Le dernier roman de Karine Tuil, L’insouciance, est un récit dense et grave, animé d’un souffle qui frise la tempête, celle qui peut dévaster la vie des individus ou la marche du monde. Tempête vaine pourtant, quand il s’agit de s’attaquer à des immobilismes sociaux qui résistent aux tentatives désespérées de les contourner ou de les égratigner. Plusieurs intrigues se déploient et se tressent, emportent le lecteur dans les sursauts d’un roman dont le rythme évoque celui du roman d’aventures. Et ce rythme fait émerger et se construire des personnages de plus en plus profonds, dans la temporalité et dans leur justesse. Gageons donc que ce titre, L’Insouciance, a pu vous conduire sur une fausse piste, car il n’est pas non plus ironique et pointe la tragédie de notre temps.
Entretien réalisé à l’occasion de la venue de Karine Tuil à la librairie Dialogues, le 15 novembre 2016.
Le thème de la guerre est central dans votre roman, et les guerres en Afghanistan, en Irak, commencent à apparaître dans la littérature contemporaine. D’où vient ce besoin de parler de ces événements ?
Les conflits, la guerre m’ont toujours intéressée, que ce soit dans l’actualité ou la littérature. En 2008 a notamment eu lieu une embuscade à Uzbin, durant laquelle dix soldats français et leur interprète afghan ont été assassinés par les talibans. Cela s’est produit durant l’été, on en a peu parlé, pas davantage que des conséquences de cette guerre en Afghanistan. Alors que la guerre en Irak est un sujet très abordé aux Etats-Unis, en France, elle reste très peu traitée, à part dans les témoignages de soldats.
J’ai donc souhaité mettre ce thème au centre de mon roman, le thème de la guerre, particulièrement celui du stress post-traumatique. Au début, le récit traite des effets intimes de la guerre, à travers le personnage de Romain Roller, ce lieutenant de l’armée française qui revient dévasté d’une mission, puis s’attache aux répercussions de la guerre sur la sphère sociale, et est enfin étendu à l’idée d’une guerre sociale. De là sont nés les autres personnages.
Quel personnage vous a été le plus difficile à créer ?
Tous les personnages ont été difficiles à créer, mais je dois dire que pour celui de Romain, j’avais le désir d’être très fidèle aux faits et aux événements. J’ai donc cherché à me situer au plus près d’une réalité humaine, d’approcher les questions de la perte, de la mort, de l’épreuve que traversent les soldats. J’ai rencontré des soldats, j’ai été confrontée à des vraies blessures, à de réelles souffrances. La rédaction de ce roman n’a pas seulement été une expérience littéraire mais une aventure humaine.
Le personnage d’Osman a également été complexe à bâtir, car je souhaitais raconter les coulisses du monde politique, à travers notamment l’ascension d’un homme dans le monde secret des conseillers du président. Il m’a fallu obtenir des témoignages, trouver des gens qui acceptent de me parler.
L’autre défi consistait à aborder la question de la condition noire dans les sphères de pouvoir. Il y avait des risques à la traiter, mais plus c’est difficile, plus l’enjeu est stimulant du point de vue romanesque.
Qualifieriez-vous ce roman d’épopée ?
Pour moi, il y avait le désir d’emporter le lecteur dans une aventure romanesque qui ait du souffle, qui l’entraîne dans différents lieux du globe. Mon ambition était d’embrasser la complexité du monde, de la société.
L’histoire de François Vély est ancrée dans un arrière-plan historique fort. Qui étaient les ancêtres d’Osman, de Marion, de Romain ?
Le roman pose en effet la question du déterminisme et du poids des origines, et la capacité de chacun à trouver sa place dans la société, à s’inventer une vie, à se réinventer s‘il en a envie. À ce titre, il se place dans la continuité de mon précédent roman L’invention de nos vies. Les personnages tentent de s’affranchir, en viennent à renouer avec une identité profonde, avec leur famille ou au contraire s’en éloignent. De ce point de vue, ils sont dans un perpétuel va-et-vient, subissent une inconstance, cherchent qui ils sont.
Le personnage d’Osman pose une question sociale, celle de savoir comment réussir quand on est issu d’un milieu défavorisé. Le roman montre qu’il est difficile d’échapper à ses origines, mais que l’on a la capacité de se réinventer socialement, par le travail notamment, par la volonté. Mais sur l’identité et les origines, la société tend à nous enfermer dans un carcan. On y est sans cesse renvoyé même quand on tente d’y échapper.
J’ai beaucoup écrit sur la filiation et l’identité juive, c’est mon questionnement identitaire qui m’a amenée à l’écriture, c’est une source d’inspiration importante.
Comment Sonia pose-t-elle la question de l’assignation identitaire ?
Sonia est un pur produit des élites, elle vient d’un certain monde. C’est son identité de femme qui se trouve au cœur d’un conflit lorsqu’elle doit concilier sa présence en politique et sa maternité.
Tous mes romans dépeignent des personnages féminins écrasés et sous domination masculine, ils tentent de s’imposer. Il y a probablement une part d’inconscient très forte dans ce processus d’écriture, car je pense que la place de la femme dans la société reste à conquérir.
Beaucoup d’enfants trahissent leurs parents : pourquoi ce choix ?
Je ne sais pas s’ils trahissent ou s’ils choisissent une autre voie que celle qui leur a été proposée par leurs parents. Cette voie peut ne pas être celle qui est désirée par les parents et pose la question de l’affirmation de soi, des choix qu’on fait dans sa vie.
Est-ce un roman qui remet en question une vision idéaliste de la société ?
Le roman propose un reflet des crispations de la société et des tensions qui y existent. Il a été écrit en partie en 2015, année durant laquelle nous avons vécu une succession d’attentats. La tragédie de la vie contamine donc le roman.
Mon but reste toutefois d’emporter le lecteur, et le récit comporte à la fois une part de divertissement et de questionnement. Il est animé d’un souffle romanesque, mais il est en effet porteur d’une réflexion douloureuse, car c’est un livre sur l’épreuve.
Il parle aussi d’espérance, et il y est question d’une relation amoureuse, du désir sexuel, de la reconquête de l’espace intime. C’est donc un roman qui raconte notre réel en intégrant toute sa part tragique.
En effet, le traitement du stress post-traumatique est très frappant.
Dans cette recherche, j’ai rencontré des hommes très blessés qui étaient des modèles de leçons de vie, souriants, heureux de vivre. Ce sont des voies de survie qui sont exposées dans le livre.
Avez-vous affronté une part d’indicible ?
J’ai été conduite à assister à des rencontres militaires « Blessures et sport », à Bourges, durant une journée, et j’ai eu la chance d’établir une relation de confiance avec mes interlocuteurs. Ils ont manifesté un réel désir de raconter, de transmettre. Ils ont donc témoigné d’une grande capacité à dire l’indicible, dans une relation marquée par la simplicité du fait que je venais comme écrivain et non pour les juger, ou les trahir. Je souhaitais que les personnages du roman portent leurs blessures.
Pour en savoir plus: http://www.karinetuil.com