-millier de personnes complètement subjuguées, dont la plupart n’ont jamais entendu parler de lui, toutes emportées par ses chansons merveilleuses, son charisme, sa voix terrible. Le mythe prend corps, un corps visiblement atteint d’une usure précoce et maladive, maigre, les veines saillantes, cheveux manquant par plaques… Mais Tonnerre, impeccablement sapé et transcendé par son art n’en apparaît que plus grand, étrangement. Après son triomphe, je vais lui parler puis nous buvons quelques coups dans un bar.

F.R. : Qui était-il pour toi ?

P.C. : Un artiste puissant, habité, qui ne vivait que pour son public. L’homme, que j’ai pas mal

fréquenté par la suite, n’était pas facile, mais c’était impossible de ne pas l’aimer. J’ai quitté Paris à cause de lui. Il m’a réconcilié avec la Bretagne.

F.R. : Que dit-il de la culture populaire bretonne ?

P.C. : Michel était conscient qu’une culture bretonne existait et qu’il en était quelque part l’héritier, mais il n’en faisait pas tout un plat. On a dit qu’il écrivait des chants de marin, ce qui est réducteur.

Il a décrit et incarné la mentalité des gens de mer, de tous les gens de mer, leur mystique, leur

liberté, leurs naufrages, tous leurs naufrages. Il connaissait intimement ce milieu, de par ses origines groisillonnes et son ancien métier de mareyeur. Son grand-père, cap-hornier au temps de la marine à voile, avait fasciné son enfance d’histoires grandioses et terribles. Erudit en matière de littérature maritime, il chantait aussi le voyage lointain, la mer désirable mais dangereuse, cruelle aux hommes, dans un style à la fois cru et littéraire. Ses mélodies sonnent souvent celtiques mais c’était aussi un rocker. Il aimait le son puissant : guitare, basse, batterie. Son idole était Jacques Brel et son public le plus réceptif, le plus fidèle était le petit peuple des faubourgs lorientais à qui il redonnait de la fierté. Tout cela pour dire qu’évitant consciemment ou non les pièges du folklore, il était bien plus moderne qu’on ne le dit généralement, tout en demeurant intégralement breton, c’est-à-dire un dur rêveur lyrique et épique, un féroce nostalgique adepte des causes perdues, dont la sienne. Ce qu’il dit de la culture populaire bretonne, c’est que n’importe qui peut s’improviser chanteur mais que, contre toute raison, on naît barde.

F.R. : Comment était-il considéré dans le milieu ?

P.C. : Il était, pour ce que j’en sais, à la fois craint et admiré. Il avait la réputation d’être imprévisible. Il lui arrivait quelquefois, mais pas si souvent qu’on l’a dit, d’arriver bourré sur scène, incapable de chanter et ce n’était pas forcément beau à voir. Il faut dire qu’il était très malade, de son alcoolisme et d’une maladie grave contractée dès l’âge de 38 ans, date à compter de laquelle il fut en perpétuelle rémission. Il souffrait avec un stoïcisme admirable et poignant. A mon avis, la scène et l’amour du public lui ont permis de prolonger sa vie au-delà des prédictions. Je pense aussi qu’il était trop classe pour ce milieu. Ni barbu ni chevelu, c’était un dandy élancé, plus beau et au moins aussi élégant que le Keith Richards de la grande époque. Enfin, il avait du génie avec ce que cela comporte de bas et de haut, au moment où l’artiste se doit d’être un employé modèle au service de la société du spectacle égalitaire et pseudo fraternelle. Il était le plus grand, et certains de ses concurrents craignaient que cela se sache et nuise à la petite aura qui assurait leur gagne- pain. C’est humain. A sa mort, j’en ai entendu quelques-uns pleurnicher des larmes de crocodiles. Cependant, Michel n’a jamais mendié et, grand seigneur, s’en foutait. Il était orgueilleux, non prétentieux, et savait que son œuvre parlait pour lui. Il passait mal en interview, encore plus à la télé, tout simplement parce qu’on déléguait auprès de lui des ignares et des incompétents, des Anne Sophie Lapix de province. Lui, à cent mille millions de miles d’imaginer ce qu’était la culture bobo, tombait dans le piège par candeur, content, comme on disait antan, des honneurs de la presse. Mais que pèse tout cela quand on sait que ses chansons sont chantées, et pour longtemps, en Bretagne et dans le monde entier ?

F.R : Quelles sont ses plus belles chansons pour toi ? Pourquoi ?

P.C. : D’abord, il faut préciser que ses disques ne sont que rarement à la hauteur de ses talents

d’auteur, de chanteur et de bête de scène. A cela rien d’étonnant : le studio est un lieu étroit, confiné, bourré de techniciens et de musiciens. Un grand oiseau de mer n’y déploie ses ailes qu’avec difficulté. Pour ma part, j’ai eu la chance de découvrir ses chansons en concert, où l’artiste déchaînait la tempête. Mais bon, les chansons sont faites pour être chantées et transmises. Historiquement, ce ne sont pas des produits de consommation. Elles le sont devenues avec la société industrielle, ce pourquoi les gens ne chantent plus, et tout particulièrement en France où les cultures ont été quasiment achevées par Paris, temple du bon goût imposé par l’argent roi. Il faut être bien fat pour asseoir son gros cul sur les patrimoines séculaires au nom de la belle littérature et de la République. C’est pourtant ce que ce sont permis les élites. Et Paris de nous jouer la comédie de la culture, de convoquer les grands génies de la nation ! Baudelaire avait pourtant bien prévenu, l’homme peut se passer de pain, de poésie jamais. Et nous, Bretons, avons besoin de boissons autrement fortes que le moralisme d’un Voltaire pour apaiser nos âmes inquiètes. Et c’est là

qu’intervient de nouveau Michel Tonnerre et ses chansons. « Mon p’tit garçon » : la mélodie, le texte, la nostalgie poignante, un classique comme tant d’autres. Tout y est, le drame, la fête, le voyage, la fraternité de l’alcool. « Hoëdic » : un hymne à la gloire de cette île minuscule du sud-Bretagne (les tropiques armoricaines, comme il y est dit. Une centaine d’habitants tous plus ou moins marins). Ecoute : « Hoëdic, chaque fois que je coule à pic, tu me ramènes dans ton chalut, Hoëdic putain de planche de salut ». Il faut dire que Michel Tonnerre y était vénéré. « Vire au cabestan » : morceau de bravoure, l’histoire d’un jeune gars enrôlé ivre mort sur un navire long courrier. « L’oiseau noir » : les agissements brutaux d’un capitaine maudit. « La Rochelle » : chanson d’une immense et grandiose tristesse, merveilleux texte, mélodie sublime. « Saint Nazaire », « Satanicles », « Reagan Dougan », « Barbe noire », « Lorient », « Sillon de Talberg » : « Je suis sillon de Talberg, fait de sable et goémon, suis sorti d’un noir enfer, un grand soir de déraison. Sur mes plages de sable fin, ne poussent que chardons bleus, fleurs tombales des marins, à l’embouche du Trieux ». « Les goémoniers », « Le gabier noir » etc, etc. Héroïsme, le mot est lâché, antidote à la fantomatique chanson française minée de surréalisme, de sociologisme, de cynisme et de sensiblerie. Les chansons de Michel Tonnerre sont des métaphores de la vie. Nul besoin d’un bac plus quatre pour y être sensible. Un cœur suffit.

F.R. : Est-il l’inventeur de la chanson de pirate ?

P.C. : Je l’affirme. Il se rêvait pirate, personnage libre et antisocial par excellence. Le pirate était pour lui la figure la plus accomplie du marin, ne dépendant que de son courage, volant les riches pour se donner à lui-même, sapé comme un milord, le sabre brandi, tuant, massacrant puis ripaillant. Une attitude tout à fait contraire à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ! Il avait même écrit un opéra-pirate inspiré d’un livre de Defoe, si mes souvenirs sont exacts. C’est l’histoire d’un capitaine, secondé d’un capucin, qui conçoit le projet d’un gouvernement utopique nommé Libertalia, à Madagascar, avec sa bande de pirates. Deux chansons pour étayer mes dires : « Reagan Dougan » sur l’album Ty Bedeff et « Barbe noire » sur l’album C’est la mer. Des chansons qui donnent envie de partir à l’abordage.

F.R. : A qui le rattacher parmi les chanteurs bretons actuels ?

P.C. : Aucun, à ma connaissance. Par contre, j’ai peu à peu appris à le considérer comme le fils

spirituel de Glenmor, autre barde qui ne rechignait pas à l’outrance, au mysticisme et à la poésie et avec qui il partageait cette voix puissante, rauque, ainsi que le don de composer hymnes et mélodies.

F.R. : Comment s’explique d’après toi l’émotion que soulèvent ses chansons ?

P.C. : Ce sont de belles chansons. Tout simplement.

F.R. : Qu’est-ce qu’un chanteur breton aujourd’hui ?

P.C. : Un(ou une) qui rêve, se rêve et fait rêver.

F.R. : Tu as créé le néologisme de « tonnerrisme ». Qu’entends-tu par là ?

P.C. : C’est contempler froidement son ennemi dans toute l’épaisseur de sa vulgarité prétentieuse. Le jour où notre dernière maison aura été correctement isolée, tu verras que le tonnerrisme aura complètement disparu des mémoires.

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

One Comment

  1. Nayla / 19 janvier 2015 at 18 h 24 /Répondre

    « Tout a changé en Bretagne, hors les vagues qui changent toujours »

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