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La Carène fête ses dix ans! Ce vaisseau musical amarré au pied des remparts au Port de Co, à Brest, s’est forgé une âme saison après saison en résonnant de sons multiples. Rencontre avec son programmateur, Yannick Martin, entre un oeil dans le rétroviseur et un coup de projecteur sur le fonctionnement de ce temple.

Qu’est-ce qui distingue la Carène des autres lieux de concerts dans la région?

C’est une SMAC (scène des musiques actuelles), c’est-à-dire un équipement culturel public dont les missions dépassent la seule diffusion des musiques et comprennent une importante action culturelle à la conquête des publics.

Notre programmation doit être pluridisciplinaire, au sens où elle ne se limite pas à la forme traditionnelle du concert. Elle doit par exemple associer d’autres expressions à la musique, comme la vidéo ou le cinéma (ciné-concerts).

La Carène est un lieu de création, équipé pour accueillir des résidences d’artistes lorsqu’ils montent leur spectacle: cela a été le cas avec Les Têtes Raides, Dominique A, Florent Marchet.

Ce sont aussi des studios pour accueillir les artistes amateurs en répétition, les Caréneurs. Ils bénéficient ici d’un cadre et d’un équipement adapté pour se professionnaliser. C’est encore un important centre de ressources: les musiciens y trouvent les infos sur la législation, l’intermittence, les formations. C’est tout un dispositif au service des musiques.

Depuis quand êtes-vous le responsable de la programmation, et quel est votre parcours?

Je suis là depuis la création de La Carène, il y a plus de dix ans. J’ai toujours voulu travailler dans le spectacle vivant. Durant mes études d’anglais (littérature et civilisation britanniques), je me suis beaucoup investi dans le milieu associatif, j’étais animateur à Radio Mutine, j’organisais des concerts chez des gens… Avec Christophe Mével (disquaire de Bad Seeds Records) – avec qui je fais aussi de la musique – on avait créé un label indépendant, Diesel Combustible (1998 à 2006). En parallèle, j’ai bossé sur la création d’une salle de concert au CLOUS et au lancement de Radio U.

Lorsque l’université a créé le master management du spectacle vivant, j’ai naturellement opté pour ce cursus, en formation continue. La suite, c’est la rencontre de Philippe Bacchetta qui était alors missionné sur le projet de la Carène. Il a constitué une équipe et m’a sollicité pour assurer la programmation. Il m’a fait confiance.

Yannick Martin, programmateur à La Carène depuis sa création. Photo @RayFlex

Comment bâtit-on une saison à la Carène?

On travaille sur le trimestre, c’est le tempo actuel du milieu en France. Sauf pour les têtes d’affiche qu’on cale huit mois avant. Les groupes étrangers montent leur tournée en France avec quatre à six mois d’anticipation. Je suis également très en veille sur les découvertes, les artistes qui feront les premières parties. Il faut repérer quand ils sont prêts à faire de la scène.

Sur l’ensemble, je fais aussi attention à ce que des concerts de même style soient espacés pour que le public ne soit pas contraint de choisir entre tel ou tel artiste.

En dix ans, la Carène a-t-elle relevé son défi, selon vous?

Les débuts n’ont pas été simples, je pense qu’on a trouvé notre équilibre à présent. On souhaitait une esthétique pointue puis on a ouvert la programmation pour capter un public plus large. On doit être en mesure de proposer des musiques que les gens connaissent et de les emmener vers des découvertes. On doit alterner entre les événements et les concerts plus confidentiels, l’un permet l’autre. Nos propositions sont larges, elles vont de Stromae à Frustration. Ce n’est facile pour une salle de trouver son identité dans le contexte actuel.

Quel est le public de la Carène aujourd’hui?

Il n’ y a pas un public type. Sur une même semaine en trois concerts différents on accueille des gens très différents. Les soirées électro et dub touchent davantage les jeunes. Des chanteurs comme Jean-Louis Aubert, Zazie ou Stromae attirent des familles. On a accueilli Christophe récemment, le public allait de 30 à 70 ans. Les artistes pointus ont un public de connaisseurs. On s’adresse à tous, on porte aussi une attention particulière au jeune public. Cela se traduit dans notre action culturelle avec par exemple une conférence animée de quarante minutes sur l’histoire des musiques actuelles. Je leur explique que la musique est un mélange que cela n’est jamais figé, qu’elle évolue avec la technologie mais aussi avec la société.

Quel est votre endroit préféré dans ce vaisseau?

Le Club, c’est-à-dire la petite salle. Elle peut accueillir trois cents personnes, c’est une jauge que j’aime bien. C’est là qu’on retrouve les propositions artistiques les plus exigeantes, les plus originales. C’est là qu’on a le plus de surprises. Elle est aussi conçue pour accueillir les groupes amateurs et pros en répétition, en création. Il se passe donc des choses. La grande salle est faite pour accueillir des concerts plus showbizz, avec moins d’aspérité.

C’est aussi au club que l’on accueille le festival Invisible, des complices de toujours. Nous avons la même vision du spectacle, nous défendons une manière de faire de la musique et esthétiquement nous sommes proches. On aime ceux qui font la petite histoire des musiques actuelles, comme Calvin Johnson qui est passé cet hiver. J’aime beaucoup cet artiste, il est talentueux, militant, détaché des conventions, il a son propre langage. Il concentre tout ce que j’aime, avec cet esprit indépendant, son cap. Il est aussi très attachant, il a un humour particulier. Il fait partie de mon panthéon.

Warren Ellis, le violoniste fou de DirtyThree et de Nick Cave. Photo @Nicolas Ollier

Quel a été votre meilleur moment d’un point de vue artistique?

Le concert de Dirty Three en 2008, dans la petite salle avec deux cents personnes. C’est une formation très originale avec basse, batterie et violon qui n’est venue qu’une seule fois à Brest. Le violoniste est Warren Ellis, il joue avec Nick Cave and The Bad seeds. Un musicien très charismatique, il a près de soixante ans, on dirait une vieille chouette hirsute! Il joue du violon comme un guitar heroe, il fait corps avec son instrument, c’est une manière très rock de jouer. Il a un son fantastique!

Quel a été votre meilleur moment d’un point de vue humain?

Je pense que c’est avec les Têtes Raides. Ils sont venus trois fois en concert en dix ans et surtout ils ont travaillé une semaine ici. Je n’étais pas fan, car je ne suis pas très adepte de chanson à texte. Cela a été une vraie rencontre, ce sont des musiciens sincères et militants. Grégoire et Christian sont des types super. Ils ont une vraie signature esthétique, un univers singulier, des lumières sobres. Ils apportent une dimension supplémentaire sur scène. J’ai bien aimé aussi leur démarche envers le jeune public, ils ont conçu un concert avec des grosses têtes, La Côterie. Très chouette.

Le chanteur engagé des Têtes Raides, Christian Olivier. [email protected] Tanguy

Quelle a été votre plus belle surprise artistique?

Ken Stringfellow

Un concert monté avec Gomina d’Organic Production en 2011, The Disciplines. C’est un groupe de rock américain dont le leader Ken Stringfellow a été guitariste de REM. Ce n’est pas mon style favori. Le concert avait lieu un lundi soir, il faisait un temps pourri. Il y avait quarante personnes dans la salle…. Et ça a été un concert de folie. Ken Stringfellow a joué comme un grand pro, il a donné comme s’il était dans un grand stade devant des milliers de personnes. Cela a été un moment de partage énorme. On n’en revenait pas!

C’est ça la magie de la scène, lorsque les artistes sont très bons et tout terrain, ils parviennent à envoyer une énergie formidable.

Quelle a été la meilleure surprise humaine?

John Cale, ex Velvet Underground, une rencontre mythique.

John Cale!… En fait, c’est surtout parce je redoutais un peu de rencontrer le mythe. J’ai toujours été fan du Velvet Underground et c’est lui que je préférais dans le groupe, il m’a semblé plus important que Lou Reed. J’étais impressionné de le voir. Il se trouve qu’il est arrivé à Brest un jour en avance sur son concert, en 2011. Son tour bus était stationné devant la Carène. Du coup, on lui a ouvert les portes pour qu’il puisse prendre une douche, se restaurer, se reposer sur les deux jours…. C’était anachronique de le croiser dans les couloirs pendant ma journée de boulot. Il était très sympa. En repartant il m’a fait un grand hug!

Quel est l’artiste que vous rêveriez de programmer?

Johnny Marr! C’est le guitariste de pop anglaise, il a un jeu très précis et parmi les plus créatifs. Je l’adore, c’est aussi un vrai militant. Avec Morrissey, il a fondé The Smiths, groupe mythique des années 80, puis il a rejoint The The, un autre groupe important pour moi. Il a aussi travaillé avec les Talkings Heads, Bryan Ferry, Beck. Il a un son très clair, avec peu de distorsion. Il est lumineux.

Je viens de terminer la lecture de sa biographie. À présent Johnny Marr joue en solo, il fait des musiques de films. Il tourne beaucoup en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, il passe peu en France et lorsqu’il fait une date, c’est à Paris!

Propos recueillis par Marguerite Castel

Yannick Martin est si passionné de musiques qu’il imagine et rédige des chroniques de pochettes de disques vinyles, dont nous vous proposons une lecture. Ci-contre Black Candy de Beat happening (Calvin Johnson). A lire aussi sur son blog  https://30trente.wordpress.com

 

 

About the Author

Journaliste freelance, Marguerite écrit dans le Poulailler par envie de prolonger les émotions d’un spectacle, d’un concert, d’une expo ou de ses rencontres avec les artistes. Elle aime observer les aventures de la création et recueillir les confidences de ceux qui les portent avec engagement. Le spectacle vivant est un des derniers endroits où l’on partage une expérience collective.

 

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