Il est un peu plus de 9h00 en ce mercredi quand je reçois un message de Gwenaëlle Magadur pour m’avertir qu’elle aurait un « petit quart d’heure de retard ». Le temps pour moi de voir les Halles Saint Martin s’éveiller doucement dans le froid qui s’est subitement abattu sur la ville. Les marchands de vêtements ambulants s’apprêtent à passer une matinée placée sous le signe des premières givres.
« On vous laisse seule, me crie l’un d’eux, venez avec nous si personne n’est venu vous chercher d’ici un quart d’heure !
– Ah non, désolée, mais dans un quart d’heure, je ne serai plus là. J’ai rendez-vous avec une artiste-peintre. Elle expose pas très loin d’ici, rue Navarin, à l’Atelier.
– Connais pas, mais merci, j’irai jeter un coup d’œil ! ».
Quelques minutes plus tard arrive Gwenaëlle Magadur au volant de sa voiture, chapka sur la tête et le regard pétillant.
On se précipite dans le premier café de la place Saint Martin que l’on aperçoit pour se mettre au chaud. Décor rétro. On a l’impression de remonter cinquante ans en arrière. Remonter le temps, il en sera question tout au long de notre entretien. Le lieu semble des plus propices. On s’installe dans une sorte d’antichambre : vieux sofa en cuir matelassé, transistors accrochés au mur, miroir moucheté par les années, témoin d’innombrables conversations. On se retourne. Sur un poster encadré et posé à terre, on voit Brassens, Brel et Ferré discuter. Gwenaëlle Magadur est en pleine effervescence. Son exposition a commencé il y a quelques jours et il y a encore tant à faire !
Expérimenter la ville
Très vite, le fil conducteur de notre entretien apparaît. La Ligne Bleue a été pour Gwenaëlle Magadur un choc, une révélation et même le révélateur de sa vocation artistique. Elle ne peut s’en défaire à tel point que son poignet gauche est orné d’un cercle en argent qu’un ruban bleu enlace délicatement. Elle l’a créé avec l’aide d’un joaillier spécialement pour l’exposition où quelques exemplaires sont disponibles. Sur l’avers de ce cercle est gravé « Blue Line Brest ». De toute évidence, Gwenaëlle Magadur a plaisir à se rappeler ces années. Quand elle revient à Brest au milieu des années 1990, elle a l’impression de ne pas comprendre sa ville. Un sentiment qui l’avait déjà parcouru étant enfant. Son père lui avait alors répondu qu’il ne fallait pas chercher, qu’il ne restait rien… « En 1996-1997, j’ai commencé à dessiner la ville, j’ai utilisé une technique calligraphique, des dessins en noir et blanc. Tous les dessins auraient dû faire un ensemble cohérent, mais cela m’a donné une impression de fragmentation. Il me manquait un fil conducteur. En parallèle, je travaillais sur un prototype de site internet pour BMO qui devait concilier tous les éléments patrimoniaux de la ville de Brest. Un jour, en réunion, on projette une carte et dessous, j’aperçois un immense fantôme, une silhouette incroyable toute pointue qui n’avait rien à voir avec la ville d’aujourd’hui. Et c’est là qu’on me dit : « ce sont les remparts ! ». On ne m’en avait jamais parlé et personne n’en parlait à l’époque. » En 1998, Gwenaëlle Magadur propose à la ville de tracer ce chemin bleu. En 2000, elle obtient des subventions de la municipalité et fait tracer, par le service voirie, une longue Ligne Bleue de sept kilomètres pour matérialiser les remparts qui entouraient Brest au XVIIème siècle. Une pause. Un sourire. « J’ai alors découvert ce qu’est un espace que l’on traverse. Je dessinais des personnages plus ou moins abstraits et là j’ai basculé dans une installation où chacun devient un crayon, où le corps trace lui-même des chemins, des lignes… On bascule d’une échelle à une autre. En 2003, les remparts de Quéliverzan ont été restaurés. Mon projet a fait avancer les choses, a fait bouger les lignes. Cela a permis de situer Brest dans l’histoire et la géographie. »
Mais revenons plutôt à l’exposition. Aujourd’hui, Gwenaëlle Magadur s’est lancée un défi : reproduire sur des toiles les sept kilomètres de Ligne Bleue. Cela lui prendra du temps mais qu’importe, elle sait qu’elle y arrivera. Sur des toiles, rue Navarin, la Ligne apparaît à l’échelle 1. Pour donner à sa peinture l’aspect du bitume, elle broie elle-même ses couleurs selon des proportions qui lui sont propres car la peinture vendue dans le commerce lui semble trop lisse. Je l’imagine assez facilement dans son atelier en train de préparer ses pigments laissant sous ses ongles un léger dépôt.
Mais pourquoi tout ce bleu ? « J’ai choisi le bleu parce que… Dans les couleurs de signalétique urbaine, le blanc, le jaune, le vert sont déjà utilisés. J’ai préféré éviter le rouge. Le marron n’est pas très gai. Le noir, c’est pour effacer et comme je voulais faire émerger quelque chose, j’en suis venue à la couleur qui restait, le bleu, le bleu Zéphir. Le zéphyr est un vent doux et chaud. Je trouvais qu’apporter un peu de couleur, de gaieté et de jeu dans cette ville qui avait une histoire douloureuse, c’était insuffler quelque chose de chaleureux. »
Trouver son trait
Même si la Ligne Bleue reste un choc esthétique, Gwenaëlle Magadur a su trouver l’inspiration dans d’autres sujets. C’est le cas de ses Marcheurs tracés à l’encre de Chine. La ligne, toujours la ligne. Se remettre à l’ouvrage pour saisir le trait qui fonde son identité. C’est un travail acharné qui les a fait surgir dans leur mouvement le plus pur. « Je n’ai pas de mots mais j’écris en traçant des points, des lignes et je vois ce qui se passe. Et des personnages sont apparus. C’est un langage originel que j’essaie de retrouver. Cela remonte à l’enfance, à un événement qui m’a marquée, à un moment où je n’avais pas de mots, où je n’avais même pas conscience qu’il y avait des mots pour exprimer quelque chose. Le dessin me permet de m’exprimer. J’adore revenir à un fondement, comme pour la Ligne Bleue. » Mais l’artiste ne peut s’en tenir là et veut aller encore plus loin dans ses recherches. Reprenant le fil de ses pensées, « à force de les regarder, leur noir profond fait surgir un volume, un espace. Je ne les vois pas plats sur le papier. Je cherchais une matière qui réponde aussi bien que le trait. J’ai essayé plusieurs choses, des matière plus ou moins souples. « J’en suis arrivé au bois flotté ! ». Il a des formes assez étonnantes qui font apparaître également des personnages. On est dans la même exagération du trait et même encore plus. Et ça m’échappe complètement. J’aime bien cette idée d’être dépassée par la matière. C’est là où l’œuvre surgit. On se laisse emporter. »
Se laisser aller à la flânerie
Le travail de Gwenaëlle Magadur offre encore bien d’autres aspects. Si le travail par série en est une part importante, elle sait aussi se laisser aller à la flânerie. Dans ces moments-là, elle n’a plus de volonté et aucune idée préalable. La peinture semble se faire comme cela, dans le mouvement du lâcher-prise. Les feuilles qu’elle peint nous montrent la nature dans toute sa splendeur : quelque chose de la vie est là et rompt avec ses œuvres précédentes. Pourtant, la gamme chromatique n’a pas beaucoup changé. Il y a toujours du bleu, mais l’artiste y a introduit des nuances de vert. Dans un éclat de rire, elle poursuit : « En breton, le bleu et le vert se disent glaz. C’est le même mot ! En fait, j’ai changé sans changer. »
Faire vibrer la peinture
Gwenaëlle Magadur veut me remontrer ses œuvres. Départ pour l’Atelier. On passe devant un format rectangulaire aux couleurs lumineuses qui rappelle la toile choisie pour l’affiche de l’exposition. Un temps, on sent que l’artiste n’est pas toujours contente de ce qu’elle a fait : « celle-ci n’est pas complètement achevée. Pour moi, il manque encore quelque chose : un point ou une ligne… Mais je ne sais pas où. Cela va me prendre du temps pour trouver. » En effet, à bien la regarder, Gwenaëlle Magadur m’a convaincue qu’il manquait quelque chose. « Là, par contre, la toile vit ! ». En regardant de plus près la toile, on aperçoit que de la couleur a été projetée. J’évoque alors Jackson Pollock. Gwenaëlle Magadur m’avoue être fascinée par son geste. « J’aime beaucoup également Rothko et sa façon qu’il a de transcender sa rage, sa peine. A l’une de ses rétrospectives, j’ai eu la sensation d’entendre sa peinture vibrer… »
Gwenaëlle Magadur a su capter la force créatrice des maîtres contemporains et c’est à son tour qu’elle propose d’enseigner dans des lieux atypiques de la géographie brestoise (le Beaj Café, la Maison de l’Escalade, Kerlune ou le Vauban), vaste dessin dans lequel elle apprend à celles et ceux qui le souhaitent à chercher son trait, « chaque expression est unique, belle et sensible, j’aime la voir apparaître »…
Exposition à la galerie « l’Atelier », 15 rue Navarin, du 19 novembre au 23 décembre 2016.
Crédits photographiques : Gwenaëlle Magadur
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