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Entretien à la librairie Dialogues de Brest, le mercredi 18 mars 2015, avec l’écrivain Jérôme Ferrari, auteur notamment du Sermon sur la chute de Rome (prix Goncourt 2012), venu présenter son dernier livre, Le Principe, Actes Sud, 164 pages

Fabien Ribery : En tant qu’ancien militant nationaliste corse, que ressentez-vous lorsque vous arrivez en Bretagne ?

Jérôme Ferrrari : Pour moi, le nationalisme est un peu loin, dans le sens où je ne suis plus du tout pour un engagement nationaliste tel que je l’ai connu, mais en même temps je n’ai pas l’impression d’avoir beaucoup changé depuis vingt-cinq ans. Je trouve que les identités des régions ont été très maltraitées en France. La première fois que je suis allé en Espagne, j’ai été stupéfait de voir que des choses considérées comme scandaleuses ici étaient simplement naturelles là-bas. Ce qui est vraiment important pour moi est l’aspect linguistique. En Corse, il y a des efforts institutionnels faits dans le sens de la langue, mais je crains que ce ne soit trop tard. L’enracinement social de la langue, par rapport au temps de mon enfance, qui ne remonte pourtant pas aux calendes grecques, est bien moins présent aujourd’hui. Mais pour vous, ça va plutôt mieux non, qu’il y a trente ans ?

F.R. : Je suis assez critique sur la façon dont le pouvoir politique instrumentalise la culture bretonne à des fins marchandes, dans le but premier de vendre la Bretagne dans le grand jeu de Monopoly des régions à l’échelle européenne. Il y a une disneylandisation de l’espace breton vendu comme authentique, dont il faut éminemment se méfier.

J.F. : Oui, vous avez raison, dans le monde du capitalisme, n’importe quel élément est susceptible de se transformer en argument de vente. Imaginez-vous qu’en Corse on vend aux touristes de la charcuterie pourrie venue de Chine avec une tête de Maure dessus. Nous sommes dans un système qui est invincible, parce qu’il récupère toutes les critiques qu’on peut lui opposer pour les transformer en plus-value. Je suis absolument d’accord avec vous, mais la puissance du mouvement que vous décrivez est telle qu’en Corse, beaucoup de gens en toute innocence et en toute bonne conscience jouent à fond la carte identitaire au point de se parodier eux-mêmes.

F.R. : Vous avez écrit des textes sur la modernité de la Corse avec l’écrivain Marc Biancarelli qui est un de vos amis proches.

J.F. :Oui, et je pense que défendre son patrimoine culturel n’a rien à voir avec une quelconque marque de chauvinisme ou avec l’impression d’être le peuple élu. Nous avons rencontré de grandes résistances, comme si tout ce qui devait être écrit chez nous devait rentrer dans cette promotion de l’identité corse afin de la rendre propre, lénifiante. Nous étions en poste avec Marc Biancarelli dans le même lycée de Porto-Vecchio, et nous avons écrit notre premier recueil de nouvelles en même temps, en nous rendant compte plus tard que ces textes avaient d’énormes points communs, justement sur la volonté iconoclaste par rapport aux images identitaires, à l’auto-folklore.

F.R. : Marc Biancarelli, dont j’ai lu Murtoriu chez Actes Sud, a une rage qui le rend beaucoup plus violent que vous encore. Comment peut-on décrire sa langue, puisque vous l’avez traduit en français ?

J.F. : J’aime beaucoup sa langue qui a une vraie spontanéité brutale, ce qui est assez rare, et qui relève de la pulsion. Son dernier livre, Orphelins de Dieu, a été écrit directement en français. Pour moi, la publication de Murtoriu a été très importante parce que c’est la première fois qu’un éditeur national traitait une langue régionale comme une vraie langue. C’est traduit en français, comme si on traduisait du chinois, sans laisser des petits mots corses au milieu pour donner l’impression de pittoresque. Il y a quinze ans, on n’aurait jamais pu espérer qu’un roman traduit du corse paraisse ailleurs que chez un éditeur spécialisé dans la littérature régionale.

F.R. : Je crois beaucoup à la force des mouvements minoritaires. Deleuze disait que le devenir minoritaire était le propre d’une pensée de gauche.

J.F. : Il ne me déplaît pas d’être minoritaire. Les analyses de Deleuze sur ce que sont une majorité et une minorité  sont indépassables. On peut très bien faire un mouvement majoritaire à dix. Dans ma réflexion sur ce qu’est un roman, Deleuze a beaucoup compté. Je n’aimais pas beaucoup les études de lettres, mais la littérature vue par Deleuze si. Pour mon premier roman publié, chez Albiana, il devrait y avoir la tête de Deleuze sur toutes les pages. C’est pour moi le meilleur historien de la philosophie.

F.R. : Vous faites dans Le Principe un lien assez vertigineux entre le crime en Corse et l’humanité homicide à l’heure de la bombe atomique. Cette dimension de votre roman faisait-elle partie de votre projet initial ?

J.F. : En fait, c’est venu en cours d’écriture. Chronologiquement, le projet du roman était sur l’inadéquation du langage, sur comment parler de ce qu’on ne peut pas dire. Après, la vie même de Heisenberg m’a conduit à revenir sur des questions « morales ».

F.R. : Vous nouez au fur et à mesure de votre roman physique atomique et métaphysique.

J.F. : Oui. Je n’ai pas forcé les choses, les textes de Heisenberg sont vraiment toujours à la charnière de ça. Le chapitre dont vous parlez m’a vraiment embêté parce que j’ai peur qu’on puisse penser que je faisais un parallèle absurde entre les petites guéguerres entre nationalistes en Corse en 1995 et le Troisième Reich, ce qui n’est évidemment pas ça. Je n’avais pas pensé à ce que vous venez de dire. Bien sûr que le parallèle est absurde, par contre, je ne suis pas sûr qu’on n’en apprenne pas autant sur la nature homicide de l’homme dans les petites situations que dans les grandes. A dire la vérité, je suis même persuadé du contraire, que le petit crime mesquin et le crime de masse ne sont séparés, sous un certain aspect, que par des questions de quantité.

F.R. : Dans De l’antisémitisme, Stéphane Zagdanski affirme que la monstruosité nazie n’aurait pas été moins grande si elle n’avait fait que quelques victimes.

J.F. : Je suis assez d’accord, oui. Heisenberg est pour moi quelqu’un qui est entouré d’assassins sans bien comprendre ce qui se passe.

F.R. : Il y aurait donc de la candeur chez Heisenberg, ce père de la physique nucléaire ayant décidé de rester en Allemagne durant le régime nazi ?

J.F. : Oui, je le pense. C’est une forme de naïveté certainement fondée sur une sorte de sentiment aristocratique de supériorité, pas de prétention, mais le sentiment peut-être assez étayé qu’on fait des choses qui valent la peine. D’après ce que j’ai lu, il y a une sous-estimation d’Hitler qui passe pour un sagouin de boutiquier, un minable. Il ne le respecte pas du tout. Il n’y a de sa part aucune sympathie pour le nazisme, jamais. Il n’a même jamais signé les appels envers le régime que les professeurs d’université étaient fortement incités à parapher. Rester cependant en Allemagne en 1933, c’est rendre inévitable la compromission. Je ne l’ai pas dit ainsi, parce que le livre n’est pas fait pour cela, mais, moi, en tant qu’individu, je pense qu’Heisenberg n’a pas grand-chose à se reprocher.

F.R. : C’est le sentiment de Heimat, d’amour de la patrie et du sol natal, qui le fait rester ?

J.F. : Oui, et un intérêt hypertrophié pour l’avenir de la physique allemande, où les scientifiques ont vraiment la certitude d’être les garants de sa pérennité. Je crois qu’il voit, avec Planck qui le lui dit, que la catastrophe est inévitable. Ils craignent eux la fin de la science allemande, ce qu’ils veulent éviter. Les lois raciales nazies, dans les facultés de mathématiques et de physique théorique, ont atteint un pourcentage d’enseignants juifs délirant.

F.R. : Dans le documentaire De Nuremberg à Nuremberg, de Frédéric Rossif, il y a dans la première partie intitulée « La volonté de puissance » une litanie de noms de chimistes allemands qui sont restés en Allemagne pendant la guerre, et qui sont tous des prix Nobel de chimie. Impossible de ne pas penser à IG Farben.

J.F. : Heisenberg est très attaché à la science allemande, mais pas à la puissance politique de l’Allemagne. Il y avait aussi alors ce mouvement ridicule de physique aryenne qui était anti-relativité, anti-physique quantique.

F.R. : Heisenberg écrit que « le scientifique doit aussi devenir un prêtre ». Comment comprenez-vous cette phrase ?

J.F. : C’est un texte magnifique tiré d’un manuscrit presque clandestin écrit en 1942-1943. Je crois qu’il pense que, idéalement, celui qui fait des découvertes devrait aussi posséder le savoir qui lui permet de les utiliser, ou pas, alors qu’on ne demande aux scientifiques que d’être de bons techniciens.

F.R. : Cette phrase prolonge-t-elle l’idée rabelaisienne de la science sans conscience qui ne serait que ruine de l’âme ?

J.F. : Sans doute oui, mais le science sans conscience rabelaisien est sans objet ici, puisque ce n’est pas la conscience qui leur manque, plutôt l’efficacité que peut avoir la conscience. Certes, l’hybris mène souvent à la perte de la conscience, notamment du côté américain. J’ai lu que l’explosion  de la bombe à Hiroshima a provoqué une explosion hystérique de joie à Los Alamos pour avoir réussi à faire ça. Sans conscience ? Très vite, Oppenheimer a commencé à ne plus pouvoir dormir.

F.R. : Dans Hiroshima est partout, Günter Anders révèle une correspondance personnelle avec l’un des pilotes ayant participé au largage de la bombe, devenu fou de honte, et que les autorités de son pays ont cherché à faire taire en l’enfermant dans la rhétorique psychiatrique.

J.F. : Les textes de Günter Anders sur la bombe atomique sont magistraux, notamment quand il explique que ce n’est pas un outil, mais un moyen au service d’une fin, car un outil qui supprime toute fin n’est pas un outil.  Durant mes recherches, je me suis aperçu que Oppenheimer est allé voir Truman, dans un moment de quasi crise, en montrant ses mains, et en disant, ce que j’ai écrit dans le livre : « Monsieur le Président, j’ai les mains pleines de sang. » Le responsable technique de l’essai Trinity n’avait rien déclaré d’autre en disant : « Maintenant, nous sommes tous des fils de pute. » En termes plus choisis, Oppenheimer affirme : « Maintenant, les physiciens ont connu le péché. »

F.R. : Comment avez-vous travaillé pour préparer ce roman ?   

J.F. : Heureusement, je n’ai pas eu à faire tant de recherches spécifiques que cela sur l’aspect physique de la physique quantique, parce que j’y travaille au niveau conceptuel depuis mes années d’études de philosophie. Mais sur l’aspect historique de la Seconde Guerre mondiale, j’ai beaucoup lu. J’ai eu de la chance car, si j’avais lu plusieurs fois tous les textes de Heisenberg traduits en français, sa correspondance m’a été traduite par une amie allemande. J’ai découvert aussi une sorte de penchant au mysticisme chez tous les physiciens atomiques. Quand on écrit un roman, les recherches que l’on effectue nous amènent, et c’est heureux, à en savoir beaucoup plus que ce qu’on dit. Le savoir non exploité est présent en creux. Mon premier sujet n’était pas le sens de la présence de Heisenberg en Allemagne, et j’ai donc bien entendu travaillé énormément le contexte historique.

F.R. : Heisenberg apparaît dans Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq. Philippe Forest s’intéresse aussi à la physique quantique avec Le Chat de Schrödinger. Comment interprétez-vous cet intérêt des romanciers français pour ce sujet ? Le physicien Etienne Klein a aussi écrit sur Majorana, à la suite de Sciascia par exemple.

J.F. : Etienne Klein est le meilleur vulgarisateur scientifique que je connaisse, dans le sens noble du terme. Il ne vulgarise jamais en simplifiant outrageusement. Philippe Forest, me semble-t-il, est  davantage dans une dimension métaphorique. Je tenais à ce que mon livre soit juste du point de vue du contenu physique, sans pour autant le rendre didactique. J’espérais pouvoir m’adresser à tous types de lecteurs par le thème des limites du langage, qui est une problématique portée par Heisenberg lui-même dans de longs développements sur les insuffisances essentielles du langage, sans espérer pouvoir les pallier de quelque manière que ce soit. J’ai eu moi-même beaucoup de difficultés à comprendre les textes de Bohr et Heisenberg qui sont pourtant écrits dans une langue limpide. Heisenberg donne par exemple une explication du principe d’incertitude dans Physique et philosophie, qui est très simple à comprendre, mais il dit immédiatement que les conclusions qu’on peut en tirer si on les met en mots ne sont pas exactement ce qu’on en dira. C’est tout le temps comme ça. On ne peut dire que de façon partielle. Aucun discours ne pourrait tenir devant le fait physique. Bohr a inventé un concept merveilleux, qui est la complémentarité, nommant des situations qu’on peut décrire sous un angle et qu’on peut décrire aussi sous un autre angle, sauf que le premier angle exclut le deuxième. Il faut donc utiliser deux explications complètes, qui sont pourtant incompatibles l’une avec l’autre. Décrire un électron comme une onde et une particule est une situation de complémentarité, parce que normalement une particule ne peut pas être une onde. Il faut donc passer constamment d’un plan à l’autre.

F.R. : Apollinaire évoquait la beauté nouvelle de la guerre de 1914. Est-ce cette beauté nouvelle de l’atome qui vous fascine ?

J.F. : Heisenberg a dit à Bohr que leur travail était un peu un travail de poète. Pour moi, il y a dans les années 20 en Allemagne quelque chose d’extraordinaire, dans le heurt entre le génie scientifique qui se lève de toutes parts et la catastrophe politique qui s’annonce. Heisenberg raconte qu’il a été très choqué le jour où il a découvert un tract contre Einstein et la théorie de la relativité.

F.R. : Pourquoi avoir décidé de parler de Heisenberg en l’interpellant à la deuxième personne du pluriel ?

J.F. : Pour doublement introduire une perspective subjective, afin de troubler un peu l’objectivité des faits scientifiques racontés qui sont tous vrais, ce qu’exigeait la nature littéraire du projet, et puis aussi inventer un vous d’empathie, la tentative du narrateur de se rapprocher d’Heisenberg étant un peu la mienne.

F.R. : Vous évoquez rapidement Cavaillès, ce qui m’a étonné. Je ne le connais que par l’éloge qu’en fait Armand Gatti.

J.F. : Oui, et j’espère que ce n’est pas une bêtise. Cavaillès était philosophe des sciences et des mathématiques. Il s’est engagé très vite dans la Résistance, puis a été capturé et exécuté pendant la guerre. C’est un type admirable qui n’a jamais écrit une ligne de philosophie morale. Il y a un très beau texte de lui sur la nécessité de se battre. Dans les transcriptions de Farm Hall, Heisenberg dit à un moment qu’il a essayé de sauver un certain Camaille. Comme je savais par sa femme, Elisabeth Heisenberg, qu’il avait écrit une lettre pour Cavaillès, mais arrivée trop tard, il avait déjà été fusillé, je me suis dit que Camaille, ce nom sentant la mauvaise transcription, devait être Cavaillès.

F.R. : Qui est votre narrateur ? Son identité est-elle fluctuante ?

J.F. : Il n’a pas à être autre chose que derrière un rideau. C’était un des gros problèmes du livre, j’ai dû refaire les chapitres, parce qu’au début il avait plus de place. Il doit être le sujet du livre, mais l’objet est Heisenberg. Il me plaît qu’il ne soit pas totalement incarné. Pour moi, il n’y a pas de nécessité absolue à ce que le narrateur soit le même du début à la fin, on peut même en supposer trois. Mon narrateur est un peu comme un électron dans une chambre à brouillard. On voit trois points, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a une ligne continue entre ces points, mais ce n’est qu’un besoin de lecteur.

F.R. : J’ai pensé en vous lisant au livre de Sebald intitulé De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, qui est un ouvrage fondamental sur l’acharnement des Alliés envers l’Allemagne détruite, et le déni allemand concernant ce traumatisme. Ce livre vous a-t-il accompagné durant l’écriture de votre roman ?

J.F. : Ah oui, ce texte m’a beaucoup marqué. Je suis allé en Allemagne, pour la première fois quasiment, il y a quatre ans. Si je n’y étais pas allé, je n’aurais jamais écrit ce livre. Dans un livre de Borgès, L’Aleph, il y a une nouvelle intitulée « Deutsches Requiem ». Il dit qu’il a une connaissance intime de l’Angleterre, qu’il admire beaucoup la France, mais que le pays européen qui l’émeut le plus est l’Allemagne. Je me suis rendu dans ce pays à l’occasion de la traduction de mes livres. Je m’entends très bien avec mon éditeur allemand. J’ai vu ces villes neuves, où tout avait été rasé. Je trouve le destin de Heisenberg très émouvant. J’avais bien vu l’ampleur des destructions, mais quand on lit le livre de Sebald, on se rend compte que ce qu’on imaginait était bien en-deçà de la réalité. J’ai toujours en tête l’image de femmes fuyant Hambourg, des enfants morts dans les valises. Le ciblage systématique et volontaire de populations avec des bombes incendiaires est peut-être une nécessité pour saper le moral des gens, mais ça n’en fait pas, loin s’en faut, l’acte le plus admirable des Alliés.

F.R. : Par contre, ce qui est admirable, c’est toute l’histoire du groupe clandestin munichois de la Rose blanche que vous reprenez, un mouvement de résistance composé de jeunes étudiants catholiques plutôt de droite tentant d’appeler la population à la révolte contre Hitler.

J.F. : Oui, la Rose blanche, c’est admirable. Dans le texte de 1942 de Heisenberg, qui est bavarois, il y a quantité de notations sur « La corde argentée », poème écrit par le même poète chez qui la Rose blanche a tiré son nom. Ils ont distribué six tracts, qui sont bouleversants de beauté. Ce mouvement est d’autant plus admirable qu’un de ses instigateurs, Hans Scholl, était un militant très enthousiaste des jeunesses hitlériennes dans sa première jeunesse. La prise de conscience de ces étudiants est d’autant plus grande qu’ils ont su s’arracher à ce qui leur tenait lieu de certitude. C’est aussi pour cela que Les grands cimetières sous la lune de Bernanos est un texte considérable, ayant la force d’avouer : « Il est si dur de voir s’écrouler sous ses yeux ce qu’on était né pour aimer. » Voilà de la vraie grandeur.

F.R. : Dans votre  livre, il y a également la figure récurrente du capitaine écrivain Ernst Jünger.

J.F. : J’ai lu beaucoup Ernst Jünger avant de faire le livre. J’ai eu de la chance parce qu’au printemps dernier sont sortis ses carnets originaux de la guerre de 1914, à partir desquels il a fait ensuite Les Orages d’acier, ainsi qu’une grande biographie écrite par son traducteur. En 1917, il y a cette note qui m’impressionne, « Quand donc finira cette guerre de merde ? ». Jünger est un mec de droite à fond, qui n’était pas nazi, contrairement à ce que certains voudraient croire. En 1933, il a même expurgé Les Orages d’acier de notes qui auraient pu être utilisées par les nazis. Il a démissionné de son cercle d’officiers, dès 1933, quand des officiers juifs en ont été exclus. Dans les carnets de guerre de 1914, il n’y a pas une seule phrase patriotique, c’est juste qu’il est content de faire la guerre et d’assumer sa sauvagerie. Ses carnets de la Seconde Guerre mondiale sont passionnants aussi. Il y écrit, quand il entend ce qui se passe en Pologne : « Les Allemands ont perdu le droit de se plaindre. » Je les ai beaucoup utilisés. Il écrit aussi que, quand il croise des gens avec l’étoile juive, il a honte de l’uniforme dont il était fier. J’ai eu en effet beaucoup de chance, parce que, dans Le Travailleur, il y a un chapitre consacré l’atome. Il y dit que l’atome a cessé d’être matériel pour devenir une figure. Ensuite, je suis tombé sur une photo où on voit Heisenberg en train de parler à Jünger le jour de la conférence de 1953 à Munich, où deux rangs plus bas il y a Heidegger. Le jour même, Heisenberg intervient, le lendemain Heidegger intervient, et la veille le frère de Jünger y était intervenu, ce pourquoi Ernst est aussi présent. Je vais vous montrer la photo [il suffit de taper sur un moteur de recherche « Heisenberg + Jünger »]. À chaque fois qu’un roman est sur ses rails, il fait venir à lui une série de coups de chance invraisemblables. Pour Où j’ai laissé mon âme, j’ai rencontré, bien longtemps après l’avoir écrit, l’officier auquel je m’intéressais. Il m’a appris qu’à son arrivée en Indochine, il avait pris le commandement de la section qui avait été commandée avant lui par le cousin germain de mon père.

F.R. : La synchronicité jüngienne a encore frappé, c’est superbe. Vous avez sûrement médité aussi la conférence de Heidegger sur la technique.

J.F. : Oui, mais je préfère encore la conférence de Heisenberg, qui s’intitule La nature dans la science contemporaine. Il écrit cette phrase géniale, délirante, si lucide, sur le processus technique qu’on doit voir comme un processus organique indépendant.

F.R. : Je me posais la question des îlots de stabilité à l’époque de la fragmentation de l’atome. Qu’est-ce qui vous ancre ?

J.F. : La Corse, c’est certain. J’ai énormément voyagé, et j’y reviens toujours. C’est structurant, ça me permet de repartir.

F.R. : Vous êtes agrégé de philosophie. Vous enseigniez ces dernières années à Abu Dabi. Etes-vous encore professeur ?

J.F. : Oui, j’ai continué à exercer mon métier deux ans encore après le Goncourt. J’ai pris une disponibilité d’un an parce que j’étais épuisé. Mais je rentre m’installer en Corse où j’aurai un poste à la rentrée prochaine. La situation d’enseignement m’a manqué. Et il n’est plus possible que je sois à 6000 kilomètres de la France.

F.R. Abu Dabi devait être pour vous un poste d’observation très précieux sur la façon dont le monde se constitue aujourd’hui, sur sa structure même.

J.F. : Oui, c’est en quelque sorte le centre du monde, même si on ne le sait pas ici. Aux Emirats Arabes Unis, il y a le monde entier dans la rue. Les Emiratis en tant que tels ne sont pas nombreux. Il y a surtout les immigrés, pauvres, et les expatriés, riches. Je connaissais la phrase de Heisenberg sur l’organicité de la technique, mais quand je suis arrivé à Dubaï j’ai eu l’impression de la voir très concrètement réalisée sous mon propre nez. C’est pour cela que mon roman se finit aux Emirats.

To be continued.

 

 

 

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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