La nouvelle exposition consacrée à Dilasser au Musée des Beaux-arts de Brest nous fait entrer dans son processus créatif : le dessin comme point de départ, comme errance de la main jusqu’à ce qu’une forme surgisse, qui lentement se précise, insiste, se répète, se décline en une série que métamorphosera la peinture.
Une nouvelle exposition Dilasser du musée des Beaux-arts de Brest est consacrée à ses dessins. J’allais écrire : est consacrée aux dessins du « peintre ». A tort puisque l’ambition de l’exposition est de révéler une autonomie de l’œuvre dessinée. Mais je n’ai pu m’empêcher de chercher à y retrouver « mon » Dilasser. Je l’ai d’ailleurs retrouvé en partie – amorces de Bateau-feu, études d’Arbres, esquisses de Planètes, croquis de Baigneuses – mais en partie seulement et je ne pouvais réprimer un sentiment de déception. Comment aborder ces feuilles, ces carnets, comment se laisser guider par ce trait hésitant, tremblé, comme maladroit, sans y projeter les peintures que je connaissais déjà ? Comment se laisser envahir sans désirer à toute force reconnaître ce que j’aime ? Heureusement, le texte de Pascal Aumasson, le Conservateur du musée, propose une piste d’interprétation : il ne s’agit pas d’études en vue de la peinture, ni d’esquisses. Ces dessins sont « des fins en soi ».
Une fin en soi. Peut-être… Mais la formule me laisse encore perplexe. Elle conviendrait pour une œuvre qui se tient par elle-même, qui se tient « debout toute seule », dirait Deleuze, mais ce n’est pas vraiment le cas. Ces dessins sont comme en attente d’autres dessins, ces arbres côte à côte se font signe, s’interpellent, ces têtes se multiplient sur la feuille comme par génération spontanée. S’il y a œuvre, elle est bien en devenir, mais un devenir de prolifération, de croissance, de métamorphoses.
Pourtant il y a quelque chose de mystérieux dans le statut de ces dessins. J’accepte l’idée que ce ne sont pas des esquisses. Ce ne sont pas des moyens en vue d’une œuvre qui serait déjà présente à l’esprit de l’artiste. Alors, évidemment, si ce ne sont pas des moyens, ce sont des fins. Sauf si…
Reprenons. Ce que j’aime dans Dilasser, ce sont ses séries. Ses Régentes, évidemment, ses Arbres, toujours, ses Veilleurs, ses Planètes, ses Mains, ses Têtes. Et peut-être est-ce même l’idée de série que j’apprécie avant tout. Je pressens alors qu’il y a quelque chose qui résiste, quelque chose à creuser, un lien entre ces dessins et ses séries.
Mais qu’est-ce qu’une série ? Un ensemble d’œuvres reliées par le même thème ? Voilà qui ne dit pas grand chose. Peut-être pourrions-nous distinguer trois types de séries, quoiqu’il y en ait sûrement beaucoup d’autres. 1) La série qui trouve son ordre dans le sujet représenté – ce sont les cathédrales de Rouen de Monet ou les montagnes Sainte-Victoire de Cézanne – la série ne peut être achevée que si elle épuise tous les aspects possibles du motif. 2) La série qui cherche son ordre dans la composition elle-même – on la trouve chez de nombreux peintres comme Mondrian, Hollan et bien sûr Dilasser. 3) La série parodique qui a pour fonction de désacraliser l’unicité de l’œuvre en la démultipliant – ce sont, par exemple, les boites de soupe Campbell’s d’Andy Warhol. En fait, le premier type se rapproche progressivement du deuxième. Même si Cézanne affirme que ce qui compte « c’est la diversité du tableau de la nature », ses Sainte-Victoire peuvent être appréhendées comme des recherches formelles à la limite de compositions abstraites. C’est encore plus clair avec les nymphéas de Monet où l’enjeu figuratif se perd au profit de la composition. Quant au troisième type sur le mode du pop art, sa finalité paraît plus politique que picturale (même s’il est probable que Warhol s’en défende).
Si on accepte que l’art de la série relève avant tout du deuxième type, quel peut être son sens ?
Revenons à Dilasser. La série des Arbres l’occupe durant plusieurs années. Le motif se répète,« ni tout à fait le même ni tout à fait un autre ». Les couleurs changent comme autant de variations possibles d’une même idée qui insiste, d’une même forme qui hante l’esprit, mais le dessin demeure. Demeure-t-il vraiment, d’ailleurs ? Parce qu’il évolue lui aussi tout en conservant sa forme générale. Et c’est cette forme que le dessin a vu surgir un jour, à force de croquis. « Tout commence en général par des dessins, écrit-il, des dessins que je peux faire des heures durant à partir de rien, simplement j’essaie de laisser ma main libre. Je ne veux rien. J’essaie de découvrir quelque chose que je ne connais pas. Petit à petit, une idée, ou plutôt une forme se dégage. Je tourne autour de cette forme et quelque chose me parle. La forme se précise, s’impose ». Nous voilà ainsi au cœur du processus créatif. En ce sens, le dessin de l’arbre qui surgit n’est pas une œuvre en soi pas plus que ne le sera tel tableau de l’arbre. L’œuvre, c’est la série. Et le dessin trouve sa place dans l’œuvre si on considère qu’il appartient à la genèse de la série. Genèse non préméditée, non pensée, produit du hasard au cours du travail, « découverte, apparition, épiphanie » – je cite Dilasser – fruit de cette « main libre » que l’artiste se plaît à laisser divaguer.
Kant distinguait beauté libre et beauté adhérente. Seule la beauté libre permet un véritable jugement esthétique, un jugement esthétique pur, parce qu’elle ne dépend d’aucun concept, elle ne vise aucune fin. Les dessins de Dilasser sont de telles beautés (il aurait récusé le mot) : des finalités sans fin. Un portrait est une beauté adhérente, un paysage aussi : ils renvoient à une réalité que le spectateur connaît et avec laquelle l’artiste joue.
Un arbre est une beauté adhérente, mais pas un arbre de Dilasser. Sa logique formelle est purement interne. La main l’a dessiné, l’œil en parcourt les lignes comme si elles étaient motivées par une nécessité interne (finalité), mais cette nécessité n’aboutit à aucun concept, à aucune fin qui nous ferait dire : voilà un arbre tel qu’on peut en voir en bord de mer. Quelque chose se tient là qui ne vaut que pour lui-même. Mieux : on passe d’un arbre de Dilasser à un autre, on parcourt une série, on en cherche la raison (au sens quasi mathématique), mais on ne trouve rien. Kant identifie le plaisir esthétique à ce jeu, à cette tension entre la recherche d’une finalité et l’absence de fin assignable. « C’est la forme qui en se construisant génère le sens » suggère Dilasser. Surgissement de la forme qui impose un sens à l’artiste comme une nécessité sans qu’il sache pour autant où le conduise ce sens.
Et pourtant, la série des Régentes paraît contredire cette interprétation. La forme n’est pas libre, elle ne surgit pas au hasard d’une main libérée des injonctions de l’esprit puisqu’il s’agit d’un travail à partir d’un tableau de Frans Hals. Beauté adhérente et non plus beauté libre ? La question est peut-être moins scolaire qu’il ne paraît. La beauté libre ne relève que du simple jeu esthétique, d’un jeu sans enjeu autre que le plaisir éprouvé en parcourant les entrelacs des lignes. Les arbres comme les planètes paraissent bien se rattacher à cet exercice. Mais les Régentes pourraient bien révéler quelque chose de plus profond, de plus intérieur, de plus obsessionnel, voire de plus macabre. Le tableau du maître hollandais n’est pas un simple prétexte. Dilasser semblent comme hanté par les Régentes : étranges guenons déguisées dans ses peintures, triangles fantomatiques dans ses dessins – l’atmosphère artificielle, pesante et empruntée du tableau de Hals est comme conservée dans la série de Dilasser. Quelque chose s’impose qui n’est pas uniquement formel.
Un curieux dessin de deux années antérieures aux Régentes (1993) et intitulé « Malevitch » va dans ce sens. Si on parcourt la feuille à partir du bas, c’est-à-dire en partant du nom du peintre russe, on passe par une suite de reprises de l’autoportrait de 1907 – série de têtes dont la ressemblance s’efface progressivement jusqu’à se transformer, en haut de la feuille, en ces têtes noires de cauchemar, ces terrifiantes têtes de cadavres qui seront plus tard l’objet d’une courte série. La série n’est plus alors ce jeu gratuit de formes libres, elle est comme guidée par une nécessité plus âpre, plus intérieure. Le dessin cherche quelque chose et la série devient alors un lent processus de métamorphose. Pourquoi Malevitch se transforme-t-il en cadavre, je ne sais pas, mais la série n’est plus libre : elle est comme happée par ce devenir tragique qui devient la raison de l’errance de la main.
Nous aurions donc deux sortes de séries : les séries qui, partant du dessin, de l’errance de la main, voient surgir des formes libres devenues vivantes, et jouent des variations gratuites et joyeuses de ces formes de vie – ce sont les Arbres, les Planètes, les Nuages – , et les séries où le dessin se fait recherche, où le trait tremblé et hésitant paraît à la poursuite d’un sens, d’une nécessité, d’une profondeur – séries plus grimaçantes, plus noires, plus tragiques : ce sont les Régentes, les Veilleurs et ces têtes à la semblance de cadavres.
Mais ne nous laissons pas aller à une classification trop simpliste. Dilasser nous en dissuade. Car entre ces deux types de séries, il y a à la fois des ponts et des tensions qui suscitent échanges et métamorphoses. Un dessin peut muter et se muer en autre chose. C’est ainsi que l’apparente tranquillité massive d’un horizon de rochers est née du repos des gisants et que la bonhomie narquoise de Malevitch se fait cadavre. La mort devient vie et la vie devient mort. C’est cette tension qui habite l’œuvre de Dilasser – tantôt proche de la sérénité, tantôt inquiétante – cette tension que le dessin révèle plus encore que la peinture parce qu’il en est la source, le geste primitif, parce qu’il inaugure le processus créatif.
Cette tension que traduit l’hésitation du trait, le tremblement du geste, trouve peut-être sa source dans un vécu intime de la temporalité. Dans ce temps extatique où « le passé, le présent, le futur ne se succèdent pas mais coexistent », dans « ce Paradis où le temps qui passe / n’existerait plus / passé présent futur / succession de la vie / toujours présent tout ensemble / plus de nostalgie du passé : il est là / plus d’appréhension du futur il est là … comme le présent pareil à ces rochers / toujours là à tout instant battus par la mer pareils à la mer montante descendante depuis toujours se renouvelant / toujours pareille. »
Paradoxe de la série : les œuvres se suivent pour mieux dire l’éternité. La création se meut alors sur une pointe de crête : libre gratuité du plaisir du trait qui erre à l’aventure et nécessité d’un sens qui s’obstine, légèreté d’une nature qui s’offre dans la fraîcheur native du dessin et affirmation d’une couleur qui s’impose par son intensité.
Tel est Dilasser. Découvrir ses dessins, c’est entrer dans son atelier, pénétrer l’art de ses séries, au cœur de son processus créatif.
Pour aller plus loin :
Kant, Critique de la faculté de juger, § 16.
Catalogue de l’exposition, Pascal Aumasson et Antoinette Dilasser, Dilasser Dessin, Locus Solus, 2016. (Toutes les citations de Dilasser sont extraites du catalogue).