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Lorsqu’il imagine le paradis des vibrations colorées de la suite de lithographies Daphnis et Chloé, au début des années 1960, Marc Chagall réside alors sur l’île grecque de Poros.

À redécouvrir cette œuvre qu’on ne lit pas, ou plus, bien qu’elle inspirât nombre d’auteurs (écrivains, dessinateurs, peintres, dramaturges, musiciens) depuis sa création aux alentours des premiers siècles chrétiens, on comprend la fascination de Chagall pour la description par le mystérieux Longus des amours de deux adolescents ne connaissant pas le péché originel, découvrant peu à peu avec la plus touchante naïveté les plaisirs de la rencontre des âmes et des corps.

La sensation d’intense bonheur éprouvée devant des lithographies où les couleurs éclatent de présence souveraine procède de la part du peintre russe installé en France d’un savoir concernant le temps : l’âge d’or ne correspond pas à tel ou tel moment mythifié du passé, mais au présent vécu pleinement, ici et maintenant, dans l’ouverture des cinq sens à la fois, à la faveur de l’union charnelle, quand elle est accomplie dans la douce chaleur d’un amour sans ombre.

« Roman érotique » situé dans un cadre pastoral, Daphnis et Chloé, chef d’œuvre de la littérature grecque païenne, rappelle aux Romains qui le lisent ou l’écoutent la puissance de beauté d’une culture sachant allier avec une simplicité chargée d’humour les grâces et surprises de l’humaine condition à celles de la nature envisagée, non comme territoire des barbares, mais comme lieu de jouvence et d’innocence fondamentale.

Aline Tallet-Bonvalot, traductrice et préfacière dans l’édition Garnier Flammarion du roman de Longus, résume habilement l’histoire codifiée des jeunes amants, le roman grec étant un genre en soi : « Deux jeunes gens de bonne famille, mais qui ignorent parfois leur origine, tombent éperdument amoureux l’un de l’autre, et sont presque aussitôt séparés par le destin. Ils vivent de tragiques aventures, sont exposés à toutes sortes de dangers, risquant, pour les jeunes filles, de perdre leur virginité avant le mariage, ou encore menacés par la tentation de l’adultère s’ils ont eu le temps de se marier : enlèvements, attaques de pirates, ventes en esclavage se succèdent à un rythme endiablé. Les héros sortent miraculeusement vainqueurs de ces épreuves et sont enfin réunis un beau jour après de longues errances ; on célèbre alors des noces magnifiques, ou de festives retrouvailles. »

L’incipit de Daphnis et Chloé place d’emblée l’œuvre sous la dépendance de la peinture, mettant en scène un narrateur - s’exprimant à la première personne - découvrant « dans un bosquet consacré aux Nymphes » le spectacle éblouissant d’un tableau représentant des scènes charmantes et effrayantes, qu’il se chargera, après qu’un guide les lui a patiemment expliquées, de dépeindre à son tour par écrit, en quatre livres.  

Dans ce récit rythmé par les saisons, où les dieux Pan et Eros conjuguent leurs forces surnaturelles, la nudité produit des coups de foudre, qu’accompagnent des baisers de plus en plus savants – une syrinx échangée joue un temps le rôle d’objet transitionnel – à mesure que progresse une action construite comme un long agacement des sens du lecteur, la jouissance très attendue des amants étant l’un des enjeux du texte.    

Initié aux gestes de l’amour par Lycénion – passage qui scandalisa les prudes – le berger Daphnis n’a pas la virilité attendue des grands séducteurs, ce qui le rend d’autant plus émouvant dans l’approche tout à la fois prudente et fervente de sa bien-aimée.

Et voici quelques scènes, comme autant de tableaux ayant très certainement touché au vif la sensibilité de Chagall :

Pan jouant de la syrinx assis sur un rocher, alors que les Satyres piétinent le raisin, et que les Bacchantes dansent.

Un petit garçon nouveau-né nourri par une chèvre.

Un chœur de Nymphes dansant dans une grotte.

Deux adolescents partageant une syrinx comme on se donne un baiser.

Chloé défaisant l’écharpe de tissu qu’elle porte autour de la poitrine pour la donner au bouvier brûlant alors d’amour et de désir pour elle.

Daphnis, chevelure sombre et abondante, le corps noir de soleil, se lavant nu tout le corps devant Chloé.

Chloé se lavant à son tour, nue, devant Daphnis.

La bouche rose, au goût de miel, de Chloé.

Une cigale tombée dans le creux de la tunique de la belle amoureuse.

Le prétendant Dorcon mourant, tailladé par les pirates, auprès de ses vaches paisibles.

Daphnis coupant sur les vignes les grappes les plus basses.

Un enfant plus vieux que Chronos jetant des baies de myrte sur un vieillard réclamant un baiser.

Daphnis, attaché, les mains derrière le dos, avec une laisse de chien.

Une chèvre couronnée de lierre, du lait coulant entre ses cornes, juste avant le sacrifice.

Tant d’autres.

Conseil d’un vieillard (II, 7) à propos du mal d’amour : « Il n’y a qu’une chose à faire : se donner des baisers, s’étreindre et coucher nus ensemble. »

Ou : « Une génisse piquée par un taon ne souffre pas de pareils tourments. » 

Longus, Daphnis et Chloé, traduction et édition Aline Tallet-Bonvalet, GF-Flammarion, 1995, 188p

Visuel en une de cet article : Marc Chagall, Daphnis et Chloe (La Saison d'ete), 1961_ Bouquinerie de l'Institut © CHAGALL © Adagp, Paris 2016

 

Vous pouvez me lire aussi en consultant le blog L'Intervalle http://fabienribery.wordpress.com

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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