Générations Con, elles vécurent heureuses et eurent beaucoup d’amante-s ! Performance dansée de Pauline Brottes et Emilie SH Combet, Compagnie Les Putes, Le Vauban, samedi 4 octobre, 17h – pour public averti.
Jana Cerna, Pas dans le cul aujourd’hui, traduit du tchèque par Barbora Faure, Editions La Contre Allée, 2014, 92p.
Geneviève Fraisse, Les excès du genre, Concept, image, nudité, éditions Lignes, 2014, 85p.
Qu’il s’agisse de la réédition par les éditions Verticales des écrits de Griselidis Réal – la prostitution comme métier paramédical à vocation humanitaire – de l’apparition de collectifs féministes comme The Ardorous – plateforme en ligne réservée aux artistes femmes luttant contre les représentations dominantes – du cabaret transgenre d’Olivier Py jouant Miss Knife, des bandes dessinées de Nine Antico, Coney Island Baby et I love Alice, posant la question de ce qu’est une femme libérée aujourd’hui, ou de la création de nouveaux titres de presse lesbiens – le mook Well Well Well (3000 exemplaires) ou Jeanne – l’apparition d’un corps féminin ou trans affichant sans tabou ses orientations de genre est une révolution sans précédent dans l’histoire de la lutte des sexes.
Au Vauban, ce samedi, deux performeuses militantes venues de Saint-Etienne ont décidé de nous en mettre plein la vue, et les sens. Dans un spectacle très peu aimable, mais non sans force, construit autour de la métaphore de l’oignon, ses pelures, son effeuillage, et son pouvoir lacrymal, Pauline Brottes et Emilie SH Combet ont la nudité de bacchantes rêvant d’être des légionnaires.
Un univers sonore à la Eraserhead. Un couteau brandi comme un [bip] rageur. Une volonté de fasciner comme au Peep Show, et de prendre le pouvoir.
La nudité devient tenue d’assaut pour des performeuses faisant de la piste de danse un parcours de la combattante, s’encourageant comme des Maoris se préparant à la lutte finale.
Ou des Walkyries ayant perdu depuis longtemps leur virginité.
Il y a du King Kong Theorie chez ces activistes françaises, une façon de faire connaître en Finistère le mouvement féministe « pro-sexe » né dans les années 80 aux Etats-Unis, et de prolonger un geste artistique qu’a su filmer, dans les milieux barcelonais notamment, Virginie Despentes (documentaire Mutantes, 2010).
La danse porno punk, brutale, s’invente en contrepoint d’une voix off laissant parler deux autres femmes, une petite fille malicieuse livrant ses pensées sur la beauté intérieure ou la définition de ce qu’est le « xstring », et une vieille dame indignement belle de 86 ans proclamant son droit au plaisir tout en refusant « la marchandisation du vieux encore vivant ».
Grenades dégoupillées, on comprend que les oignons peuvent être des armes protégeant, s’il le fallait, la fraternité féminine à travers les générations de la violence de l’ordre symbolique dominant, et que le corps agressivement arachnéen des danseuses est un paravent préservant la pudeur des gestes – se blottir, se tenir par la main.
Deux sacs accrochés aux cintres sont maintenant coupés, offrant leur contenu de maquillage, de minijupe et de talons hauts. Redevenues baudelairiennes, deux femmes interpellent alors les spectateurs, verbalisant l’ensemble des remarques probablement entendues sur leur spectacle par des hétéronormatifs n’ayant pas compris qu’utiliser ainsi son corps est un acte politique librement déterminé : « Putes, vous trouvez ça drôle ? »
Perhaps, perhaps, perhaps, disent-elles en dansant un tango désarticulé.
En 1791, Olympe de Gouges, auteur(e) d’une révolutionnaire Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, affirmait: « Si une femme a le droit de monter à l’échafaud, elle a aussi le droit de monter à la tribune. »
Le droit de mettre au centre du théâtre ses idées, son corps, son sexe.
Et sa poésie :
« Pas dans le [bip] aujourd’hui / j’ai mal
Et puis j’aimerais d’abord discuter un peu avec toi / car j’ai de l’estime pour ton intellect
On peut supposer / que ce soit suffisant / pour [biper] en direction de la stratosphère »
Nous sommes le 21 décembre 1948, et Jana Cerna, ultravivante, nous touche encore au vif.
Fille de Milena, qui eut une correspondance demeurée célèbre avec Kafka, Jana Cerna est une figure marquante de l’underground pragois des années soixante. Dissidente, non conformiste, grande viveuse, d’une indépendance farouche, celle que l’auteur d’Une trop bruyante solitude, Bohumil Hrabal, qualifiait de « cygne blanc avec une aile blessée, mais avec des yeux splendides, grands, tristes et le cœur d’une poétesse maudite », est aussi une femme aimant le sexe cru.
Savoir s’abandonner à ce qu’offre d’inédit le corps aimant est signe de la plus grande liberté.
Rappelant l’échange épistolaire entre Nora et James Joyce, la longue lettre que reproduisent aujourd’hui les excellentes éditions lilloises La Contre Allée est d’une stupéfiante intensité érotique. Un matin de 1961, Egon Bondy, l’auteur des textes du fameux groupe Plastic People of the Universe, ouvre son courrier. Dehors, la terreur stalinoïde infinie, la peur, les cadavres ambulants. Ici, dedans, un cœur qui offre son [bip], et toute son intelligence, sans entrave : « Mon amour, mon amour, mon amour, alors c’est comme ça, en deux mots, à ce que je sache j’ai emprunté cette machine à écrire pour produire de quoi subvenir aux besoins des enfants, aux nôtres, bref à nos besoins à tous [des articles alimentaires] et me voilà installée devant une lettre d’amour. »
On pourrait presque tout citer, tant la vie palpite en ces pages incandescentes : « Je n’ai jamais trop été encline à me comporter de manière raisonnable, sans doute simplement parce que je ne suis pas du tout raisonnable ou parce que tout ce qui est sain et raisonnable me répugne de manière presque physique. Tout ce que j’ai fait dans ma vie et dont j’ai eu honte, je l’ai fait parce que c’était raisonnable. »
Avec Jana Cerna éclate la part maudite de l’existence, sa nature sacrée, son explosante fixe. Lisons bien ce qui suit : « Il est vraiment difficile de faire la part entre l’excitation due à ton corps que je connais si intimement, et celle qui vient de n’importe laquelle de nos discussions. »
L’intelligence est quelquefois le plus actif des aphrodisiaques.
Lecteur, nous t’en conjurons, apprends par cœur ce livre [référence à la fin de l’article], qui devient, à partir de la page 58 l’un des plus beaux manifestes amoureux qu’on ait lus depuis longtemps, et que la bienséance éditoriale nous pousse à ne pas recopier en intégralité.
Jana Cerna, féministe spontanée, ne théorise pas, mais s’expérimente au contact des hommes, sa capacité d’abandon étant en elle-même une puissance de subversion, faisant du masculin et du féminin des lignes de force en métamorphoses constantes : « Si au matin, je me lave la [bip] au bleu à linge en rinçant bien, je pourrai même sortir voir du monde sans risque, ce qui me serait sans doute assez difficile dans mon état actuel, encore que je trouverais plutôt cocasse de voir des [bip] se gonfler et des franges blonde se hérisser d’indignation. »
Cherchant à célébrer la grâce du monde réellement unifié, sous le regard bienveillant d’un dieu créateur éblouissant de beauté, Jana Cerna fait songer parfois au meilleur de Kerouac et de la beat generation.
Nous pouvons être sauvés, l’écriture, l’amour et le sexe nous permettent parfois d’accéder à une dimension de rédemption d’une amplitude considérable.
La vérité de Jana Cerna consiste ainsi dans le double débondage de la langue et du corps exaltés par l’amour offrant la possibilité, à chaque nouvel amant profondément accueilli, de renaître à soi.
Mais aujourd’hui, face à un espace social toujours plus saturé de rapports de séduction instrumentalisés par le marché des apparences, il est bon de s’interroger sur la construction de nos identités sexuelles et de nos aliénations. Si nous naissons mâle ou femelle, rien ne dit que ces catégories doivent se superposer à ce qu’on suppose être le féminin ou le masculin.
Révolutionnant depuis une vingtaine d’années en Europe ce qu’on croyait savoir de notre intimité, la notion de genre s’impose de plus en plus comme une grille de lecture indispensable au décryptage de nos préjugés identitaires.
En considérant à présent qu’on ne naît pas homme ou femme, mais qu’on le devient, ne peut-on soupçonner parfois la notion de genre de devenir l’horizon indépassable de toute pensée critique aujourd’hui reconnue ?
Auteur d’un livre stimulant, Les excès du genre, l’historienne et épistémologue de l’égalité des sexes, Geneviève Fraisse, s’inquiète de l’emploi d’un concept finissant lui-même par produire de la pensée unique.
Si l’adjectif « genré » semble applicable à bon nombre de phénomènes politiques, sociaux, philosophiques desquels nous héritons et que nous prolongeons généralement en toute inconscience, il est difficile, malgré sa pertinence, de ne pas relever la laideur et l’artificialité de ce vocable devenu caoutchouc.
Certes, l’histoire est sexuée, et faire trembler ce que nous croyons être nos bases anthropologiques paraît salutaire. Cependant, « le sexe produit-il le genre, ou inversement le genre produit-il le sexe ? »
Rappelons que n’importe quel cadrage bâtit un hors-champ – pensée deleuzienne - qu’il peut être nécessaire de rendre visible, sans oublier que toute mise en lumière fabrique également sa propre obscurité.
Parce que le sexe est une puissance, et le genre un outil de travail, « sexe est un mot en excès et c’est pourquoi il subsistera, n’en déplaise au genre. »
« Le sexe déborde, les réactionnaires l’ont bien compris, et provoque du désordre. Le sexe est bien plus que la sexualité. »
Dévoiler la domination masculine est une nécessité mais n’est qu’une étape vers l’émancipation, qui est une capacité à savoir se détourner de soi pour plonger dans l’inconnu. Il y va de la domination comme des poupées gigognes. Lorsque l’on croit avoir découvert la dernière marionnette surgit un nouveau diable.
En outre, déconstruire les images imposant l’ordre masculin et poser comme postulat la passivité du spectateur – en faisant fi des avancées critiques de Jacques Rancière – n’est-ce pas finalement le plus sûr moyen de rester prisonniers des stéréotypes ?
Toute bonne image est affirmative, singulière.
Alia Magda El Mahdi en Egypte, ou Amina Sboui en Tunisie ayant montré leur beauté nue sur internet ont su dire avec force que leur corps, paradoxalement offert au regard de tous, leur appartenait intimement. Loin d’être banale, la nudité est ici politique. Perforant la construction hypocrite des apparences, les seins nus des militantes féministes font de la peau un texte de vérité, et des tétons tendus autant d’uppercuts donnés à notre ordre phallosymbolique.
Laissons à Jana Cerna l’audace du dernier mot : « Le raisonnable, ce sont les affiches antialcooliques, la gestion d’Etat, les préservatifs et la télévision, c’est la poésie stérile qui sert la bonne cause ; pour l’amour du ciel, épargnez-moi le raisonnable, j’ai assez de vitalité pour en supporter plus que n’importe qui d’autre [Milena est morte à Ravensbrück], mais le raisonnable me ferait mourir en moins d’une semaine de la mort la plus triste qui soit, le raisonnable détruit en moi tout ce qui fait sens, il m’ôte toutes mes forces, qu’elles soient érotiques, intellectuelles ou autres. »
Pauline Brottes et Emilie SH Combet ne sont pas raisonnables, nous les en remercions.
NB : par souci de ne pas choquer nos lecteurs les plus sensibles, nous laissons à votre appréciation les quelques bips parsemant ce texte, vous offrant le plaisir, si bon vous semble, de découvrir par vous-même l’œuvre de Jana Cerna traduite par Barbora Faure et publiée récemment par les éditions La Contre Allée, Lille.
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