Rire, de Yves Cusset

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On peut considérer que depuis quelques temps déjà la lancinante et inquiète question « peut-on rire de tout ? » est dépassée, parce qu’elle a été remplacée par l’injonction médiatique « il faut rire de tout ! » Et avec tout le monde, bien entendu. Parce que l’invitation à consommer du rire est présentée comme le remède unique et universel dans ce monde postmoderne désenchanté : il faut rire parce qu’il faut savoir « lâcher prise » et accéder enfin à ce bien-être salvateur auquel tous les manuels de développement personnel nous invitent.Yves Cusset n’aime pas ce rire racoleur qui se présente comme thérapeutique. Et, à vrai dire, moi non plus. Et c’est d’ailleurs pourquoi j’avais d’abord snobé son dernier ouvrage qui s’appelle « Rire » publié chez Flammarion. Le rire est à la mode, alors à quoi bon un ouvrage de plus ? Et bien, j’avais tort. Il ne s’agit pas d’un livre de coaching mais bien d’un livre de philosophie.

Prenons pour point de départ ce chapitre qui a l’air d’une pochade mais qui n’est rien moins que la réécriture de cette scène primitive qu’est l’Allégorie de la Caverne de Platon. Nous sommes tous enchaînés dans une caverne depuis notre enfance sans autre possibilité de voir autre chose que ce qui nous est représenté. Imaginons alors, comme le propose Socrate, que l’un de nous soit libéré. On sait que l’enjeu platonicien est d’arracher contre son gré ce prisonnier – qui ne se sait d’ailleurs pas tel – pour le conduire vers la lumière extérieure, c’est-à-dire vers la connaissance. Le vrai monde serait au-dehors, et y accéder nécessiterait de rompre avec nos préjugés qui ne sont que des ombres du savoir. Mais Yves Cusset nous en propose une tout autre version, drôle et sérieuse à la fois. Le prisonnier est détaché puis conduit vers une caverne parallèle en tous points semblable à la première, puis vers une autre, et vers une autre encore. Comme dans l’Allégorie de Platon, le prisonnier revient ensuite vers les siens, mais pour leur annoncer cette étrange nouvelle : il n’y a pas de dehors et il serait vain d’imaginer qu’il existe autre chose que ces apparences. C’est là la réalité de la condition humaine, mais cela n’a rien de tragique. La tragédie, c’est de nous faire croire que nous sommes prisonniers et qu’un ailleurs mythique existerait. La tragédie, c’est de nous faire haïr ce monde qui est le seul que nous possédons. Et c’est là que réside la véritable libération qui est de réaliser que nous ne sommes pas prisonniers et que nous pouvons, par conséquent, faire ce que nous voulons. Car cette légèreté soudainement éprouvée permet de rire : rire d’avoir pris tellement au sérieux cette espérance vaine, rire d’avoir cru que quelqu’un était le dépositaire de la sagesse, rire de s’être laissé berner par ces montreurs de marionnettes. Rire sans arrière-pensées parce que sans arrière-mondes.

Voici donc posé le point de départ : la conscience claire d’une condition humaine sans illusion ni espérance. Mais ce qui, chez un Pascal, serait compris comme la misère de l’homme sans Dieu, devient pour Yves Cusset « allégresse ». Rire présuppose alors une disposition, une manière d’être. Il écrit bien « rire » et non « le rire ». Car ce n’est pas un ouvrage sur le rire, ses mécanismes, ses différentes catégories et son sens social – même s’il est aussi question de tout cela – mais bien sur le fait de rire en tant que mode d’être au monde. On est plus proche de Heidegger que de Bergson. Certes, le rire renvoie à une disposition plus agréable que l’angoisse – sauf à rire nerveusement – mais l’enjeu est le même : cette manière de vivre le monde sur le mode de la légèreté, de la gaité, de l’allégresse qui dispose à rire et qui le révèle en son être même. Si dans l’angoisse « les choses se tournent vers nous », si elles glissent, si elles reculent, écrit Heidegger dans Qu’est-ce que la métaphysique ?, avec l’humour, en revanche, dit Yves Cusset, il se crée « des trouées dans un mouvement ininterrompu ». Il existe d’ailleurs deux modalités du rire : la dérision et l’humour. La dérision est au plus proche de l’angoisse : c’est le mauvais rire, le rire de défense. Ce brusque recul, cette soudaine décompression d’être qui font que les choses apparaissent autres qu’elles n’étaient permet cette distance presque arrogante et ce rire du philosophe qui se moque (le rire de Démocrite). L’humour, au contraire, se défie de toute distance, il accueille les choses dans leur étrangeté – fût-elle inquiétante – et il s’étonne ou fait mine de s’étonner de ce qu’elles puissent être ainsi (le regard ahuri de Devos). Certes, nous sommes dans la Caverne, mais puisqu’il n’y a pas de dehors susceptible de nous rendre le dedans insupportable, alors légèreté et allégresse comme dispositions au rire sont possibles. Et cette disposition pourrait – pourquoi pas ? – devenir vertu.

N’y a-t-il pas alors une étrange connivence entre rire et philosopher ? Le besoin de philosopher répète-t-on depuis Platon et Aristote réside dans l’étonnement. S’étonner de quoi ? Que les choses soient ce qu’elles sont. D’où la question « qu’est-ce que ? » ou « pourquoi ? ». Mais cet étonnement presque serein se fait sur un fond plus inquiétant et plus originaire : cette présence muette et impersonnelle de la nuit au sein de laquelle les choses se confondent et que Lévinas nomme « il y a ». En deçà de tout ce qui est, en deçà de moi-même, en deçà des choses, il y a, et cet « il y a » est comme un fond à partir duquel tout se détache. Yves Cusset invoque cet « il y a » non pas comme l’horreur même mais comme la possibilité paradoxale de se réjouir. Se réjouir en philosophant ; se réjouir en riant : deux façons, peut-être d’exorciser « le silence de ces espaces infinis » qui effraie Pascal. Tout philosophe nomme, distingue, analyse. Il déploie des stratégies discursives qui lui permettent de stabiliser des îlots de savoir. Mais le sérieux du philosopher tranche avec la légèreté du rire : « Rire, écrit Yves Cusset, n’est pas tant un face-à-face orgueilleux avec l’absolu, que le relâchement au moins momentané de la pression que celui-ci fait peser sur nous », car « rire est une autre manière de se rapporter à l’insignifiance du monde ». Le savoir-rire est alors une vertu qui cultive cet affect qui fait philosopher, mais afin d’en rire en colorant « les choses d’une insaisissable drôlerie ». Et peut-être le rire précèderait-il le cogito, car « rire produit l’écart, l’espace, le jeu où la pensée vient se glisser ».

Mais comment rire quand tout ce qui nous entoure est désespérément tragique ? Comment s’autoriser à rire quand tant de gens souffrent ? N’y a-t-il pas là quelque chose de scandaleusement immoral ? La question est radicale – non plus « peut-on rire de tout ? » mais « peut-on seulement rire ? » – et salutaire parce que la réponse permet de mettre un terme à des débats à la fois récurrents et stériles. Mettre en balance la souffrance universelle et le rire laisse supposer que rire serait toujours la manifestation d’une supériorité, d’un mépris, voire d’une souveraine indifférence à l’égard de l’autre. Ce rire existe, bien entendu. Mais c’est à un autre rire que nous convie Yves Cusset. Le rire est alors simplement joie, intensification d’être, « pur sentiment de notre puissance d’agir ». Le titre de l’ouvrage prend ainsi pleinement son sens : rire, comme on dirait : vivre. Non pas rire de, ni rire contre, mais simplement rire. Mais alors, pourquoi ce mépris à l’égard des amuseurs publics qui font du rire un antidépresseur ? Ne travaillent-ils pas justement à promouvoir la joie de vivre ? Malheureusement, la joie ne se décrète pas, et le rire sur commande en révèlerait plutôt l’absence. Comme le simple fait de vivre ne se confond pas avec le savoir-vivre mondain, le simple fait de rire a peu à voir avec le prêt-à-rire télévisuel. Tout ce qui, de près ou de loin, fait du rire une technique échoue à susciter cette manière d’être, cette disposition à rire, cette vertu qu’est la joie. Et nous savons, depuis Socrate, que la vertu ne s’enseigne pas, qu’elle est juste une faveur divine, ou, pour oser le mot d’Yves Cusset : « une grâce ».

Mais dira-t-on : « c’est bien joli toutes ces considérations, mais ce n’est pas très drôle ! ». Trop sérieuse la philosophie ? Peut-être. Sauf à affirmer, comme n’hésite pas à le faire Yves Cusset, que les philosophes sont des rigolos qui s’ignorent. Le sous-titre de son livre sonne alors comme un avertissement, car chacun sait bien qu’un Tractatus philo-comicus ne peut s’achever que sur cette sentence : « Ce dont on ne peut rire il faut le taire ».

About the Author

Enseignant de philosophie, Patrice Poingt organise depuis 6 ans les Rencontres Philosophiques de Brest. Partant du principe que tout peut être objet de dérives philosophiques, il imagine, en optimiste impénitent, que tout le monde est intéressé par les spéculations des héritiers de Socrate.

 

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