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Dans La Femme qui prenait son mari pour un chapeau, Fiamma Luzzati emporte le lecteur sur le territoire des neurosciences dans une approche mêlant sciences et fiction. Elle transmet ainsi des contenus complexes sur le cerveau, mais interroge également la société, sa vision de l’identité et la place de la sensibilité. 

Entretien réalisé à l’occasion de la venue de Fiamma Luzzati à la librairie Dialogues. 

Votre travail est-il animé par la volonté de vulgariser la science ? 

Ma motivation est avant tout personnelle : j’aime me poser des questions, trouver des scientifiques pour y répondre, approfondir les sujets. J’ai fait des études de littérature jusqu’au baccalauréat, puis une faculté d’économie, et aujourd’hui, je suis particulièrement intéressée par la neurologie, la psychologie, les neurosciences. Mais de nombreux sujets de société me passionnent : les déchets atomiques, les toits verts, l’écologie urbaine. Mon travail n’est donc pas lié à l’actualité, mais au désir de creuser des thématiques.

Je ne dirais donc pas que je fais de la vulgarisation, mais que j’essaie d’expliquer des sujets apparemment très complexes. Or si je peux les comprendre, tout le monde peut les comprendre. On peut toujours trouver le langage nécessaire et je crois qu’aucun sujet n’est intraitable.

En quoi la bande dessinée est-elle un support intéressant pour votre propos ?

Elle me permet de faire le portrait d’un hôpital tout en croisant plusieurs regards, et de rendre compte d’un lieu qui est une extraordinaire mine d’histoires. Lorsqu’on y est immergé, on se rend compte que c’est un cadre de prédilection pour des séries télévisées. C’est un microcosme très riche. Le traitement en bande dessinée permet de rendre accessible une réalité complexe.

Le contenu de vos textes est en effet très ancré dans le réel.

Je rencontre beaucoup de personnes pour me documenter, mais ensuite, je construis des histoires qui comportent une grande part de fiction. Le contenu scientifique est toujours validé, mais les scénarios, eux, sont toujours fictionnels. À partir des récits des médecins, de bribes d’histoires, j’invente des vies. L’identification est possible, mais le secret médical est respecté.

Ainsi, j’ai passé deux jours en immersion complète à Necker. Le premier, j’ai assisté à des consultations en cabinet, le second, à des réunions médicales. Mais les enfants que j’ai mis en scène sur mon blog ne sont pas ceux que j’ai vus. Je m’inspire de la méthode d’Oliver Sacks, qui romançait beaucoup ses histoires. Ce qui nous différencie est qu’il écrivait des livres, et que moi, je tiens avant tout un blog. Passer à la rédaction d’un livre représente un tout autre mode d’écriture. En lisant Sacks, j’ai eu l’idée d’un livre qui puisse être la version BD de son approche de la neurologie. Les lecteurs de mon blog participent beaucoup et je me rends compte que le cerveau intéresse tous les publics.

De plus, mon histoire personnelle entre en jeu : j’ai un frère atteint de schizophrénie caractérisée et sévère. Cela m’a toujours impressionnée, dès l’enfance, et dans mon livre, j’y fais allusion.

Il y a donc un fondement autobiographique.

À l’origine, oui, mais l’approche par les autres personnages me permet surtout de parler de cette thématique sans parler de moi. Par mon histoire familiale, je pense arriver à me mettre au diapason des gens, des sentiments, à comprendre cette problématique avec précision.

Votre travail comporte-t-il une dimension militante ?

Dans son volet lié à la psychologie, oui : j’ai la volonté d’expliquer et de déstigmatiser. Très souvent, on observe une appréhension du public face à la prétendue dangerosité des personnes schizophrènes, bipolaires. Il y a des cas, bien sûr, mais statistiquement, ils sont rarissimes et ils ont pu être montés en épingle dans des prises de parole politiques, ou plutôt démagogiques, notamment suite aux propositions de Nicolas Sarkozy sur le bracelet électronique. Or le risque que représentent ces personnes est surtout tourné vers elles-mêmes, c’est celui de se suicider ou de se laisser mourir. Comme le cas de cette femme victime de dyspraxie suite à un AVC.

Au-delà des pathologies, ce cas souligne la problématique de l’identité.

En effet, l’entourage de cette personne ne savait plus qui elle était : celle qui faisait, ou celle qui défaisait ? celle qui faisait le bien, ou celle qui faisait mal ?

Jadis, on considérait que le seul cerveau était le siège du moi. Antonio Damasio, avec sa théorie des marqueurs somatiques, avance que la personnalité relève autant du corps que du cerveau. Il montre que le corps anticipe certaines décisions qui sont ensuite rationalisées. Dans L’Erreur de Descartes, qu’il a publié en 1995, il accorde au corps une grande importance, même s’il l’a nuancée par la suite.

La science a-t-elle encore beaucoup d’avancées à réaliser ? 

On a encore beaucoup à apprendre sur le cerveau, et l’imagerie apporte peut-être plus de questions que de réponses. On voit des dynamiques de fonctionnement, l’activation de circuits, mais on ne sait pas comment ils marchent. On voit des zones qui s’allument, mais nous sommes encore loin de savoir où naît la pensée.

Parmi les préjugés, on peut aussi citer celui d’un cerveau qui se stabilise puis décline. La perte neuronale progressive est fortement remise en question aujourd’hui, il y aurait un phénomène de régénération.

Vous mettez aussi en évidence le rapport entre la sensibilité et la rationalité.

En effet, dans les deux cas qui ouvrent le livre, les patients considérés continuent à vivre normalement après un accident. Leur QI reste, mais leur personnalité est modifiée, et notamment, ils perdent le sens de l’empathie. Ils deviennent incapables de ressentir et donc de prendre des décisions pondérées : leur comportement devient inconséquent. Ce livre est donc aussi une défense de la sensibilité.

 

Pour en savoir plus :

Lire ou relire la chronique d’Erwan Bargain: http://le-poulailler.fr/2016/09/breve-de-bd-la-femme-qui-prenait-son-mari-pour-un-chapeau/

Le blog de Fiamma Luzzati: http://lavventura.blog.lemonde.fr

http://www.fiammaluzzati.com

https://osp.revues.org/748

 

 

 

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

One Comment

  1. olivier / 12 février 2017 at 22 h 11 /Répondre

    merci ! très belle interview et super BD ^^.

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