Si vous ne savez pas à quoi vous attendre en allant voir Le Temps Onkalo, vous pouvez prendre très au sérieux le titre de la pièce, et plus particulièrement un mot que tout le monde croit comprendre, celui de « temps ». À l’exception près que, quand il s’agit de déchets nucléaires, les échelles de temps que vous maîtrisez, ou que vous croyez maîtriser, n’existent pour ainsi dire plus. Vous planifiez vos jours et vos heures, vos prochaines vacances, et dans une folle illusion, votre vie. Votre tragédie est que le monde contemporain exige de vous que vous réagissiez à la seconde et en temps réel. Mais avec Le Temps Onkalo, on vous demande de raisonner en centaines de milliers d’années, de percevoir ce que sont des milliers de générations, de palper des temporalités inconcevables pour l’esprit humain, celui de la perte progressive de nocivité du déchet nucléaire.
Dans un travail alliant les sons et les images, le spectacle Le Temps Onkalo tient un discours sensible et engagé sur notre monde et notre socle environnemental, sur ce lieu en Finlande, où les hommes ont la folle espérance d’enfermer des déchets radioactifs dans une boîte souterraine.
Entretien avec Jean-Luc Aimé
Pourquoi avoir choisi de faire parler, en ouverture et en clôture de votre spectacle, l’énergie nucléaire ?
Jessica Roumeur, autrice du texte, a créé la Déesse radio-activité, et lui a magnifiquement donné la parole. Nous l’entendons parler, mais pas au début : il y a d’abord un important prologue musical, construit comme une Ouverture, qui nous montre la Déesse radio-activité au milieu d’un champ de vêtements.
J’ai construit la dramaturgie du Temps Onkalo, autour de deux faits réels qui se bousculent.
Le premier de ces faits réels est qu’à Onkalo, en Finlande, des chercheurs mènent ce questionnement sociologique, philosophique, anthropologique sur la manière de communiquer aux quatre mille sept cent générations à venir qu’un immense dépôt chargé d’isotopes qui resteront mortels pendant cent mille ans, se trouve sous leurs pieds et qu’il ne faut pas chercher à y aller.
Le second fait réel, c’est que l’Univers est gouverné par quatre forces fondamentales : la force nucléaire forte, la force nucléaire faible, la force électromagnétique et la force gravitationnelle, ce que les scientifiques appellent le modèle standard.
Ces deux faits nous placent dans une situation dramatique au sens théâtral et au sens écologique du terme.
Dans le second cas, celui de la situation dramatique écologique, la parole prédominante est confisquée par l’industrie et par l’idéologie du nucléaire, elle-même issue de l’arme atomique, du culte du silence et du secret qui anime les États possesseurs de cette technologie. Cette parole mène les citoyens à la croyance en… la sécurité, la propreté, l’indépendance énergétique, l’économie, etc. Elle crée la confusion entre la force nucléaire, naturelle, quasi divine, et l’utilisation hasardeuse de cette force par l’homme et l’industrie du nucléaire.
Mais dans le premier cas, celui de la situation dramatique au sens théâtral, j’avais les moyens de bousculer cette parole idéologique et d’interroger ce fonctionnement en donnant corps et parole divine à la radio-activité. Celle-ci et son statut divin me permettent d’exprimer un autre point de vue : la déesse ne connaît ni le beau, ni le bien ni l’inespéré qui ne sont qu’appréciations humaines, elle s’élève haut au-dessus de la communication de masse, et affirme sans âme à la fois sa dangerosité mortelle et son amour divin.
Qui est votre personnage ? Certaines scènes évoquent l’univers de Beckett.
Le personnage sans nom que je joue est le contrepoint de chacun des personnages joués par Jessica. Il permet plus de liberté. Par exemple, dans la scène de la gardienne, le personnage sans nom joue ce petit instrument fragile, la mandoline, au fur et à mesure de l’emportement de la gardienne, mon personnage s’étale au sol comme du sable, pendant que celui de la gardienne se gonfle en une masse granitique ; il n’a plus de doigts, elle est aveugle ; elle enrage, il se fait calme.
Sa filiation à Adamov ou à Beckett, au théâtre de l’absurde de la première guerre atomique comme dit Vian est volontaire et archétypale : ce personnage sans nom exprime l’absurdité de s’interroger sérieusement sur un potentiel langage crée aujourd’hui pour être entendable cent mille ans plus tard. Son propre silence réduit toute cohérence à cette tentative. Ce personnage sans nom est intemporel, joue de la musique dans un passé qui est notre futur, comme un artefact construit en 23 584 découvert en 38 723 par un anthropologue du futur… Son rôle s’élargit alors dans cette autre dimension elle aussi questionnée, celle de la temporalité humaine face à la temporalité du socle environnemental. Son existence dénuée de signification temporelle met en scène la déraison du monde dans laquelle l’humanité se perd, mais dans laquelle la Déesse radio-activité règne éternellement.
Comment avez-vous travaillé l’écriture du spectacle ?
Le Temps Onkalo est une forme un peu particulière en ce sens qu’à chaque itération, Laurence Kœnig et moi-même changeons d’équipe artistique et de co-production. Le Temps Onkalo La nuit va être longue prend sa place dans ce processus. Avec Jessica, nous avons déjà fait une résidence- création à Douarnenez, et joué à Montreuil, chez Armand Gatty. Pour cette création de la Maison du Théâtre de Brest, dans le cadre du festival Obliques, j’ai constitué une équipe artistique plus large, composée de personnes qui ne se connaissaient pas, et se sont rencontrées sur place.
Un tronc commun, un méta-projet, habite l’ensemble des itérations et permet de constituer un fil de re-créations qui fait l’objet actuellement d’une réflexion sur la forme à venir.
L’écriture du tronc commun des différentes itérations de ce spectacle a été consécutive à une série d’entretiens que j’ai documentés en 2014 et 2015 auprès de différents spécialistes du nucléaire, de chercheurs, de sociologues, et s’est poursuivie par la composition de la plupart des éléments musicaux, au cours d’une résidence longue au sein de la compagnie Dérézo à Brest.
Mon axe de travail est toujours le même : une réponse artistique au questionnement du langage du futur et à l’absurdité révélée par ce questionnement. Nous avons pris contact Jessica et moi en 2015 pour l’écriture du texte, dans le cadre de l’Appel à insurrection artistique, scientifique et populaire contre les dangers de l’utilisation du nucléaire, lancé par la compagnie Brut de Béton, auquel nous souhaitions répondre tous les deux.
Comment a travaillé cette équipe que vous avez réunie ?
Après Jessica, j’ai pris contact avec Aurélie Dupuy, qui travaille l’image vidéo, et Rémi Boinot pour la scénographie et les costumes, avec qui j’ai déjà travaillé à plusieurs reprises. J’ai avancé avec chacun d’eux en amont de la résidence de création, en procédant par petites touches, parfois longuement comme avec Aurélie, sur le choix des images, lui en confiant la réalisation, les aspects techniques, par exemple pour générer l’effet de profondeur dans les images de la caverne. Nous avons éprouvé les espaces à distance avec Rémi, après avoir pris des temps d’échanges à Blois sur la création et la suite à donner lors de la prochaine itération. Échanges aussi avec l’équipe de la Maison du Théâtre, y compris pour la constitution de notre espace de diffusion en L, et la création de la lumière. Nous avions déjà travaillé sur le texte avec Jessica, et pris la décision de ne pas y toucher pour cette itération, laissant la place à deux nouvelles scène sans texte, l’une dansée, l’autre musicale. La fusion des différents éléments s’est faite avec beaucoup d’énergie lors de notre résidence, où tout le monde s’est rencontré pour la première fois.
La variété des registres sur lesquels vous jouez, notamment Jessica Roumeur, est remarquable : s’agit-il d’aborder le problème par de multiples biais ?
C’est là particulièrement le reflet de la dramaturgie du Temps Onkalo, c’est-à-dire des situations qui se succèdent et constituent le moteur qui façonne l’intemporalité et l’absurdité de chaque situation. Avec Rémi Boinot, nous avons souhaité que les personnages joués par Jessica soient très marqués chacun dans son registre, par exemple la savante communicante ou la gardienne devenue aveugle et sans visage ; la façon de les habiller ou de les déshabiller dépasse le costume. Son expérience de scénographe pour l’opéra, de Philippe Hersant jusqu’aux Arts Florissants de William Christie a été essentielle. Au-delà du texte, pour le prologue dansé de la déesse en sous-vêtements, et pour la scène finale, j’ai invité la danseuse Catherine Pouzet, formée au butō par Min Tanaka au Japon, à venir en travailler les codes avec Jessica. Nous poursuivrons d’ailleurs ce travail pour les prochaines itérations. Jessica a su s’éloigner de son statut d’autrice et dépasser ses habitudes de jeu, elle a fait un travail incroyable en quelques jours et a réussi à accéder de l’intérieur à la chair des personnages.
Que représentent ces tas de vêtements qui jonchent le plateau ?
Effectivement, ce sont des tas de vêtements. Ce choix scénographique allégorique, même s’il pose question, fait résonner dans notre mémoire collective des images d’holocaustes, des drames et des crimes de l’humanité, symbolisés par les tas, les montagnes de vêtements. En 2010 au Grand Palais, j’ai vu une installation sonore et visuelle de Christian Boltanski, Personnes, entièrement composée de tonnes de vêtements, qu’il associait à la Shoah. Même si aucun corps n’était visible, ces vêtements montraient à la fois le monde, l’humanité, l’individu et soi-même. Je me suis emparé de ce formidable outil scénographique, fort et touchant avec la volonté de créer un lien entre les holocaustes des bombes et accidents nucléaires, Nagasaki, Hiroshima, Tchernobyl, Fukushima, celui de la Shoah, et ce que j’appelle cyniquement l’holocauste raisonné des migrants actuels. Dans chaque cas, on trouve le béton des murs qui enferment, et des piles considérables de vêtements qui s’entassent.
Dans le prologue, la Déesse radio-activité traverse les corps et les âmes des victimes du nucléaire. Elle s’empare d’eux au travers des vêtements, s’identifie aux mortels avant de les détruire et rejeter leurs dépouilles. Son action n’est ni bonne ni mauvaise, elle est naturelle. Encore une fois, c’est l’homme et l’usage qu’il fait du nucléaire que je questionne, non le nucléaire.
Presque toutes les scènes, sinon toutes, mettent en évidence la temporalité dans laquelle on se place dès lors qu’on manipule l’énergie atomique. Que peuvent signifier cent mille années à l’échelle de l’homme ? Comment peut-il se projeter dans un temps aussi long, lui qui peine parfois à protéger et à se projeter dans la génération suivante, celle de ses propres enfants ?
Il s’agit là de l’absurdité du questionnement, en effet, avec derrière nous les quelques deux mille ans de Jésus Christ, les cinq ou six mille ans des pyramides et de leurs mystères, les sept ou huit mille ans du néolithique et des alignements de Carnac, comment imaginer de quoi seront faits les quatre vingt dix mille ans à suivre… C’est à travers l’absurdité et la vanité de ce questionnement qu’apparaît l’absurdité de l’utilisation du nucléaire par l’homme.
J’ai en tête une série de portraits photographiques, exposés à la Biennale de Venise, dans les années 2000, photos sur lesquelles le sujet frontal, le portrait, est flou, mais le fond, le décor, est net. Ces photos sont pour moi les prémisses artistiques d’une inversion de mouvement temporel ; Tous ces questionnements sur la temporalité de l’énergie atomique, sur ces cent mille ou un million d’années, participent de cette inversion de mouvement temporel. Depuis quand nous posons-nous la question de la persistance de notre socle environnemental ? C’est une question actuelle. Toute l’activité du sujet humain, qui a grouillé sur la planète depuis son apparition il y a disons deux millions d’années, n’a cessé de grandir, de s’organiser de conquérir, de remplir, d’accélérer, de produire, de se reproduire… Le politique et l’organisation sociale ont évolué en parallèle de l’économie, de la conquête de notre monde et de la vision cosmogonique de notre univers. Le tout sur le socle, dans le décor stable et rassurant de notre environnement géologique, saison après saison, année après année, période glaciaire après période glaciaire.
Cela dépasse la question de l’énergie nucléaire.
La question concerne l’ensemble des facteurs liés à l’activité irrespectueuse de l’homme sur sa propre planète. Aujourd’hui, cette activité humaine mondialisée, cherche un dernier souffle, le politique s’essouffle et ralentit jusqu’à l’arrêt. Pendant ce temps-là, le socle environnemental, autrefois stable et éternel, se met en mouvement, sous la poussée de cette activité humaine, dérèglement climatique oblige, déchets nucléaires, gaz de schiste, minerais, et se met à accélérer sa mutation. Le sujet n’est plus l’homme, le portrait, mais son environnement, le décor. Cette inversion de mouvement me pose plutôt la question de ce que peuvent signifier cent mille ans à l’échelle de la planète. Je pense que c’est sur elle aujourd’hui que doivent porter nos attentions, et non sur l’homme. Nous devons rapidement saisir qu’en portant un regard holistique sur la planète, en y étant attentif, nous sommes attentifs à l’homme, alors que l’inverse s’est révélé faux.
Comment le projet du Temps Onkalo va-t-il se développer ?
Le travail de recherche pour les itérations suivantes porte sur l’analogie entre le Commandeur, ou plutôt la statue du Commandeur, et la Déesse radio-activité, tous deux enfermés dans le granit. Si dans les Dom Juan de Molière ou même de Mozart le Commandeur n’apparaît pas vivant mais sous l’apparence d’une statue, dans toutes les versions antérieures, le Commandeur est là, et se fait tuer en duel par Don Juan en tentant de sauver l’honneur de sa fille qui vient d’être abusée. Après sa mort, le roi fait construire un tombeau et une statue de granit pour le Commandeur, honneur de la nation. Dans la version El Burlador de Sevilla de Tirso de Molina, le Commandeur incarne réellement la puissance divine, qui se vengera de Don Juan. L’industrie du nucléaire, après avoir violenté la force atomique pour l’asservir à la production de plutonium puis d’électricité, gagne son duel contre la radio-activité, qui cherche à sauver l’honneur de la force atomique abusée. La radio-activité sera réduite au silence et enfermée dans un tombeau de granit, d’où elle réapparaîtra sous la forme d’une déesse à la puissance divine…
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Crédits photo: RB