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Faire dialoguer des œuvres : le pari du musée des Beaux-arts de Brest.

«Toute œuvre d’art est en péril » confie Guillaume Pinard, artiste et commissaire de l’exposition « Les retrouvailles » au Musée des Beaux-arts de Brest, « toute œuvre d’art est en péril de ne plus être regardée ». Ce n’est peut-être pas le regardeur qui fait l’œuvre, mais c’est certainement lui qui la sauvegarde. Or, parmi les tableaux entreposés dans les réserves du musée, certaines n’avaient jamais été proposées au public. Il s’agissait donc de les sortir de l’oubli, et avant tout de les accueillir. Comment dès lors mieux fêter ces « retrouvailles » sinon en organisant leur accueil par de jeunes artistes. Voilà donc l’idée de Guillaume Pinard : tisser un réseau d’affinités entre des œuvres contemporaines et ces œuvres plus anciennes, organiser des résonances narratives, formelles ou chromatiques, faire que ces œuvres se répondent, et que les plus anciennes se « retrouvent » dans cette ambiance à la fois chaleureuse et symbolique.

Affinités électives

2013, Rivière, Le ruisseau

Le parcours s’ouvre dans l’artothèque sur L’Exode, un tableau de Guillaume Pinard où de petits personnages errants dans un paysage à la fois désert et protecteur semblent symboliser ces œuvres perdues à la recherche des blancs ruisseaux de Canaan. Mais ce sont les trois salles de l’exposition temporaire qui font jouer les correspondances. Alors commence le jeu : comment ces œuvres se répondent-elles ? Lesquelles s’apparient et comment ? Les affinités sont-elles discrètes ou flagrantes ? Existent-elles vraiment ou sont-elles une pure projection de l’esprit du visiteur qui tient à participer aux Retrouvailles ?

Curieusement, d’ailleurs, dans la première salle, c’est entre des « anciens » que s’opère la première correspondance : un tableau du japonisant Henri Rivière fait face à une gravure d’un maître de l’estampe japonaise, Utawaga Kuniyoshi. Les finistériens se souviennent de cette belle exposition du musée départemental breton de Quimper en 2014 qui proposait des œuvres de Hokusai, de Hiroshige et du peintre français imprégné des techniques des maîtres japonais. Mais très vite, c’est un autre dialogue qui se noue, plus complexe, entre la scène des lavandières d’Henri Rivière (Le Ruisseau, 1898) et « Les plus belles heures » de Marie-Claire Mitout, et le spectateur se perd à parcourir ces miniatures comme autant d’instantanés volés au quotidien avant de revenir vers cet autre quotidien de la fin du 19ème siècle. Ironie des correspondances : Henri Rivière lui-même avait intitulé une série d’« estampes décoratives » La féerie des heures.

Mari-Claire-Mitout, « Les plus belles heures », Musée des Beaux-arts, Brest

Puis le jeu continue dans l’autre salle, parce que l’on passe plus rapidement devant les tableaux quand les correspondances sont trop rétives ou moins immédiates. Le dialogue est évident entre la peinture sur soie Voir Chavirer les Bateaux (2016) de Charlotte Vitaioli et la Marine (1897) de James Hamilton Hay – similitude chromatique, parenté d’atmosphère, affinités d’états d’âme.Dialogue trop évident, peut-être, et on commence à se demander si le jeu des ressemblances ne nous fait pas rater chacun des deux tableaux à trop les regarder l’un par rapport à l’autre. Alors on joue autrement : recherche d’échos plus discrets permettant davantage à l’œuvre d’exister dans sa singularité. Et c’est alors que s’impose le fascinant Wedding list (2017) de la Finlandaise Henni Alftan qui semble ne nouer de dialogue avec aucun ancien. Le tableau a, certes, des répondants, mais ce sont de petits formats du même auteur que l’on aperçoit un peu plus loin sur la droite. On découvre plus tard que l’écho serait dans la salle suivante : une aquarelle de Victor Calliat qui représente une Desserte de faïences (non datée) – faïences qui pourraient figurer dans la liste de Mariage de Henni Alftan. Mais peu importe : le tableau de l’artiste finlandaise s’impose de lui-même, par lui-même, et le spectateur entre très vite dans son univers singulier.

 

Les œuvres peuvent-elles dialoguer ?

C’est alors que s’est clarifiée la lancinante question qui me taraudait depuis le début : n’est-ce pas une étrange idée que de prétendre faire dialoguer les œuvres ? N’est-ce pas là la négation même de l’œuvre d’art ? La thèse classique et finalement banale de Heidegger « l’œuvre d’art ouvre un monde » suppose que le spectateur entre dans l’orbe de lœuvre et soit comme happé par elle. Ce serait même le critère de la réussite du travail de l’artiste : ce moment où il n’est plus possible de s’arracher au monde de l’œuvre parce que nous sommes « dedans ». La muséographie contemporaine tient quelquefois compte de cette thèse en éloignant suffisamment les œuvres les unes des autres afin qu’elles ne se paralysent pas entre elles. Et le voisinage est généralement chronologique ou par thème, par auteur, par courant, par école. On privilégie ainsi un univers esthétique dans lequel chacun peut s’immerger, œuvre après œuvre. Mais ici, invités que nous sommes à tisser des liens entre les œuvres, est-il encore possible de saisir chacun des tableaux pour ce qu’il est en lui-même ? C’est comme si nous avions un choix à faire dans notre déambulation : ou bien privilégier le jeu des affinités et nenvisager les œuvres que les unes par rapport aux autres, ou bien sattacher tour à tour à chacune delle. C’est d’ailleurs curieusement la deuxième solution que nous propose la visite guidée de lexposition en favorisant limmersion dans le monde de chacune des œuvres à la faveur d’explications techniques ou anecdotiques.

Lexposition a alors l’immense mérite de nous contraindre à nous interroger sur notre propre regard. Une œuvre vaut-elle par elle-même ou dans un jeu de comparaisons ? Est-ce que la comparaison annule la puissance de l’œuvre (ladvenir d’un monde) ou est-ce quau contraire elle la magnifie ? J’ai limpression que plus l’œuvre est puissante et plus elle se met hors-jeu, plus elle se soustrait à toute forme de rapprochement. Œuvre maîtresse, cest alors elle qui peut résonner dans dautres œuvres qui lui font écho. Toutefois, accepter de se déprendre de l’œuvre dans sa singularité, jouer le jeu des résonances, mettre en mouvement notre jugement, suppose de revenir souvent visiter lexposition afin de s’habituer à repérer les échos. Guillaume Pinard, lui-même, dans linterview qui est proposé avant d’entrer dans la salle dexposition – et qu’il est absolument nécessaire d’écouter – explique qu’il découvre sans cesse de nouvelles relations entre les œuvres. Habile façon de nous inviter à revenir !

Ce n’est pas par hasard si le commissariat de lexposition a été proposé à un artiste. On peut considéré le parcours dans son ensemble comme un dispositif, c’est-à-dire comme une œuvre qui vaut pour elle-même. L’état d’esprit que suscitent les correspondances réelles ou rêvées, les surprises, les embarras, les découvertes, l’excitation intellectuelle, le plaisir ludique et esthétique, voilà qui fait passer le visiteur de lart de la contemplation à une véritable expérience de lart. Et si l’œuvre dart est un monde, alors le dispositif de lexposition nous permet vraiment d’être dans le monde des Retrouvailles.

 

Jusqu’au 26 novembre, au musée des Beaux-Arts de Brest, 24, rue Traverse. Plus d’informations ici

About the Author

Enseignant de philosophie, Patrice Poingt organise depuis 6 ans les Rencontres Philosophiques de Brest. Partant du principe que tout peut être objet de dérives philosophiques, il imagine, en optimiste impénitent, que tout le monde est intéressé par les spéculations des héritiers de Socrate.