Deux pièces pour danser l’adolescence, deux pièces pour dire le passage. Pour Ethan et Avec Anastasia, pièces chorégraphiées par Mickaël Phelippeau et présentées au Quartz dans le cadre du festival Obliques les 4 et 5 novembre 2016, racontent – ou plutôt montrent – le kaléidoscope de la vie de deux jeunes gens, quelques moments phares, moments structurants, moments déterminants, moments qui leur permettent peut-être de dire qui ils sont, si tant est que l’être soit le propos. Temps du passage et passage du temps – dans ces deux seul en scène éclatants de sobriété, le spectateur a le privilège de saisir deux vies en translation.
Entretien avec Mickaël Phelippeau.
Les pièces comportent des parties parlées : comment les artistes les ont-ils travaillées ?
Tout vient d’eux. Ces deux pièces ont été créées à des moments différents, avec des jeunes d’âge différent, avec un garçon et une fille, même si le but n’était pas de produire un discours genré, mais à l’image de leurs personnalités complexes. Mais pour les deux, j’ai engagé exactement le même type de processus : on se faisait travailler mutuellement, sur le même type de principe, autant dans le corps que dans la voix. On se lançait des injonctions pour la danse et certaines paroles sont nées de là. Petit à petit, nous avons affiné le texte, pour son rythme, mais sans transformer les paroles.
On entend une grande maturité dans leur texte, des pointes d’ironie.
Cette ironie vient pour une part de la phase d’affinage, mais le texte, c’est vraiment eux. J’étais très inquiet lors de la création, pour la mère d’Anastasia, je craignais qu’elle ne prenne mal la scène où Anastasia l’imite. On est parti de ce qu’Anastasia pensait, puis on a forcé le trait. Finalement, elle a dit s’être complètement retrouvée et s’être amusée.
Le point de départ de mon travail est la réalité, mais il est vrai qu’un portrait implique d’emblée et par définition un cadrage, une patte, un dialogue entre deux personnes. La part de subjectivité que les portraits que j’engage comportent n’est pas maîtrisée mais elle est prônée. Ils ne présentent aucune volonté d’objectivation d’Ethan ni d’Anastasia : les artistes maîtrisent ce qu’ils disent au plateau.
Après, chacun a eu sa méthode : Anastasia a eu besoin d’écrire son texte à la virgule près, pour mieux s’en détacher. Ethan, lui, a eu besoin de beaucoup de souplesse, et c’est encore le cas aujourd’hui, après plusieurs années et de nombreuses représentations. J’ai eu la volonté que le travail leur ressemble, et pour cela, j’ai souhaité qu’on entende une parole franche, naturelle.
Ces représentations sont parmi les dernières, pourquoi arrêter ?
Ainsi va la vie d’une pièce. Mais il ne s’agit que de Pour Ethan, Avec Anastasia a une belle vie devant elle. Nous sommes arrivés à la fin d’un cycle. Ce soir (samedi 5 novembre ndlr.), Pour Ethan sera filmé, en écho à la captation de la création, lorsque Ethan avait 14 ans. C’est la même équipe qui effectuera la captation. C’est intéressant de voir l’unicité du travail, au-delà des changements que le corps d’Ethan a vécus. Je ne suis pas père et ne le serai jamais, mais j’ai partagé et je partage avec lui ces moments de transformation qui ont influencé le changement de la pièce et qui renforcent d’autant plus ce qu’est le spectacle vivant.
Comment l’aviez-vous connu ?
Quand il avait 8 ans, au festival de danse de Guissény, que je dirige depuis. Ethan ne pratique pas la danse à l’année, il ne danse que l’été lors de ce fameux festival À Domicile. Il a sa manière de bouger, avec aisance, à des endroits différents en fonction des chorégraphes avec lesquels il a travaillé. Il fait preuve d’une grande finesse, il a quelque chose de perçant, une puissance, à un autre endroit que ce que l’on appelle habituellement « puissance » : il ne s’impose pas sur le plateau.
Quand je lui ai proposé cette création au Quartz, j’ai éprouvé une immense fierté de la confiance qu’il m’a accordée. C’est une pièce difficile, pleine de petites choses, au début, qui se déploient sur des temps étirés.
L’appréhension de l’espace est très différente dans les deux portraits : comment avez-vous travaillé cela ?
Dans tout début de pièce, j’aime que les performeurs s’approprient l’espace. Ethan trace le carré. Anastasia arrive de l’extérieur, elle pose ses affaires, enlève ses chaussures, branche son téléphone. Dans Chorus, les artistes balisent au scotch jaune ce qui va devenir leur espace, ce qui crée des fausses coulisses. Les corps sont toujours à vue, mais ils peuvent sortir d’une frontière.
Je n’impose aucune lecture de cette appropriation, car j’aime que les propositions soient assez ouvertes pour que les gens puissent y projeter ce qui leur appartient.
Pourquoi la nécessité de ce geste inaugural ?
Les artistes arrivent de l’extérieur, se préparent et commencent. Ils apportent quelque chose d’eux sur le plateau, ils s’approprient l’espace de théâtre avec leurs outils, leur univers, dans un espace toujours épuré.
La lumière est sobre, surtout dans Pour Ethan, avec un plein feu, puis un autre plein feu, à peine plus développée dans Avec Anastasia. L’espace est nu et la lumière est mise au service de cet espace nu, dans une esthétique pauvre qui me plaît car elle insiste sur la solitude des corps.
Les deux artistes arrivent donc tous deux de là où arrive le public et dans Pour Ethan, c’est pour renforcer l’idée qu’on est dans un théâtre mais qu’on le revisite. Les pièces oscillent sans cesse entre l’intime et l’espace commun.
Comment voyez-vous l’engagement physique d’un danseur ?
J’ai un immense intérêt pour les corps sur un plateau. Pas pour le corps d’un adolescent ou d’un chanteur, mais pour celui d’Anastasia, d’Ethan ou de Stéphane, Renaud, Amélina… chanteurs de Chorus. Dans les deux soli, la danse vient d’eux, comme la parole. On part de ce qu’ils aiment faire, du plaisir qu’ils prennent dans l’investissement du mouvement, de la maîtrise de ce qu’ils font, car la matière vient d’eux.
Dans les deux pièces toutefois, j’ai transmis une danse qui vient de mon parcours d’interprète mais aussi de ce que j’ai pu fantasmer, projeter, voir chez eux. Cela complexifie leur rapport au mouvement, mais ils l’ont ensuite transformée et se la sont appropriée.
Pour les danses qui viennent d’eux, comment avez-vous travaillé ?
Nous avons par exemple utilisé des photos d’Ethan et de sa petite sœur, Eve, à partir desquelles nous avons écrit un duo, en reprenant et en enchaînant les postures, comme si l’on faisait du morphing, comme si on les fluidifiait. Puis, Ethan a dansé ce duo en solo avec le corps absent de sa sœur, comme si on l’avait extrait. On parle toujours du « Duo avec Eve », même maintenant que le corps de la petite sœur est devenu une abstraction.
Le silence est d’ailleurs très présent.
Le rapport à la solitude me touche, et le silence renforce l’image du corps seul dans l’espace. Mais le silence n’est jamais total. Hier, j’ai vu Ethan écouter ses articulations. Le silence offre cette possibilité d’entendre ces petits bruits, et appelle également d’autant plus les moments de parole, la nécessité des musiques.
Avec Anastasia est beaucoup empli de son, mais on retrouve un temps, celui de la prière par exemple, renforcé par le silence. Pourquoi mettre de la musique quand elle n’est pas nécessaire ? Le silence a cette vertu qu’il exige une écoute.
Au moment où Ethan sort, même si le public se met souvent à chuchoter, on peut regarder l’espace sans le corps. Parfois, on a eu des moments sublimes d’écoute qui ont permis d’entendre sa voix qui s’éloigne jusqu’à l’imperceptible, puis, jusqu’à revenir plus puissante. L’absence d’Ethan sur le plateau permet de ressentir l’étirement du temps, que le silence peut renforcer.
Pourquoi avoir travaillé cet étirement temporel ?
Une scène comme celle où Ethan dribble par exemple n’aurait aucun intérêt s’il s’agissait juste de dribbler en rythme. Là, Ethan dribble pendant plusieurs minutes, et il devient le beat, la musicalité, le rythme, et son geste s’abstrait de l’illustration. Des scènes comme celle-ci permettent de dépasser une première lecture.
En quoi ce type de projet correspond-il à votre conception de la danse et de la chorégraphie ?
Dans l’écriture du mouvement, j’ai des outils, des manières de fonctionner, mais très vite, je réinterroge les modalités d’écriture en fonction des personnes que j’ai en face de moi.
En ce moment, je travaille une pièce avec douze femmes footballeuses, dans le même esprit que Chorus. Il s’agit de retracer l’histoire de groupe de personnes qui ont une pratique commune, qui se connaissent très bien. Je les appréhende en tant que footballeuses, mais aussi comme douze individualités.
Un jour, trois femmes sont venues me voir : elles n’aimaient pas une scène de mêlée au sol, elles avaient l’impression de se rebaisser, cela ne convenait pas, c’était artificiel. J’ai eu envie d’entendre leur parole et envie qu’elles investissent leur mouvement, et j’ai compris que, pour elles, c’était presque un contre-sens par rapport à la place des femmes dans le football. Ce qui n’était pas le cas pour moi ni pour d’autres femmes du groupe. Mais j’ai voulu prendre en compte cette parole. Nous avons donc transformé ce moment.
Mais la question est de savoir comment on aborde, on malaxe, on interroge le mouvement dans la danse, à chaque fois et pour chaque personne. Je pars des individus et de là, je réinterroge l’écriture.
Crédits photo: Mickaël Phelippeau et Alain Monot