Vous avez dressé votre liste de personnes à qui offrir des cadeaux pour Noël. C’est bien, c’est sérieux, et vous en éprouvez d’ailleurs une certaine fierté. La liste est suffisamment longue pour que chaque personne n’ait droit qu’à un petit cadeau symbolique. C’est ainsi, mais chacun sait que c’est le geste qui compte. Encore faut-il que le geste ne paraisse pas factice. Il s’agit donc que le petit cadeau soit pensé, que celui ou celle qui le reçoive se persuade que vous avez mûrement réfléchi avant de vous décider. Vous avez opté pour un livre parce que cet(te) ami(e) lit beaucoup. Mais c’est risqué. Il ou elle l’aura peut-être déjà lu – ce qui n’est malheureusement peut-être pas votre cas. Voilà une situation embarrassante où vous risquez d’être rapidement démasqué(e). Je vous propose donc d’offrir un livre bon marché (6,10 €) qui vaudra par le petit discours qui l’accompagnera et que vous doublerez de ce clin d’œil de connivence dont vous êtes prodigue.
Ami(e) visé(e) : intello plus ou moins avoué(e) qui lit surtout des romans mais ne détesterait pas un essai s’il est lisible. Vous pensez savoir qu’il ou elle traverse d’ailleurs en ce moment une petite crise existentielle.
Livre idéal : Pierre Hadot, La Philosophie comme manière de vivre (Le Livre de Poche).
Vous : Je voulais te faire découvrir ce petit ouvrage qui, pour moi, a été une véritable révélation.
Lui/elle (retenant difficilement une moue désapprobatrice) : De la philosophie ? Pierre Hadot… C’est connu ?
Vous (d’un air entendu) : De plus en plus. Et pas uniquement des spécialistes. D’ailleurs, comme tu vois, il est maintenant édité en poche. J’aurais voulu t’offrir la belle édition brochée mais elle est épuisée.
Lui/ Elle : C’est pas trop difficile à lire ?
Vous (rassurant) : Pas du tout ! C’est un livre d’entretiens. Ce sont des conversations enregistrées. Ça se lit dans le train…
Lui/Elle : Et ça parle de quoi ?
C’est le moment où vous devez prouver que votre choix était judicieux. N’oubliez pas que ce n’est pas un livre que vous offrez, mais une expérience personnelle.
Vous : La plupart des livres de philosophie se lisent indépendamment de la vie de l’auteur. Et c’est quelquefois mieux ainsi. On prétend souvent que ce qui importe, ce sont leurs idées et pas leur vie qui serait sans intérêt.
Lui/Elle : C’est curieux, ce que tu me dis là. J’aurais cru, au contraire, que la philosophie devait servir à vivre autrement. C’était pas ça un Sage, dans l’Antiquité ? Quelqu’un qui vit sa philosophie ? Connaître la vie de l’auteur permettrait de mieux saisir le sens de l’œuvre.
Vous (à la fois triomphant et modeste) : Exactement ! Et c’est exactement l’objet du travail de Pierre Hadot : montrer comment, dans l’Antiquité, la philosophie n’était pas tant un système conceptuel mais un engagement personnel, une manière de vivre.
Lui/Elle : Il parle de l’Antiquité, c’est sûrement bien, mais lui, dans sa vie personnelle, il est « philosophe » ?
Vous : C’est l’enjeu de ces entretiens. D’où lui est venu ce désir de philosopher. Il raconte cet épisode où, adolescent, il rentrait chez lui la nuit. Les étoiles brillaient dans le ciel immense, et c’est alors qu’il a éprouvé la présence du monde, et sa présence à lui dans cette immensité. Curieux sentiment à la fois d’étrangeté et d’étonnement. Le temps était comme suspendu dans un instant d’éternité. Il faisait l’expérience du monde et de lui-même comme jamais auparavant.
Lui/Elle : Il était croyant ?
Vous : Justement oui, mais il remarque que ça n’avait aucun rapport. C’était même étonnant : comment la religion pouvait-elle avoir raté ce genre d’expérience ?
Lui/Elle : Alors ?
Vous : Alors ça a décidé de ses recherches en philosophie. Il s’agissait de repérer si des philosophes avaient décrit ce qu’il éprouvait comme son moi authentique. Il s’est d’abord intéressé à ceux qui auraient pu philosopher à partir d’expériences similaires. D’abord Bergson, les existentialistes, Heidegger, puis les philosophes de l’Antiquité.
Lui/Elle : Et il parle de ses livres ?
Vous : Tout à fait. Des siens et des leurs. Tu verras, c’est une excellente introduction à son œuvre. A la philosophie aussi, d’ailleurs. Pas à cette philosophie technique qui suppose de longues études d’initiation mais à cette philosophie vivante qui peut toucher tout le monde parce qu’elle renvoie à des expériences authentiques.
Lui/Elle : Et bien, écoute, je te remercie. Je te dirai ce que j’en pense.
Vous savez qu’il n’en sera rien et que vous ne saurez jamais ce qu’il ou elle en pense. Mais ce n’est pas grave. C’est le geste qui compte. Il ne vous reste plus qu’à trouver le cadeau judicieux pour chacune des autres personnes de votre liste.