Magali Brénon, Jamais par une telle nuit, Le mot et le reste, 2014
Lire la prose délicatement festonnée de Magali Brénon, c’est faire l’expérience d’un agacement, comme le doigt taquinant une cicatrice parvient à l’irriter, ou, enroulant sans fin un téton, finit par en manquer la pointe après l’avoir superbement soulevée.
Il y a en effet de la superbe en ces pages où point le désir d’un ensauvagement, d’une bascule définitive dans le secret de la dépossession.
Une femme dit à la première personne son envie d’incarnation aux ombres des amants traversant sa chambre.
Des étoffes, des murmures, une attente, les mots pesés, débondés, des chapitres courts que président des verbes (vingt-quatre) à l’infinitif: «Étouffer», «Ouvrir», «Se mouiller»…
Une fontaine.
Un jardin oriental.
Des hommes, clandestins.
Pas de danse sur le volcan, armes déposées.
Érotique récurrente des pieds: «Sous les cascades n’importe quel corps fait l’affaire, regarde, sur les pierres mes pieds dans les mains d’un inconnu.»
Un lexique simple, des reprises, un tissage, le va-et-vient de l’air dans la gorge et les poumons. Son empreinte sur le papier.
Tentative de description d’un corps. Litanie des cris de la louve. Psaumes.
Des coquetteries de ponctuation, une préciosité: «Comme une troupe il se déplace, descend du volcan, il franchit les bois, circule entre les sapins. Il dévale les collines il fend la route et foule le pré écrase les herbes et tasse les ronces il broie la sente et toujours quand la luge pleine à craquer pulvérise la flore de ma chambre j’entends l’appel informe que m’adressent les hommes qu’elle transporte avant de renverser les dernières portes fermées et de se disperser dans le jardin enseveli.»
La voix petite-fille de Marguerite Duras, qui pollinise encore. Tant mieux.
La phrase de saint Jean de la Croix, ou de Thérèse d’Avila: «Ce soir, sur le sol brûlé, mon corps déshabillé verra déborder les torrents, et à la nuit je rendrai mes amants.»
Mais la métaphore s’abîme dans son reflet. Narcisse est un obstacle: «Je pourrais me luxer la hanche à force de me frotter à ce funeste lied.»
L’amour physique cherche un maître sur qui régner.
L’hystérique ne veut rien savoir du désir qui la troue. Rien de rien.
«Je suis [voyez-vous] le lac ouvert d’une fissure éruptive sur le trajet d’un cours d’eau, né de la chute d’une nappe sur la fusion des roches.»
Arrive enfin Marcello, le bel amant venu de l’Uruguay. Exotisme.
La première personne se donne en corps, mais la jouissance est insuffisante. Quand l’amour réclame son héritage, la narratrice se découvre orpheline d’avoir exulté d’un mirage.
Le comte de Lautréamont nous manque. Aussi Catherine Breillat, qui fait du cerveau la plus grande des zones érogènes. Ami lecteur, tes fantasmes cognent à une vitre qui ne s’ouvre pas.
Yannick Haenel est cité (exergue), mais pour l’auteur de Cercle, l’expérience de la traversée de la subjectivité est d’une toute autre ampleur. On n’écrit jamais vraiment que sur la ligne de risque, entre philosophie et poésie. Le feu de la solitude est une ordalie d’où surgissent des phrases formant un buisson ardent.
La sentimentalité – le symptôme fontaine de Trevi – est un poison.
L’amour peut être une toxicologie.
À trop confondre littérature et cinéma – ce besoin des belles images – on manque l’irreprésentable où se situent les véritables tentatives d’écriture. Une fleur bleue sur l’écran blanc.
Reprendre Bataille, aiguiser sa cruauté, frapper le corps-voix tel Artaud fracassant son bourdon contre les murs de sa prison intérieure/extérieure. Refuser toute idée de scénario.
Pourtant… «L’amour est un jeu dont vous êtes le héros. Vous pourriez y laisser votre peau. Plutôt ça, à tout prendre, que d’en sortir.» (L’essence n de l’amour, Mehdi Belhaj Kacem, Fayard, 2001)
Oh, Jamais par une telle nuit n’est pas qu’agaçant à force de minauderies oratoires, mais on attend tellement la révolution.
(on ne verra peut-être dans la signature de cette lecture qu’une énième occurrence du phallogocentrisme de base)
(lisez ce livre, chers avertis, chères dégourdies, et critiquez mon analyse, le rousseauiste qui sommeille en moi n’attend sûrement qu’une fessée)
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