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La webradio brestoise, Oufipo, a mis en ligne une radio-fiction faite « maison », enregistrée devant public plusieurs fois, et qui raconte la longue route d’une famille Syrienne jusqu’à la frontière avec l’Union européenne. Une histoire fictive racontée, pour entendre la réalité.

On entend les cordes d’une guitare, frottées lentement, et le vent qui souffle. Des bruits de circulation et de klaxons se répondent, puis une voix de femme. Elle raconte : « dans la capitale, on entend les balles siffler et les sirènes des ambulances hurler ». Nous sommes sur la route, en Syrie, quelque part entre Damas et Palmyre. « C’est le printemps », dit la narratrice. Elle rentre à la maison, décrit les déserts de rocailles qu’elle traverse : 400 kilomètres la séparent de ses parents. Il faut fuir la guerre civile. S’éloigner des conflits. Ces mots sont les premières secondes du récit Arctic Bike Ride, une radio-fiction créée par Oufipo (Ouvroir de finistérités potentielles), webradio brestoise, et enregistrée devant public en juin 2017, à l’auditorium des Capucins, à Brest.

La fiction, écrite, réalisée et arrangée par les bénévoles d’Oufipo, a été à nouveau enregistrée, devant public, pendant le festival Longueur d’Ondes, en février dernier, dans la petite salle du Quartz. Elle plonge l’auditeur – et pour ceux qui ont pu assister aux enregistrements, les spectateurs – dans une histoire toujours d’actualité.

Cette histoire, c’est celle de Rana, étudiante à Damas, et de ses parents. Famille fictive imaginée par Frédérique Maréchal, professeur de français au collège de L’Harteloire à Brest, pour témoigner « de faits très peu relayés dans les médias au moment de l’écriture » – c’était pendant l’été 2015 : la longue route des réfugiés Syriens qui rejoignent l’Europe, non pas par la mer, mais par la Russie puis la Norvège, en traversant la frontière à vélo (1). Une ligne qui ne peut pas être franchie à pied ; pour cela, il faut trouver un moyen de locomotion. « Et les Russes n’ont pas le droit de faire monter des Syriens dans leur véhicule, sous peine d’être accusés de trafic d’êtres humains », apprend-on. Ainsi, depuis Palmyre, nous accompagnons le trio jusque dans les vents polaires, à Murmansk en Russie où, dans cette fameuse boutique « Arctic Bike Ride », tenue par un américain en bermuda et tongs, il s’équipe de trois bécanes pour gagner sa liberté.

Nous entendons la famille traverser la toundra dans les trains, pendant plusieurs journées, entre tressautements des wagons, lacs et forêts. Nous la retrouvons à Saint-Petersbourg, lors de cette scène superbe où elle assiste à une prière dans l’église orthodoxe Saint-Vladimir. « Les femmes portent des foulards dans leurs cheveux, la cathédrale abrite des icônes sous verre » et Rana et ses parents, ne savent pas s’ils sont à leur place. Nous les suivons à la frontière du Liban, qu’ils arrivent à franchir en voiture, avec l’aide d’un ami – en glissant quelques billets discrètement, dans la main du douanier. Nous vivons avec eux, avant le départ, les derniers instants dans les ruines de la cité antique de Palmyre, vieille de 2000 ans, et on se promène, avec le père et la fille, une dernière fois, dans cet oasis entre les temples, la grande colonnade romaine et les fontaines (la cité, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, a été envahie par l’État islamique en mai 2015, et en partie détruite). Nous partageons les impressions de Rana, dans le bus qui quitte Damas pour Palmyre où ses parents l’attendent, et les prémices du départ à venir, qui se font sentir, déjà.

La fiction expose, parmi les Syriennes et les Syriens qui restent (parmi lesquels l’auteur Niroz Malek à Alep, dont nous évoquions, en 2016, les magnifiques textes de son ouvrage Le promeneur d’Alep), celles et ceux qui ne veulent pas rester et, celles et ceux qui ne peuvent plus rester, les visages d’un homme et de deux femmes qui acceptent de partir, de « laisser des millénaires de civilisation derrière » eux, pour trouver une nouvelle vie en Europe. Entre les voix qui résonnent, quasi à capella, la musique (arrangée par Lucas Pizzini) se fait discrète, jongle entre la guitare, la flûte traversière en roseau et la mandoline. Le son des instruments s’efface ponctuellement, laisse les voix s’exprimer, les dialogues prendre place. Rana, la narratrice, interprétée par Anouk Edmont – tous les acteurs et actrices qui prêtent leur voix sont des bénévoles d’Oufipo – tente de mettre des mots sur son départ. Ce qui lui manquera : « l’odeur de la maison, la saveur des dattes, la fraîcheur de l’oasis ». Pendant une heure, entre musique, nombreuses descriptions, dialogues et accompagnements sonores, la famille trace sa route vers la Norvège.

« On est à la limite du spectacle, le son et l’écoute restent la priorité principale », rappelle Fabrice Derval, co-réalisateur de cette fiction « maison » avec Nora Hirsch Boulanger et Victor Blanchard. « Le son doit exister et, même sur scène, pendant les enregistrements en public, le visuel ne prédomine pas. La mise en scène ne doit pas empêcher d’écouter, ne doit pas trop attirer l’oeil », explique-t-il. Là, un changement de vêtement rapide, ici, une carte pour situer où se trouve la famille à tel moment du voyage. « Nous avons beaucoup répété avant de trouver la mise en forme la plus adaptée, pour que sons et paroles s’articulent de la meilleure des façons et que l’auditeur entre le mieux dans l’histoire ». Une belle conception de radio-fiction qui, on l’espère, ouvrira la porte à de nombreuses autres, sur Oufipo.

(1) En novembre 2015, la Norvège indique que ses centres d’accueil sont saturés, et ferme sa frontière.

 


Pour (ré)écouter la fiction ici : http://oufipo.org/arctic-bike-ride/

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