2017 : levée de boucliers à l’annonce de la sortie – pour septembre – de Barbara d’Amalric. Les lèvres fredonnent, mécontentes, les paroles de « L’Enfant Laboureur »,
Qu’on ne touche jamais aux folies, aux orages
Qui, chez moi, naissent et meurent entre passion et rage
Et que mes grands délires me fassent toujours escorte.
La raison est venue, j’ai demandé qu’elle sorte.
Qu’on ne décide pas de mes joies, de mes larmes.
À chacun son soleil, et à chacun ses drames
Et si le noir, pour moi, est couleur de lumière,
La raison, que m’importe, et qu’elle aille en enfer.
Mais comment voulez-vous, qu’un enfant laboureur,
Si on lui prend sa terre, fasse pousser ses fleurs,
Ses fleurs ?
Que jamais on n’écoute, derrière mes volets,
Pour voler mon piano, pour voler mes secrets.
Mes secrets sont pour vous, mon piano vous les porte
Mais quand la rumeur passe, je referme ma porte.
[…]
Mais comment voulez-vous!
qu’un grand Pierrot de Lune
Écrive des chansons, si on lui prend sa plume,
Sa plume ?[1]
excédées par la production d’œuvres à visée mercantile surfant sur l’aubaine d’une disparition d’il y a vingt années déjà – Bruel, Delahousse et coffret annoncé de 22 disques à déposer sous les guirlandes du prochain sapin – « Les ra les ra les rapaces » …[2]
Puis la colère de céder la place au doute. Tout de même, c’est Amalric ; tout de même, c’est Balibar. Il n’est qu’à contempler l’affiche. « C’est cadeau pour offrande »[3] de la revoir. Mais qui est-ce donc au juste, Barbara ? Balibar ?
Et où mène cet entrecroisement de noms ? Trois fois sept lettres,
BALIBAR
BARBARA
AMALRIC.
Au cœur d’un anti-biopic.
Mais c’est quoi, au juste, un anti-biopic ?
Ce serait l’histoire de Barbara. Après tout, sa voix débute le film,
Bon faites-la cette chanson-là. C’est, si tu veux, je voudrais moi, c’est une chanson qui s’appellera « Chanson pour une absente » ou « Le 6 novembre ». Enfin cela, je ne sais pas encore. Je voulais faire une chose qui est absolument sans texte. Enfin, il y a un texte, bon, je n’arrive pas à écrire. Et ce que je voudrais, bon, disons que c’est Paris, c’est un matin, c’est un matin de novembre, c’est un matin qui n’est pas encore froid, de novembre, c’est encore ensoleillé mais c’est quand même frileux. Et c’est un matin de novembre avec un temps de mars en fait, de giboulées de mars, oui, il pleut. Il y a un petit soleil comme ça, une petite pluie et c’est dans Paris. C’est une marche très lente, une traversée de Paris, c’est noir, c’est comme une longue, une file, une grappe comme ça qui…, tu vois, lourde de gens, pas de gens enfin tu vois, bon. Et ça s’écoule comme cela très lentement. Enfin, c’est sombre quand même ça, tu vois. Et je voyais une chose qui ferait comme ça. Tu vois, à la fois comme une, je ne sais pas, comme une espèce de lente prière. Tu vois… même avec des chœurs[4]
et son visage le clôt – une image d’archives nous la dévoile en route pour Mogador via Pantin.
Plus que de le débuter, sa voix ponctue le film – « Je ne sais pas dire », « La petite fille et le père noël », « Attendez que ma joie revienne », « Du bout des lèvres », « Göttingen », « Une petite cantate », « Les Amours incestueuses », « Nantes », « Ô mes théâtres », « Dis, quand reviendras-tu ? », « L’Aigle noir », « Chapeau bas », « Ma plus belle histoire d’amour », « Perlimpinpin », etc. – au rythme des apparitions, nombreuses mais fugaces, de son visage capté par les caméras d’époque, pour nous ici dévoilé.
Il y a les objets – piano noir, costumes et plumes, rocking-chair. Les lieux – Précy, le Châtelet, l’Écluse, l’hôtel du centre, en Belgique, où affamée, elle n’eut pas le courage d’arpenter les trottoirs en jupe courte vêtue. Il y a les amis, Depardieu, Michel Tournier. Les amours d’une nuit. Les engagements gardés secrets : concerts délivrés dans les prisons pour femmes, visites dans les hôpitaux à l’heure où le sida fait ravages, « Sid’amour à mort ». Le chef-d’œuvre inconnu signé Brel, nous murmurons, Frantz. Il y a les excès. La beauté singulière. Les briards. L’attention portée aux autres : gants offerts aux techniciens lumière afin qu’ils ne se brûlent pas les doigts.
Ce serait l’histoire d’un ravissement. Ravi, le réalisateur joué par Amalric, que son entrevue avec la longue dame brune, au Châtelet, en 93, condamne son présent à n’être que passé, personnage tout autant abîmé par cette rencontre que par son absence répétée. Le premier mot adressé, à la fin du tournage de la première scène, à Brigitte – comédienne recrutée pour interpréter sa Barbara, entendons-nous, Jeanne Balibar – donne le ton : « Barbara… » Ravissement lisible dans le mélange d’une fiction qu’il tourne pourtant – Brigitte interprétant sur scène « Les amours incestueuses » – et de la réalité : au grand dam de son équipe technique, Amalric rejoint les figurants de la salle de spectacle, arrache au passage une rose rouge à l’un d’entre eux et écoute, énamouré, les paroles de sa Brigitte de Barbara. Épisode prolongé par d’autres : tentative d’obtention d’un autographe de Barbara-Brigitte à la fin d’un rush, visite nocturne à Brigitte-Barbara – « je vous ai apporté des bonbons » lui dit-il –, se rêvant nouveau Léon, la rêvant nouvelle Léonie. Le tout contenu dans ce bref échange : à la question de Brigitte, « Vous faites un film sur Barbara ou vous faites un film sur vous ? »
Amalric de répondre, « C’est la même chose ».
Ce serait l’histoire de la création.
Celle de Barbara d’abord. Rencontre entre Michel Tournier – proche de la chanteuse, interprété par Pierre Michon – et Amalric le comédien-réalisateur. Et l’aîné d’expliciter au cadet la démarche de l’artiste : un éclat de voix posé sur des mots forgés depuis la glaise, « c’est comme creuser la terre […] c’est une violence sauvage », confie-t-il. Et les paroles de « Soleil noir » de revenir en mémoire : « la terre s’est ouverte ». Elle s’ouvre d’ailleurs dès les prémices du film – le spectateur assiste aux balbutiements de « Chanson pour une absente » –, s’ouvre un peu plus encore au fur et à mesure que se déroule l’anti-biopic : la première scène de tournage du film Barbara, incarnée par Brigitte, nous dévoile la création d’une chanson.
Celle du réalisateur ensuite. La mise en abîme du cinéma – le comédien Amalric interprète le personnage du réalisateur du film Barbara – dans le cinéma – Amalric est le réalisateur du film que, nous spectateurs, découvrons – invite à entamer une réflexion sur l’acte de création. Axe de lecture particulièrement exploité dans la mesure où nous assistons au remaniement fréquent d’un scénario qui n’en finit pas de se fixer (approche d’une nomade oblige), où nous sommes mis en présence des expédients nécessaires au tournage : équipe de techniciens, décors, séances de maquillage, caméras et camions.
Celle de l’actrice Brigitte enfin qui s’astreint à répéter sans cesse paroles, gestes, postures et allure afin d’interpréter au mieux son personnage, égrenant les documents d’époque projetés sur les murs de son appartement. De cette volonté de mimésis naissent quelques scènes cocasses : pas de danse improvisés au cœur de son salon, réveil nocturne et en sursaut afin de mesurer, comme il en était coutume chez la chanteuse, la hauteur singulière du tabouret de piano.
Ce serait l’histoire d’un rapt.
Celui de Brigitte, du comédien-réalisateur Amalric, de Jeanne Balibar, d’Amalric et du spectateur, tous ensemble happés par Barbara, grâce à Barbara, à la performance – impressionnante – de Jeanne Balibar et à Amalric, tous trois artisans d’un vertige dans lequel nous plongeons sans retenue.
Un anti biopic, c’est tout cela à la fois. Une chanson pour une absente.
Notes
[1] Barbara, « L’Enfant laboureur ».
[2] Barbara, « Les Rapaces ». L’hommage musical de Depardieu est un vibrant hommage. L’exposition à venir à la Philharmonie de Paris sera à n’en pas douter de qualité. Quant au duo Tharaud / Binoche… l’avenir le dira.
[3] Barbara, « Sables Mouvants ».
[4] Barbara, « Chanson pour une absente ».