Hans Hartung appartient à ce courant de peintres abstraits que l’on qualifie de lyriques depuis que le critique d’art Jean José Marchand et le peintre Georges Mathieu ont ainsi baptisé cette pratique picturale. Il s’agissait surtout de s’opposer aux froides compositions de l’abstraction géométrique, d’en finir avec un constructivisme impersonnel, et de privilégier l’expression la plus directe de l’émotion individuelle.
Mais le terme de lyrisme, hors de son champ littéraire d’origine, n’est peut-être pas si clair. Et ce n’est pas le moindre des mérites de l’exposition « Hans Hartung et les peintres lyriques » du Fonds Leclerc que d’en éclaircir d’emblée le sens. Il faut distinguer, précise Xavier Douroux, le commissaire de l’exposition, entre lyrisme d’intention qui vise « une forme d’expression lyrique » et lyrisme d’exécution où l’artiste est lui-même « lyrique dans les procédés d’exécution ». Dans le premier cas, c’est l’œuvre réalisée que l’on qualifiera de lyrique alors que, dans le deuxième, c’est la performance qui méritera cette appellation. Cette distinction est capitale et légitime les nombreuses explications consacrées aux différents processus de production utilisés par le peintre : pulvérisation, grattage, balais de branchage, rouleaux à lithographie.
D’une abstraction l’autre
Cependant, avant d’aller plus loin, je me dois de préciser le peu de goût que j’ai pour ce genre pictural. Un intérêt intellectuel pour la démarche, certes, mais guère d’émotions partagées. C’est une tout autre forme d’abstraction qui me touche, visant à traduire une dimension intérieure, une spiritualité peut-être, un fonds intime commun. Rothko en est l’exemple le plus accompli.
Curieusement d’ailleurs – et ces cas seraient à étudier de façon approfondie – il est des peintres qui sont passés d’un genre à l’autre. Le Nicolas de Staël des années 1940 n’est pas si éloigné de Hartung, mais une « involution » (André Chastel) le conduira vers ces grands paysages d’une émotion tout intériorisée. De même, Pierre Soulages commence par côtoyer les peintres de l’abstraction lyrique avant d’être absorbé par l’Outrenoir. Ces cheminements personnels qui commencent par un art tout en extériorisation virtuose pour s’achever en une forme de quête intérieure ne laissent pas d’interroger. N’y aurait-il pas comme une inversion de la finalité même de l’art ?
Hartung, lui, est resté fidèle jusqu’à la fin de sa vie à cette peinture qui privilégie le geste, la spontanéité du mouvement, l’acte même de création.
Apollinien et dionysiaque
Nietzsche opposait deux principes à l’origine de l’art : l’apollinien et le dionysiaque. Le principe apollinien privilégie la contemplation et donc la distance permettant le jugement de goût. Il valorise l’ordre, la mesure, la belle apparence. Il fonde le principe d’individuation en permettant de délimiter les choses et les êtres, en leur donnant une stabilité et un contour clair. La sculpture et la peinture sont des arts apolliniens. A l’inverse, le principe dionysiaque abolit toute distance, privilégie la démesure et la fusion de l’individu dans le tout, célèbre l’ivresse comme transe esthétique. La danse et la musique sont les arts du dieu Dionysos. Mais il s’agit alors de la danse et de la musique en tant que l’on est soi-même danseur et musicien, partie prenante de cette énergie vitale et créatrice qui nous traverse et nous permet de nous dépasser. L’apollinien nous met face à l’œuvre alors que le dionysiaque nous fait vivre le geste artistique.
« Lyrisme d’exécution »
Revenons à Hartung et à ce « lyrisme d’exécution ». L’exposition du Fonds Leclerc projette un film de Christian Ferlet (1971) qui nous montre l’artiste à l’œuvre. L’effet est saisissant. Nous assistons à la naissance du tableau, à la genèse d’un monde, à son surgissement sur la toile. Masque à gaz en protection, pistolet de carrossier à la main, le peintre pulvérise la peinture sur le tableau, puis s’interrompt, réfléchit, pose son pistolet pour s’emparer d’un autre et juxtaposer une autre couleur, puis une troisième. Le fond achevé, il s’empare d’une brosse très large de peintre en bâtiment qu’il trempe dans un pot de peinture et recouvre presque entièrement la toile. Pourquoi donc cette deuxième couche si c’est pour faire disparaître la première ? Un repentir ? Non. La troisième phase nous permet de comprendre. Un stylet à la main, d’un geste vif et précis, il zèbre la toile de bas en haut de traits réguliers. La pointe entame la deuxième couche et fait réapparaître le fond. Le geste s’accentue, puis s’arrête et le bras est comme suspendu, avant de reprendre le jeu rythmé des incisions. Une musique très emportée, très expressive accompagne le peintre et nous pensons qu’il s’agit d’une illustration sonore postsynchronisée, mais pas du tout : « je travaille toujours en musique » confie Hartung. De la peinture nous connaissions le repos des œuvres accrochées aux cimaises, mais c’est bien au bouillonnement créateur que nous assistons. La peinture se fait art dionysiaque.
Contradiction
Etrange contradiction inhérente à l’abstraction lyrique quand elle est lyrisme d’exécution. Car c’est bien l’exécution qui compte plus que l’œuvre achevée. D’où les efforts explicatifs nécessaires à l’exposition d’œuvres dont l’intérêt réside dans le processus de production. Le spectateur doit retrouver dans le résultat mort la vie jaillissante du processus créatif. On comprend pourquoi Georges Mathieu multipliait les performances publiques et pourquoi les batailles le fascinaient (création publique de la bataille de Hastings en 1956) : le processus créatif est un combat. Mais comment retrouver cette énergie créatrice fulgurante dans le repos de l’œuvre ? Comment éprouver l’ivresse dionysiaque dans le calme apollinien ?
Parcours
Je ne saurais trop conseiller de commencer la visite de l’exposition Hartung du Fonds Leclerc de Landerneau par le film de Christian Ferlet. On ne peut saisir la puissance du geste créateur dans l’œuvre qu’après avoir saisi la réalité du geste. Alors seulement les œuvres apparaîtront pour ce qu’elles sont : les témoins d’un génie artistique capable de faire surgir un monde à partir d’une toile vierge.
Et rien ne nous empêche – en dépit de l’extrême cohérence de Hans Hartung qui s’en est toujours tenu à son lyrisme d’exécution – de saisir telle ou telle œuvre pour ce qu’elle est devenue : un monde propre à la contemplation dans le calme repos de ce qui se tient en soi.